Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sur des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les variations se succédaient à l’infini, la planète s’éclairait peu à peu, des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j’avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux.
Qui donc avait fait ce miracle ? Une déesse rayonnante guidait dans ces nouveaux avatars l’évolution rapide des humains. Il s’établit alors une distinction de races qui, partant de l’ordre des oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles : c’étaient les Dives, les Péris, les Ondins et les Salamandres ; chaque fois qu’un de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux. — Cependant, l’un des Éloïm eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments de la terre, et qu’on appela les Afrites. — Ce fut le signal d’une révolution complète parmi les Esprits qui ne voulurent pas reconnaître les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe. Trois des Éloïm avec les Esprits de leurs races furent enfin relégués au midi de la terre, où ils fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté les secrets de la divine cabale qui lie les mondes, et prenaient leur force dans l’adoration de certains astres auxquels ils correspondent toujours. Ces nécromants, bannis aux confins de la terre, s’étaient entendus pour se transmettre la puissance. Entouré de femmes et d’esclaves, chacun de leurs souverains s’était assuré de pouvoir renaître sous la forme d’un de ses enfants. Leur vie était de mille ans. De puissants cabalistes les enfermaient, à l’approche de leur mort, dans des sépulcres bien gardés où ils les nourrissaient d’élixirs et de substances conservatrices. Longtemps encore ils gardaient les apparences de la vie : puis semblables à la chrysalide qui file son cocon, ils s’endormaient quarante jours pour renaître sous la forme d’un jeune enfant qu’on appelait plus tard à l’empire.
Cependant les forces vivifiantes de la terre s’épuisaient à nourrir ces familles, dont le sang toujours le même inondait des rejetons nouveaux. Dans de vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors des races passées et certains talismans qui les protégeaient contre la colère des dieux.
C’est dans le centre de l’Afrique, au-delà des montagnes de la Lune et de l’antique Éthiopie, qu’avaient lieu ces étranges mystères : longtemps j’y avais gémi dans la captivité, ainsi qu’une partie de la race humaine. Les bocages que j’avais vus si verts ne portaient plus que de pâles fleurs et des feuillages flétris ; un soleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles enfants de ces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante et monotone, réglée par l’étiquette et les cérémonies hiératiques, pesait à tous sans que personne osât s’y soustraire. Les vieillards languissaient sous le poids de leurs couronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins et des prêtres, dont le savoir leur garantissait l’immortalité. Quant au peuple, à tout jamais engrené dans les divisions des castes, il ne pouvait compter ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sources taries, on voyait sur l’herbe brûlée se flétrir des enfants et des jeunes femmes énervés et sans couleur. La splendeur des chambres royales, la majesté des portiques, l’éclat des vêtements et des parures, n’étaient qu’une faible consolation aux ennuis éternels de ces solitudes.
Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêtes et les plantes moururent et les immortels eux-mêmes dépérissaient sous leurs habits pompeux. — Un fléau plus grand que les autres vint tout à coup rajeunir et sauver le monde. La constellation d’Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux ; la terre, trop chargée par les glaces du pôle opposé, fit un demi-tour sur elle-même, et les mers, surmontant leurs rivages, refluèrent sur les plateaux de l’Afrique et de l’Asie ; l’inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portant l’espoir d’une création nouvelle.
Trois des Éloïm s’étaient réfugiés sur la cime la plus haute des montagnes d’Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici, ma mémoire se trouble et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême. Seulement, je vois encore, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux… Fut-elle sauvée ? Je l’ignore. Les dieux, ses frères, l’avaient condamnée ; mais au-dessus de sa tête brillait l’Étoile du soir qui versait sur son front des rayons enflammés.
L’hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieusement pour consacrer l’accord des races nouvelles. Et, pendant que les fils de Noé travaillaient péniblement aux rayons d’un soleil nouveau, les nécromants, blottis dans leurs demeures souterraines, y gardaient toujours leurs trésors et se complaisaient dans le silence et dans la nuit. Parfois ils sortaient timidement de leurs asiles et venaient effrayer les vivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes de leurs sciences.
Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague intuition du passé : je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races maudites. Partout mourait, pleurait, languissait l’image souffrante de la Mère éternelle. À travers les vagues civilisations de l’Asie et de l’Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène sanglante d’orgie et de carnage que les mêmes esprits reproduisaient sous des formes nouvelles.
La dernière se passait à Grenade, où le talisman sacré s’écroulait sous les coups ennemis des chrétiens et des Maures. Combien d’années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il faut que la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle sous d’autres cieux ! Ce sont les tronçons divisés du serpent qui entoure la terre… Séparés par le fer, ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes.
Gérard de Nerval
dimanche 12 décembre 2010
Nerval - Aurélia VII
Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte.
Je n’eus d’abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l’état de mon esprit, je ne ressentis qu’un vague chagrin mêlé d’espoir. Je croyais moi-même n’avoir que peu de temps à vivre, et j’étais désormais assuré de l’existence d’un monde où les cœurs aimants se retrouvent. D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie… Égoïste pensée que ma raison devait payer plus tard par d’amers regrets.
Je ne voudrais pas abuser des pressentiments ; le hasard fait d’étranges choses ; mais je fus alors préoccupé d’un souvenir de notre union trop rapide. Je lui avais donné une bague d’un travail ancien dont le chaton était formé d’une opale taillée en cœur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt, j’avais eu l’idée fatale de la faire couper pour en diminuer l’anneau ; je ne compris ma faute qu’en entendant le bruit de la scie. Il me sembla voir couler du sang…
Les soins de l’art m’avaient rendu à la santé sans avoir encore ramené dans mon esprit le cours régulier de la raison humaine. La maison où je me trouvais, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours de calme.
Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s’étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. — Je voulus fixer davantage mes pensées favorites et, à l’aide de charbons et de morceaux de brique que je ramassais, je couvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres : c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. — Que de fois j’ai rêvé devant cette chère idole ! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j’aimais ; tous les matins, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l’image.
On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’études et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. Je ne m’arrêtais pas aux traditions modernes de la création. Ma pensée remontait au-delà : j’entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans. J’avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée, et de représenter à l’entour les sept premiers Éloïm qui s’étaient partagé le monde.
Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. — Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; — les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.
Gérard de Nerval
Je n’eus d’abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l’état de mon esprit, je ne ressentis qu’un vague chagrin mêlé d’espoir. Je croyais moi-même n’avoir que peu de temps à vivre, et j’étais désormais assuré de l’existence d’un monde où les cœurs aimants se retrouvent. D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie… Égoïste pensée que ma raison devait payer plus tard par d’amers regrets.
Je ne voudrais pas abuser des pressentiments ; le hasard fait d’étranges choses ; mais je fus alors préoccupé d’un souvenir de notre union trop rapide. Je lui avais donné une bague d’un travail ancien dont le chaton était formé d’une opale taillée en cœur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt, j’avais eu l’idée fatale de la faire couper pour en diminuer l’anneau ; je ne compris ma faute qu’en entendant le bruit de la scie. Il me sembla voir couler du sang…
Les soins de l’art m’avaient rendu à la santé sans avoir encore ramené dans mon esprit le cours régulier de la raison humaine. La maison où je me trouvais, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours de calme.
Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s’étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. — Je voulus fixer davantage mes pensées favorites et, à l’aide de charbons et de morceaux de brique que je ramassais, je couvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres : c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. — Que de fois j’ai rêvé devant cette chère idole ! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j’aimais ; tous les matins, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l’image.
On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’études et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. Je ne m’arrêtais pas aux traditions modernes de la création. Ma pensée remontait au-delà : j’entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans. J’avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée, et de représenter à l’entour les sept premiers Éloïm qui s’étaient partagé le monde.
Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. — Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; — les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.
Gérard de Nerval
Neval - Aurélia VI
Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je me trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. Elle semblait s’être agrandie seulement. Les vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps. Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d’une lampe, et à tout moment quelque chose de l’une passait dans l’autre ; le sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes familiers, s’échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie, et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté complète.
La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance, et je ne sais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l’aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l’une d’elles se leva et se dirigea vers le jardin.
Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treillis croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. Elle en sortit enfin, et nous nous trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à peine la trace d’anciennes allées qui l’avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis longues années, et des plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d’aristoloche, étendaient entre des arbres d’une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient jusqu’à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d’herbes parasites s’épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l’état sauvage.
De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le temps. J’aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d’eau dormante à demi voilée des larges feuilles du nénuphar.
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! »
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait ; mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient : « L’Univers est dans la nuit ! »
Gérard de Nerval
La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance, et je ne sais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l’aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l’une d’elles se leva et se dirigea vers le jardin.
Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treillis croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. Elle en sortit enfin, et nous nous trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à peine la trace d’anciennes allées qui l’avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis longues années, et des plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d’aristoloche, étendaient entre des arbres d’une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient jusqu’à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d’herbes parasites s’épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l’état sauvage.
De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le temps. J’aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d’eau dormante à demi voilée des larges feuilles du nénuphar.
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! »
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait ; mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient : « L’Univers est dans la nuit ! »
Gérard de Nerval
Nerval - Aurélia V
Tout changeait de forme autour de moi. L’esprit avec qui je m’entretenais n’avait plus le même aspect. C’était un jeune homme qui désormais recevait plutôt de moi les idées qu’il ne me les communiquait… Étais-je allé trop loin dans ces hauteurs qui donnent le vertige ? Il me sembla comprendre que ces questions étaient obscures ou dangereuses, même pour les esprits du monde que je percevais alors… Peut-être aussi un pouvoir supérieur m’interdisait-il ces recherches. Je me vis errant dans les rues d’une cité très populeuse et inconnue. Je remarquai qu’elle était bossuée de collines et dominée par un mont tout couvert d’habitations. À travers le peuple de cette capitale, je distinguais certains hommes qui paraissaient appartenir à une nation particulière ; leur air vif, résolu, l’accent énergique de leurs traits, me faisaient songer aux races indépendantes et guerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées par les étrangers ; toutefois c’est au milieu d’une grande ville et d’une population mélangée et banale qu’ils savaient maintenir ainsi leur individualité farouche. Qu’étaient donc ces hommes ? Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les bruits divers de l’industrie. Nous montâmes encore par de longues séries d’escaliers, au-delà desquels la vue se découvrit. Çà et là, des terrasses revêtues de treillages, des jardinets ménagés sur quelques espaces aplatis, des toits, des pavillons légèrement construits, peints et sculptés avec une capricieuse patience : des perspectives reliées par de longues traînées de verdures grimpantes séduisaient l’œil et plaisaient à l’esprit comme l’aspect d’une oasis délicieuse, d’une solitude ignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits d’en bas, qui là n’étaient plus que murmure. On a souvent parlé de nations proscrites, vivant dans l’ombre des nécropoles et des catacombes ; c’était ici le contraire sans doute. Une race heureuse s’était créé cette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l’air pur et de la clarté. — Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cette montagne qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtemps ils ont vécu simples de mœurs, aimants et justes, conservant les vertus naturelles des premiers jours du monde. Le peuple environnant les honorait et se modelait sur eux. »
Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans des couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière. Je me trouvai enfin dans une vaste chambre où je vis un vieillard travaillant devant une table à je ne sais quel ouvrage d’industrie. — Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d’une arme qu’il tenait à la main ; mais celui qui m’accompagnait lui fit signe de s’éloigner. Il semblait qu’on eût voulu m’empêcher de pénétrer dans le mystère de ces retraites. Sans rien demander à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de races nouvelles, ils vivaient là, simples de mœurs, aimants et justes, adroits, fermes et ingénieux, — et pacifiquement vainqueurs des masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. Eh quoi ! ni corrompus, ni détruits, ni esclaves ; purs, quoique ayant vaincu l’ignorance ; conservant dans l’aisance les vertus de la pauvreté. — Un enfant s’amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d’une étude. Une femme âgée, mais belle encore, s’occupait du soin du ménage. En ce moment, plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs travaux. Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis de la chambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre. Là se promenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants. Leurs vêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils étaient agrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse.
