jeudi 17 décembre 2009
贾樟柯 Jia Zhang Ke
The World, votre quatrième film, montre que l’expansion économique de la Chine n’est qu’une réalité de ce pays...
L’image qu’on se fait de la Chine en Occident est en fait assez superficielle, on a souvent une image tronquée de ce pays. Il ne faut pas oublier que la Chine est un immense pays, et il y a de très grandes différences entre les villes et les campagnes. Le développement économique se concentre dans les grandes villes ; dans les petites, les habitants sont complètement en-dehors de ça, ils ne savent même pas ce que c’est ! La ville d’où je viens, Fenyang, représente vraiment la Chine typique. Pour la majorité des Chinois, le développement économique est tout à fait artificiel et ne les concerne pas ; le parc mis en scène dans mon film symbolise bien cela.
Par rapport à vos précédents films, The World met en scène une multitude de personnages...
Tous mes films accompagnent l’évolution de la société chinoise après la révolution culturelle. The World évoque la complexité de la société actuelle ; les nombreux personnages décrivent cette complexité, cette diversité.
Le métier du personnage de Qun, styliste, a-t-il été choisi par hasard ? Quand on songe à la levée de boucliers qu’a provoqué la fin des quotas en Europe sur le textile chinois... Est-ce une manière là encore de montrer certaines conséquences de l’ouverture de la Chine ?
Ce que cette styliste fait est vraiment emblématique de la Chine actuelle, qui est littéralement en train de copier tout ce qui vient de l’Occident. Pas seulement les vêtements, mais le modèle économique, les loisirs, tout, ce n’est pas le seul exemple...
Deux personnages, qui pourtant ne se comprennent pas, sont liés par le désir d’ailleurs ; la Russe Anna et la Chinoise Tao, qui évoquent ensemble une sorte d’idéal, figuré par la ville d’Oulan Bator...
Le rêve c’est toujours ailleurs, parce qu’il donne des possibilités d’être libre et de chercher de nouvelles opportunités dans un autre environnement, vierge... Ce lien, Oulan Bator, n’est pas un lien réel, mais un symbole ; ça représente un ancien amour (pour Tao), une sœur lointaine (pour Anna), ce n’est pas leur réalité ni leur propre expérience ; ça reste dans le fantasme et dans le rêve. Dans mon film, les relations entre les gens, ou entre une personne et une ville, ne sont pas vraiment réelles non plus ; tout se construit beaucoup dans l’imagination.
Dans votre film, Pékin représente un personnage à part entière. On peut identifier deux espaces : la ville parfaite, symbolisée par le microcosme du parc d’attraction, et la ville dure, du travail, de la misère. Mais il y a un troisième espace surprenant, c’est la ville déserte. Vous filmez des chantiers nus, le soir, des ouvriers qui marchent seuls dans une rue vide... Pourquoi avoir choisi de montrer un Pékin désert quand on s’attend à le voir bouillonnant d’activité ?
Mais là encore, cette idée du Pékin bouillonnant n’est pas totalement juste ! Dès qu’on s’éloigne un peu du centre-ville, et qu’on atteint les banlieues, où vit la majorité de la population, c’est extrêmement vide ; il y a beaucoup d’immeubles mais peu de gens dans les rues, ce sont des quartiers résidentiels. La ville est vraiment comme ça, assez abstraite et vide en réalité. Il y a bien deux aspects de Pékin : parfois, j’ai l’impression que c’est une immense poubelle avec tous ces chantiers, parfois c’est une ville pleine d’espoir. Mais c’est quand même l’optimisme qui domine !
Donc, on se trompe sur Pékin ?
Le problème, c’est que l’image qu’on a de Pékin, à l’extérieur, est une image de touriste, de visiteur : les petites ruelles, les « hutungs » comme on dit en chinois, c’est le « Wan Fu Jing », la rue principale la plus commerçante, mais ce n’est pas là que nous vivons ! Nous habitons dans la 3e, 4e, 5e ceinture, et là c’est une ville vide, très grande... La réalité du touriste n’est qu’une infime partie de Pékin !
Vos trois premiers films (Xiao Wu, artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus) ont été censurés en Chine, pourquoi ?
