lundi 28 février 2011

Nerval - Aurélia XV

Là, mon mal reprit avec diverses alternatives. Au bout d’un mois j’étais rétabli. Pendant les deux mois qui suivirent, je repris mes pérégrinations autour de Paris. Le plus long voyage que j’aie fait a été pour visiter la cathédrale de Reims. Peu à peu, je me remis à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je l’écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. Les corrections m’agitèrent beaucoup. Peu de jours après l’avoir publiée, je me sentis pris d’une insomnie persistante. J’allais me promener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. Je causais longuement avec les paysans et les ouvriers. Dans d’autres moments, je me dirigeais vers les halles. Une nuit, j’allai souper dans un café du boulevard et je m’amusai à jeter en l’air des pièces d’or et d’argent. J’allai ensuite à la halle et je me disputai avec un inconnu, à qui je donnai un rude soufflet ; je ne sais comment cela n’eut aucune suite. À une certaine heure, entendant sonner l’horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs, et je croyais voir s’élever autour de moi les fantômes des combattants de cette époque. Je me pris de querelle avec un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque d’argent, et que je disais être le duc Jean de Bourgogne. Je voulais l’empêcher d’entrer dans un cabaret. Par une singularité que je ne m’explique pas, voyant que je le menaçais de mort, son visage se couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai passer.

Je me dirigeai vers les Tuileries, qui étaient fermées, et suivis la ligne des quais ; je montai ensuite au Luxembourg, puis je revins déjeuner avec un de mes amis. Ensuite j’allai vers Saint-Eustache, où je m’agenouillai pieusement à l’autel de la Vierge en pensant à ma mère. Les pleurs que je versai détendirent mon âme, et, en sortant de l’église, j’achetai un anneau d’argent. De là, j’allai rendre visite à mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car il était absent. J’allai de là au Jardin des Plantes. Il y avait beaucoup de monde, et je restai quelque temps à regarder l’hippopotame qui se baignait dans un bassin. — J’allai ensuite visiter les galeries d’ostéologie. La vue des monstres qu’elles renferment me fit penser au déluge, et, lorsque je sortis, une averse épouvantable tombait dans le jardin. Je me dis : — Quel malheur ! Toutes ces femmes, tous ces enfants, vont se trouver mouillés !… Puis je me dis : — Mais c’est plus encore ! c’est le véritable déluge qui commence. L’eau s’élevait dans les rues voisines ; je descendis en courant la rue Saint-Victor, et, dans l’idée d’arrêter ce que je croyais l’inondation universelle, je jetai à l’endroit le plus profond l’anneau que j’avais acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment, l’orage s’apaisa, et un rayon de soleil commença à briller.

L’espoir rentra dans mon âme. J’avais rendez-vous à quatre heures chez mon ami Georges ; je me dirigeai vers sa demeure. En passant devant un marchand de curiosités, j’achetai deux écrans de velours couverts de figures hiéroglyphiques. Il me sembla que c’était la consécration du pardon des cieux. J’arrivai chez Georges à l’heure précise et je lui confiai mon espoir. J’étais mouillé et fatigué. Je changeai de vêtements et me couchai sur son lit. Pendant mon sommeil, j’eus une vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse m’apparaissait, me disant : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis… » Un verger délicieux sortait des nuages derrière elle, une lumière douce et pénétrante éclairait ce paradis, et cependant je n’entendais que sa voix, mais je me sentais plongé dans une ivresse charmante. — Je m’éveillai peu de temps après et je dis à Georges : — Sortons. Pendant que nous traversions le pont des Arts, je lui expliquai les migrations des âmes, et je lui disais : — Il me semble que, ce soir, j’ai en moi l’âme de Napoléon qui m’inspire et me commande de grandes choses. — Dans la rue du Coq, j’achetai un chapeau, et, pendant que Georges recevait la monnaie de la pièce d’or que j’avais jetée sur le comptoir, je continuai ma route et j’arrivai aux galeries du Palais-Royal.

Là, il me sembla que tout le monde me regardait. Une idée persistante s’était logée dans mon esprit, c’est qu’il n’y avait plus de morts ; je parcourais la galerie de Foy en disant : J’ai fait une faute, et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon… « Il y a quelque chose que je n’ai point payé par ici ! » J’entrai au café de Foy dans cette idée et je crus reconnaître dans un des habitués le père Bertin des Débats. Ensuite, je traversai le jardin et je pris quelque intérêt à voir les rondes des petites filles. De là, je sortis des galeries et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré. J’entrai dans une boutique pour acheter un cigare, et, quand je sortis, la foule était si compacte que je faillis être étouffé. Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me firent entrer dans un café pendant que l’un d’eux allait chercher un fiacre. On me conduisit à l’hospice de la Charité.

Pendant la nuit, le délire augmenta, surtout le matin, lorsque je m’aperçus que j’étais attaché. Je parvins à me débarrasser de la camisole de force, et vers le matin, je me promenai dans les salles. L’idée que j’étais devenu semblable à un dieu et que j’avais le pouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et, m’approchant d’une statue de la Vierge, j’enlevai la couronne de fleurs artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais. Je marchai à grands pas, parlant avec animation de l’ignorance des hommes qui croyaient pouvoir guérir avec la science seule, et, voyant sur la table un flacon d’éther, je l’avalai d’une gorgée. Un interne d’une figure que je comparais à celle des anges voulut m’arrêter, mais la force nerveuse me soutenait, et, prêt à le renverser, je m’arrêtai, lui disant qu’il ne comprenait pas quelle était ma mission. Des médecins vinrent alors, et je continuai mes discours sur l’impuissance de leur art. Puis je descendis l’escalier, bien que n’ayant point de chaussures. Arrivé devant un parterre, j’y entrai et je cueillis des fleurs en me promenant sur le gazon.

Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors du parterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur les épaules une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacre et je fus conduit à une maison de santé située hors de Paris. Je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été pour moi qu’illusions jusque-là. Toutefois, les promesses que j’attribuais à la déesse Isis me semblaient se réaliser par une série d’épreuves que j’étais destiné à subir. Je les acceptai donc avec résignation.

La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vaste promenoir ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petite hutte où l’un des prisonniers se promenait en cercle tout le jour. D’autres se bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein ou la terrasse, bordée d’un talus de gazon. Sur un mur, situé au couchant, étaient tracées des figures dont l’une représentait la forme de la lune avec des yeux et une bouche tracés géométriquement ; sur cette figure on avait peint une sorte de masque ; le mur de gauche présentait divers dessins de profil dont l’un figurait une sorte d’idole japonaise. Plus loin, une tête de mort était creusée dans le plâtre ; sur la face opposée, deux pierres de taille avaient été sculptées par quelqu’un des hôtes du jardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus. Deux portes donnaient sur des caves, et je m’imaginai que c’étaient des voies souterraines pareilles à celles que j’avais vues à l’entrée des Pyramides.

Gérard de Nerval