Je ne puis rendre le sentiment que j’éprouvai de ces êtres charmants qui m’étaient chers sans que je les connusse. C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses ; ces beaux visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire…
Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j’ai gardé le souvenir. L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’événements logiques. J’aimais davantage ceux de mes amis qui, par une patiente complaisance ou par suite d’idées analogues aux miennes, me faisaient faire de longs récits des choses que j’avais vues en esprit. L’un d’eux me dit en pleurant : « N’est-ce pas que c’est vrai qu’il y a un Dieu ? — Oui ! » lui dis-je avec enthousiasme.
Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patrie mystique que j’avais entrevue. — Quel bonheur je trouvai d’abord dans cette conviction ! Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie.
Gérard de Nerval
Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans des couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière. Je me trouvai enfin dans une vaste chambre où je vis un vieillard travaillant devant une table à je ne sais quel ouvrage d’industrie. — Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d’une arme qu’il tenait à la main ; mais celui qui m’accompagnait lui fit signe de s’éloigner. Il semblait qu’on eût voulu m’empêcher de pénétrer dans le mystère de ces retraites. Sans rien demander à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de races nouvelles, ils vivaient là, simples de mœurs, aimants et justes, adroits, fermes et ingénieux, — et pacifiquement vainqueurs des masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. Eh quoi ! ni corrompus, ni détruits, ni esclaves ; purs, quoique ayant vaincu l’ignorance ; conservant dans l’aisance les vertus de la pauvreté. — Un enfant s’amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d’une étude. Une femme âgée, mais belle encore, s’occupait du soin du ménage. En ce moment, plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs travaux. Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis de la chambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre. Là se promenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants. Leurs vêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils étaient agrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse.
Je ne puis rendre le sentiment que j’éprouvai de ces êtres charmants qui m’étaient chers sans que je les connusse. C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses ; ces beaux visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire…
Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j’ai gardé le souvenir. L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’événements logiques. J’aimais davantage ceux de mes amis qui, par une patiente complaisance ou par suite d’idées analogues aux miennes, me faisaient faire de longs récits des choses que j’avais vues en esprit. L’un d’eux me dit en pleurant : « N’est-ce pas que c’est vrai qu’il y a un Dieu ? — Oui ! » lui dis-je avec enthousiasme.
Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patrie mystique que j’avais entrevue. — Quel bonheur je trouvai d’abord dans cette conviction ! Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie.
Gérard de Nerval
Nerval - Aurélia IV
Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s’ébauchait dans l’ombre. J’entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là ; l’un deux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j’appelai Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis l’enfance, me dit : « N’allez-vous pas vous mettre au lit ? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper. » Je m’étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m’étonnais pas plus de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté d’un siècle en arrière. L’oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément, et me dit : « Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire son portrait d’avance… maintenant, elle est avec nous. » Je portai les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien à l’allemande, penchée sur le bord du fleuve et les yeux attirés vers une touffe de myosotis. — Cependant la nuit s’épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent ; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis un vieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même qui m’avait parlé par la voix de l’oiseau, et, soit qu’il me parlât, soit que je le comprisse en moi-même, il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et qu’ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence.
Le vieillard quitta son travail et m’accompagna jusqu’à une maison qui s’élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui d’un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes : le champ entouré de bosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de bruyères, — image rajeunie des lieux que j’avais aimés. Seulement, la maison où j’entrai ne m’était point connue. Je compris qu’elle avait existé dans je ne sais quel temps, et qu’en ce monde que je visitais alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.
J’entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dans d’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m’embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. — C’était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.
— Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… J’étais bien fatigué de la vie !
– Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d’en haut et tu as à supporter de rudes années d’épreuves. Le séjour qui t’enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées : nous sommes les rayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli…
— Eh quoi ! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis par le néant ?
— Le néant, dit-il, n’existe pas dans le sens qu’on l’entend ; mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.
Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs.
— Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.
— C’est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine, et, par extension, sept fois sept, et davantage [1].
Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même est restée très obscure. La métaphysique ne me fournit pas de termes pour la perception qui me vint alors du rapport de ce nombre de personnes avec l’harmonie générale. On conçoit bien dans le père et la mère l’analogie des forces électriques de la nature ; mais comment établir les centres individuels émanés d’eux, — dont ils émanent, comme une figure animique collective, dont la combinaison serait à la fois multiple et bornée ? Autant vaudrait demander compte à la fleur du nombre de ses pétales ou des divisions de sa corolle…, au sol des figures qu’il trace, au soleil des couleurs qu’il produit.
Gérard de Nerval
1. Sept était le nombre de la famille de Noé ; mais l’un des sept se rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Éloïm !…
… L’imagination, comme un éclair, me présenta les dieux multiples de l’Inde comme des images de la famille pour ainsi dire primitivement concentrée. Je frémis d’aller plus loin, car dans la Trinité réside encore un mystère redoutable… Nous sommes nés sous la loi biblique…
Le vieillard quitta son travail et m’accompagna jusqu’à une maison qui s’élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui d’un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes : le champ entouré de bosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de bruyères, — image rajeunie des lieux que j’avais aimés. Seulement, la maison où j’entrai ne m’était point connue. Je compris qu’elle avait existé dans je ne sais quel temps, et qu’en ce monde que je visitais alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.
J’entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dans d’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m’embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. — C’était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.
— Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… J’étais bien fatigué de la vie !
– Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d’en haut et tu as à supporter de rudes années d’épreuves. Le séjour qui t’enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées : nous sommes les rayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli…
— Eh quoi ! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis par le néant ?
— Le néant, dit-il, n’existe pas dans le sens qu’on l’entend ; mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.
Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs.
— Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.
— C’est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine, et, par extension, sept fois sept, et davantage [1].
Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même est restée très obscure. La métaphysique ne me fournit pas de termes pour la perception qui me vint alors du rapport de ce nombre de personnes avec l’harmonie générale. On conçoit bien dans le père et la mère l’analogie des forces électriques de la nature ; mais comment établir les centres individuels émanés d’eux, — dont ils émanent, comme une figure animique collective, dont la combinaison serait à la fois multiple et bornée ? Autant vaudrait demander compte à la fleur du nombre de ses pétales ou des divisions de sa corolle…, au sol des figures qu’il trace, au soleil des couleurs qu’il produit.
Gérard de Nerval
1. Sept était le nombre de la famille de Noé ; mais l’un des sept se rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Éloïm !…
… L’imagination, comme un éclair, me présenta les dieux multiples de l’Inde comme des images de la famille pour ainsi dire primitivement concentrée. Je frémis d’aller plus loin, car dans la Trinité réside encore un mystère redoutable… Nous sommes nés sous la loi biblique…
Nerval - Aurélia III
Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, — et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle l’illusion, selon la raison humaine…
Cette idée m’est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s’incarnait tout à coup en la forme d’une personne ordinaire, et agissait ou tentait d’agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir.
Mon ami m’avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. Alors, je sentis un frisson ; le regret de la terre et de ceux que j’y aimais me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui, qu’il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m’entourait : — j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand, — et que, tout inondé de forces électriques, j’allais renverser tout ce qui m’approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m’avaient recueilli.
Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives… Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l’Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d’avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j’allais quitter… D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps ; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait, et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin insaisissable dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie.
Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j’entendais que les soldats s’entretenaient d’un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, — distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j’eus l’idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. — Je fermai les yeux et j’entrai dans un état d’esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m’entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s’ouvrit et quelqu’un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. — Mais on se trompe ! m’écriais-je, c’est moi qu’ils sont venus chercher et c’est un autre qui sort ! Je fis tant de bruit que l’on me mit au cachot.
J’y restai plusieurs heures dans une sorte d’abrutissement ; enfin, les deux amis que j’avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s’était passé, mais ils nièrent être venus dans la nuit. Je dînai avec eux assez tranquillement ; mais, à mesure que la nuit approchait, il me sembla que j’avais à redouter l’heure même qui, la veille, avait risqué de m’être fatale. Je demandai à l’un d’eux une bague orientale qu’il avait au doigt et que je regardais comme un ancien talisman, et, prenant un foulard, je la nouai autour de mon cou, en ayant soin de tourner le chaton, composé d’une turquoise, sur un point de la nuque où je sentais une douleur. Selon moi, ce point était celui par où l’âme risquerait de sortir au moment où un certain rayon, parti de l’étoile que j’avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard, soit par l’effet de ma forte préoccupation, je tombai comme foudroyé, à la même heure que la veille. On me mit sur un lit, et pendant longtemps je perdis le sens et la liaison des images qui s’offrirent à moi.
Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé. Beaucoup de parents et d’amis me visitèrent sans que j’en eusse la connaissance. La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité.
Gérard de Nerval
Cette idée m’est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s’incarnait tout à coup en la forme d’une personne ordinaire, et agissait ou tentait d’agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir.
Mon ami m’avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. Alors, je sentis un frisson ; le regret de la terre et de ceux que j’y aimais me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui, qu’il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m’entourait : — j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand, — et que, tout inondé de forces électriques, j’allais renverser tout ce qui m’approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m’avaient recueilli.
Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives… Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l’Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d’avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j’allais quitter… D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps ; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait, et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin insaisissable dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie.
Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j’entendais que les soldats s’entretenaient d’un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, — distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j’eus l’idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. — Je fermai les yeux et j’entrai dans un état d’esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m’entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s’ouvrit et quelqu’un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. — Mais on se trompe ! m’écriais-je, c’est moi qu’ils sont venus chercher et c’est un autre qui sort ! Je fis tant de bruit que l’on me mit au cachot.
J’y restai plusieurs heures dans une sorte d’abrutissement ; enfin, les deux amis que j’avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s’était passé, mais ils nièrent être venus dans la nuit. Je dînai avec eux assez tranquillement ; mais, à mesure que la nuit approchait, il me sembla que j’avais à redouter l’heure même qui, la veille, avait risqué de m’être fatale. Je demandai à l’un d’eux une bague orientale qu’il avait au doigt et que je regardais comme un ancien talisman, et, prenant un foulard, je la nouai autour de mon cou, en ayant soin de tourner le chaton, composé d’une turquoise, sur un point de la nuque où je sentais une douleur. Selon moi, ce point était celui par où l’âme risquerait de sortir au moment où un certain rayon, parti de l’étoile que j’avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard, soit par l’effet de ma forte préoccupation, je tombai comme foudroyé, à la même heure que la veille. On me mit sur un lit, et pendant longtemps je perdis le sens et la liaison des images qui s’offrirent à moi.
Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé. Beaucoup de parents et d’amis me visitèrent sans que j’en eusse la connaissance. La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité.
Gérard de Nerval
Nerval - Aurélia II
Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvait la dame que j’aimais toujours sans espoir. Un hasard les fit connaître l’une à l’autre, et la première eut occasion, sans doute, d’attendrir à mon égard celle qui m’avait exilé de son cœur. De sorte qu’un jour me trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir à moi et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le regard profond et triste dont elle accompagna son salut ? J’y crus voir le pardon du passé ; l’accent divin de la pitié donnait aux simples paroles qu’elle m’adressa une valeur inexprimable, comme si quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d’un amour jusque-là profane, et lui imprimait le caractère de l’éternité.
Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je pris aussitôt la résolution de n’y rester que peu de jours et de revenir auprès de mes deux amies. La joie et l’impatience me donnèrent alors une sorte d’étourdissement qui se compliquait du soin des affaires que j’avais à terminer. Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d’une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d’Aurélia. Je me dis : — C’est sa mort ou la mienne qui m’est annoncée ! Mais je ne sais pourquoi j’en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.
Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. — J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l’étude, d’autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m’arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. — Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J’y pris part quelque temps, puis j’en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d’hôtellerie aux escaliers immenses, pleins de voyageurs affairés.
Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d’un spectacle étrange. Un être d’une grandeur démesurée, — homme ou femme, je ne sais, — voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d’haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d’une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie d’Albrecht Dürer. — Je ne pus m’empêcher de pousser des cris d’effroi, qui me réveillèrent en sursaut.
Le jour suivant, je me hâtai d’aller voir tous mes amis. Je leur faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui m’occupait l’esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets mystiques ; je les étonnais par une éloquence particulière, il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes.
Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d’un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres. L’un d’eux, nommé Paul **, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas. « Où vas-tu ? me dit-il. — Vers l’Orient. » Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire changer de place ; il grandissait à mes yeux et prenait les traits d’un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s’élever et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine : — sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique. — Non ! disais-je, je n’appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leur appartient, et c’est là que nous devons nous retrouver !
Gérard de Nerval
Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je pris aussitôt la résolution de n’y rester que peu de jours et de revenir auprès de mes deux amies. La joie et l’impatience me donnèrent alors une sorte d’étourdissement qui se compliquait du soin des affaires que j’avais à terminer. Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d’une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d’Aurélia. Je me dis : — C’est sa mort ou la mienne qui m’est annoncée ! Mais je ne sais pourquoi j’en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.
Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. — J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l’étude, d’autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m’arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. — Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J’y pris part quelque temps, puis j’en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d’hôtellerie aux escaliers immenses, pleins de voyageurs affairés.
Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d’un spectacle étrange. Un être d’une grandeur démesurée, — homme ou femme, je ne sais, — voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d’haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d’une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie d’Albrecht Dürer. — Je ne pus m’empêcher de pousser des cris d’effroi, qui me réveillèrent en sursaut.
Le jour suivant, je me hâtai d’aller voir tous mes amis. Je leur faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui m’occupait l’esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets mystiques ; je les étonnais par une éloquence particulière, il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes.
Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d’un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres. L’un d’eux, nommé Paul **, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas. « Où vas-tu ? me dit-il. — Vers l’Orient. » Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire changer de place ; il grandissait à mes yeux et prenait les traits d’un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s’élever et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine : — sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique. — Non ! disais-je, je n’appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leur appartient, et c’est là que nous devons nous retrouver !
Gérard de Nerval
Nerval - Aurélia I
Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.
Swedenberg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; l’Ane d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?…
Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première.
Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : — je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivrements vulgaires ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice : j’aimais surtout les costumes et les mœurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal ; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment pour nous autres Français. — Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures : j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle… — Passons à d’autres intrigues et celle-là sera vite oubliée. — L’étourdissement d’un joyeux carnaval dans une ville d’Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J’étais si heureux du soulagement que j’éprouvais, que je faisais part de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, je leur donnais pour l’état constant de mon esprit ce qui n’était que surexcitation fiévreuse.
Un jour, arriva dans la ville une femme d’une grande renommée qui me prit en amitié, et qui, habituée à plaire et à éblouir, m’entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d’un charme dont tous éprouvaient l’atteinte, je me sentis épris d’elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J’étais si heureux de sentir mon cœur capable d’un amour nouveau !… J’empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m’avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j’aurais voulu la retenir, et j’allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs.
Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille. La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J’avais franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments qu’on peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m’avoua que je l’étonnais tout en la rendant fière. J’essayai de la convaincre ; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m’étais trompé moi-même en l’abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de vaines protestations de tendresse.
Gérard de Nerval
Swedenberg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; l’Ane d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?…
Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première.
Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : — je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivrements vulgaires ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice : j’aimais surtout les costumes et les mœurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal ; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment pour nous autres Français. — Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures : j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle… — Passons à d’autres intrigues et celle-là sera vite oubliée. — L’étourdissement d’un joyeux carnaval dans une ville d’Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J’étais si heureux du soulagement que j’éprouvais, que je faisais part de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, je leur donnais pour l’état constant de mon esprit ce qui n’était que surexcitation fiévreuse.
Un jour, arriva dans la ville une femme d’une grande renommée qui me prit en amitié, et qui, habituée à plaire et à éblouir, m’entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d’un charme dont tous éprouvaient l’atteinte, je me sentis épris d’elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J’étais si heureux de sentir mon cœur capable d’un amour nouveau !… J’empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m’avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j’aurais voulu la retenir, et j’allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs.
Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille. La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J’avais franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments qu’on peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m’avoua que je l’étonnais tout en la rendant fière. J’essayai de la convaincre ; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m’étais trompé moi-même en l’abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de vaines protestations de tendresse.
Gérard de Nerval
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