Prenons l’exemple de mon premier film, Xiao Wu. Lorsque je l’ai présenté au Bureau du Film Gouvernemental, on m’a demandé « pourquoi avoir choisi un petit voleur comme rôle principal ? » C’était inimaginable pour eux... J’ai simplement répondu « pourquoi pas ? » et je n’ai jamais eu de réponse à cette question !
Dans ce cas-là, pourquoi The World a été autorisé, alors qu’il montre aussi des aspects négatifs de la société chinoise ?
En 2003, j’ai travaillé avec six autres réalisateurs chinois ; tous avaient été censurés auparavant. On a fait pression sur les autorités gouvernementales pour réclamer une plus grande liberté dans les règles de censure ; nous avons écrit une lettre demandant au bureau des censeurs de libéraliser la politique et de changer la manière dont la censure est faite, par exemple créer des interdictions en fonction de l’âge du spectateur, quelque chose qui n’existe pas en Chine. Les médias ont joué un rôle très important, la lettre a été publiée dans plusieurs journaux et ça a beaucoup aidé. La politique de censure a vraiment changé depuis, ça a été une opportunité pour que ce film sorte. The World est diffusé en Chine avec le soutien du Shanghai Film Studio, régi par l’État. J’attendais ce moment depuis sept ans ! Mes trois précédents longs-métrages n’ont été vu que sur des DVD pirates ; dorénavant, les gens peuvent voir mes films dans les salles de cinéma [alors que ses films ont couru les festivals internationaux, jusqu’à Plaisirs inconnus à Cannes, en 2002, NDLR].
Il y a eu une bataille médiatique après la sortie chinoise de The World ?
Oui, il y a eu deux réactions très opposées, les uns se demandant pourquoi montrer des aspects négatifs de la société chinoise, les autres pensant au contraire que j’avais bien fait de montrer le quotidien de la majorité des Chinois. Je m’attendais à ce type de réactions. C’est loin d’être fini, parce qu’avec le développement économique et l’approche des Jeux Olympiques de Pékin (2008), de plus en plus de jeunes réalisateurs veulent montrer cette réalité.
Propos recueillis par Sarah Elkaïm. Entretien avec Jia Zhang-ke, réalisé au Festival des Arts de Bruxelles en mai 2007, publié par critikat.
L’image qu’on se fait de la Chine en Occident est en fait assez superficielle, on a souvent une image tronquée de ce pays. Il ne faut pas oublier que la Chine est un immense pays, et il y a de très grandes différences entre les villes et les campagnes. Le développement économique se concentre dans les grandes villes ; dans les petites, les habitants sont complètement en-dehors de ça, ils ne savent même pas ce que c’est ! La ville d’où je viens, Fenyang, représente vraiment la Chine typique. Pour la majorité des Chinois, le développement économique est tout à fait artificiel et ne les concerne pas ; le parc mis en scène dans mon film symbolise bien cela.
Par rapport à vos précédents films, The World met en scène une multitude de personnages...
Tous mes films accompagnent l’évolution de la société chinoise après la révolution culturelle. The World évoque la complexité de la société actuelle ; les nombreux personnages décrivent cette complexité, cette diversité.
Le métier du personnage de Qun, styliste, a-t-il été choisi par hasard ? Quand on songe à la levée de boucliers qu’a provoqué la fin des quotas en Europe sur le textile chinois... Est-ce une manière là encore de montrer certaines conséquences de l’ouverture de la Chine ?
Ce que cette styliste fait est vraiment emblématique de la Chine actuelle, qui est littéralement en train de copier tout ce qui vient de l’Occident. Pas seulement les vêtements, mais le modèle économique, les loisirs, tout, ce n’est pas le seul exemple...
Deux personnages, qui pourtant ne se comprennent pas, sont liés par le désir d’ailleurs ; la Russe Anna et la Chinoise Tao, qui évoquent ensemble une sorte d’idéal, figuré par la ville d’Oulan Bator...
Le rêve c’est toujours ailleurs, parce qu’il donne des possibilités d’être libre et de chercher de nouvelles opportunités dans un autre environnement, vierge... Ce lien, Oulan Bator, n’est pas un lien réel, mais un symbole ; ça représente un ancien amour (pour Tao), une sœur lointaine (pour Anna), ce n’est pas leur réalité ni leur propre expérience ; ça reste dans le fantasme et dans le rêve. Dans mon film, les relations entre les gens, ou entre une personne et une ville, ne sont pas vraiment réelles non plus ; tout se construit beaucoup dans l’imagination.
Dans votre film, Pékin représente un personnage à part entière. On peut identifier deux espaces : la ville parfaite, symbolisée par le microcosme du parc d’attraction, et la ville dure, du travail, de la misère. Mais il y a un troisième espace surprenant, c’est la ville déserte. Vous filmez des chantiers nus, le soir, des ouvriers qui marchent seuls dans une rue vide... Pourquoi avoir choisi de montrer un Pékin désert quand on s’attend à le voir bouillonnant d’activité ?
Mais là encore, cette idée du Pékin bouillonnant n’est pas totalement juste ! Dès qu’on s’éloigne un peu du centre-ville, et qu’on atteint les banlieues, où vit la majorité de la population, c’est extrêmement vide ; il y a beaucoup d’immeubles mais peu de gens dans les rues, ce sont des quartiers résidentiels. La ville est vraiment comme ça, assez abstraite et vide en réalité. Il y a bien deux aspects de Pékin : parfois, j’ai l’impression que c’est une immense poubelle avec tous ces chantiers, parfois c’est une ville pleine d’espoir. Mais c’est quand même l’optimisme qui domine !
Donc, on se trompe sur Pékin ?
Le problème, c’est que l’image qu’on a de Pékin, à l’extérieur, est une image de touriste, de visiteur : les petites ruelles, les « hutungs » comme on dit en chinois, c’est le « Wan Fu Jing », la rue principale la plus commerçante, mais ce n’est pas là que nous vivons ! Nous habitons dans la 3e, 4e, 5e ceinture, et là c’est une ville vide, très grande... La réalité du touriste n’est qu’une infime partie de Pékin !
Vos trois premiers films (Xiao Wu, artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus) ont été censurés en Chine, pourquoi ?
Prenons l’exemple de mon premier film, Xiao Wu. Lorsque je l’ai présenté au Bureau du Film Gouvernemental, on m’a demandé « pourquoi avoir choisi un petit voleur comme rôle principal ? » C’était inimaginable pour eux... J’ai simplement répondu « pourquoi pas ? » et je n’ai jamais eu de réponse à cette question !
Dans ce cas-là, pourquoi The World a été autorisé, alors qu’il montre aussi des aspects négatifs de la société chinoise ?
En 2003, j’ai travaillé avec six autres réalisateurs chinois ; tous avaient été censurés auparavant. On a fait pression sur les autorités gouvernementales pour réclamer une plus grande liberté dans les règles de censure ; nous avons écrit une lettre demandant au bureau des censeurs de libéraliser la politique et de changer la manière dont la censure est faite, par exemple créer des interdictions en fonction de l’âge du spectateur, quelque chose qui n’existe pas en Chine. Les médias ont joué un rôle très important, la lettre a été publiée dans plusieurs journaux et ça a beaucoup aidé. La politique de censure a vraiment changé depuis, ça a été une opportunité pour que ce film sorte. The World est diffusé en Chine avec le soutien du Shanghai Film Studio, régi par l’État. J’attendais ce moment depuis sept ans ! Mes trois précédents longs-métrages n’ont été vu que sur des DVD pirates ; dorénavant, les gens peuvent voir mes films dans les salles de cinéma [alors que ses films ont couru les festivals internationaux, jusqu’à Plaisirs inconnus à Cannes, en 2002, NDLR].
Il y a eu une bataille médiatique après la sortie chinoise de The World ?
Oui, il y a eu deux réactions très opposées, les uns se demandant pourquoi montrer des aspects négatifs de la société chinoise, les autres pensant au contraire que j’avais bien fait de montrer le quotidien de la majorité des Chinois. Je m’attendais à ce type de réactions. C’est loin d’être fini, parce qu’avec le développement économique et l’approche des Jeux Olympiques de Pékin (2008), de plus en plus de jeunes réalisateurs veulent montrer cette réalité.
Propos recueillis par Sarah Elkaïm. Entretien avec Jia Zhang-ke, réalisé au Festival des Arts de Bruxelles en mai 2007, publié par critikat.
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