lundi 31 octobre 2011

Lully - Atys

Lully - Atys

Lully - Atys

Martine Kahane : En janvier 1676, Louis XIV régnait depuis quinze ans. Il atteignait une quarantaine brillante et ne dansait plus. On n’habitait pas encore Versailles et c’est à Saint-Germain-en-Laye qu’on préparait Atys. Cette création fut un triomphe. Le roi fit reprendre le spectacle à la cour et à la ville, jusqu’à la mort de Lully et au-delà dans des versions moins authentiques. Puis deux siècles de silence recouvrent l’œuvre. Jusqu’au jour de 1985 où Massimo Bogianckino, Florentin comme le compositeur et alors directeur de l’Opéra de Paris, décide avec son collaborateur Thierry Fouquet, qui se trouve à la tête de la Salle Favart, d’y célébrer le tricentenaire de la mort de Lully. Ils s’adressent à vous et vous donnent carte blanche pour le choix du titre.

Jean-Marie Villégier : William Christie et moi nous sommes rencontrés en Avignon cet été-là, au bar de l’Hôtel d’Europe, pour discuter de notre choix parmi les œuvres du tandem Lully-Quinault.

William Christie : Nous avons d’abord retenu Thésée, Bellérophon et Atys. Puis tu as vite tranché en faveur d’Atys, convaincu de sa supériorité dramatique sur les deux autres.

Jean-Marie Villégier : Je ne pouvais en juger que d’après le texte, la musique m’étant alors inconnue. Le livret, en effet excellent, était considéré par Voltaire et ses contemporains comme une œuvre majeure du siècle de Louis XIV. Quinault faisait l’objet d’une admiration générale au XVIIIe siècle.

Agnès Terrier : Ses livrets furent repris à l’Opéra jusqu’à la Révolution et remis en musique par d’autres compositeurs : Gluck, Jean-Chrétien Bach et Piccinni. Celui-ci signa en 1780 un nouvel Atys sur le livret de Quinault révisé par Marmontel. Qu’estimez-vous plus particulièrement réussi dans le livret ainsi que dans le sujet ?

Jean-Marie Villégier : Plusieurs caractéristiques distinguent Atys des autres réalisations du tandem. D’abord, Quinault y pousse au maximum le flirt de la tragédie en musique avec la tragédie classique, plus précisément avec la tragédie racinienne. La présence des machines y est réduite et l’unité d’action y est respectée, avec peu d’épisodes divergents et presque sans incursion vers la comédie. Prologue mis à part, on n’y trouve qu’un seul personnage divin, Cybèle, qui nourrit des passions très humaines. Tout le contraire d’Alceste où les dieux pullulent ! Le dénouement sanglant, qui fut qualifié de « barbare » par La Harpe au siècle suivant, fait exception dans le genre de la tragédie lyrique où les fins sont souvent heureuses.

Martine Kahane : Atys est une tragédie en musique, ce qui signifie que la danse y occupe une place cruciale.

Jean-Marie Villégier : Je dois à Thierry Fouquet d’avoir rencontré Francine Lancelot, un choix validé à cent pour cent par William. Notre grande tristesse est qu’elle ne soit plus là pour reprendre le spectacle qui lui doit beaucoup. Heureusement, nous collaborons en 2011 avec Béatrice Massin qui fut son assistante dès l’origine.

Martine Kahane : Comment avez-vous abordé la partition ?

William Christie : Je dirigeais une classe de musique vocale baroque au CNSMDP où nous explorions un répertoire et des pratiques encore peu répandus. J’ai tout naturellement employé mes étudiants comme des « cobayes ». Nous avons commencé par lire le livret, la première condition d’un e bonne interprétation consistant à connaître et comprendre les paroles. Ainsi, en abordant la partition, nous avons pu apprécier l’énergie qu’elle apportait aux paroles et la vitesse qu’elle insufflait à l’action scénique, en accélération constante jusqu’à l’extraordinaire fin du 4e acte, avant le désastre final du 5e. Nous étions admiratifs de la qualité des divertissements chorégraphiques et de leur intégration si intelligente à l’action dramatique. Enfin l’expressivité de la musique a été une source constante d’étonnement : tous les moments importants que nous avions repérés dans le livret recevaient un traitement mélodique spécifique, juste et inoubliable.
La simplicité et l’homogénéité de l’œuvre m’avaient convaincu avant même notre rencontre en Avignon !

Jean-Marie Villégier : C’est avec cette petite équipe du Conservatoire que tu as réalisé, au Petit Théâtre *salle de répétition+ de l’Opéra Comique, l’enregistrement de travail qui m’a permis ainsi qu’à Francine de préparer le spectacle.

Agnès Terrier : La simplicité de la partition provient-elle du respect de Lully pour les paroles du livret ?
William Christie : Il est rare en effet d’observer un équilibre aussi parfait dans le répertoire vocal occidental. Les ouvrages de Lully peuvent être rapprochés des premiers opéras italiens du début du XVIIe siècle. Ce moment de grâce fut d’aussi courte durée ici qu’outre-mont car les compositeurs et le public italiens puis français cédèrent rapidement à la séduction du lyrisme virtuose et au culte du chanteur.

Martine Kahane : Comment se présentait la partition ?

William Christie : À la Bibliothèque nationale de France se trouvait un microfilm de l’édition Ballard dont on ne pouvait obtenir une copie qu’au terme d’un très long délai. Je me suis donc tourné vers la Library of Congress de Washington qui m’a procuré très rapidement un fac-similé. Nous avons eu cette chance de disposer d’une excellente édition parue peu de temps après la mort de Lully : elle comporte les parties de remplissage pour les voix intermédiaires de hautecontre, taille et quinte, ainsi que de précieuses indications d’orchestration signalant où interviennent flûtes et hautbois. Nous avons donc pu nous focaliser sur la réalisation de la basse continue et sur le choix des instruments du continuo, ce qui reste à charge des interprètes dans toute la musique de cette époque. Nous avons ainsi reconstitué l’orchestre de Lully dans la fosse de la Salle Favart.

Agnès Terrier : Comment avez-vous construit votre interprétation ?

Jean-Marie Villégier : Le livret situe l’action dans un milieu de pastorale mythologique. Or nous savons que chacun, à la Cour comme à la Ville, s’ingéniait à trouver dans les œuvres de Lully et Quinault des allusions, des « applications » à la vie personnelle du Roi, à ses amours. À l’automne du règne, lors des soirées musicales des Appartements, on jouait et rejouait des extraits de ces opéras en versions de concert, sans machines, avec une poignée de membres de la famille royale et d’artistes comme Couperin, Hotteterre et Marais. J’ai choisi de placer l’œuvre dans ce contexte, plus précisément à la Cour de Louis XIV vingt ans après Atys, lorsque le roi, sous l’influence de Madame de Maintenon et d’une série de grands deuils, se déprend de la tragédie lyrique. Cette Cour endeuillée célèbre indéfiniment le deuil d’Atys. Dans le prologue de l’opéra en effet, Melpomène déclare que Cybèle souhaite renouveler le souvenir de son amour. La tragédie se présente donc à la fois comm e une action dramatique et comme une célébration, une grande pompe funèbre ordonnée par la déesse. Par rapport aux sources parcimonieuses (dans Les Fastes et Les Métamorphoses d’Ovide), Quinault invente
le fait que Sangaride et Atys sont secrètement amoureux avant le début de l’œuvre. Dès lors que Cybèle a choisi Atys pour grand-prêtre et Sangar le roi Célénus pour gendre, les amants sont condamnés à la soumission et au secret. L’œuvre reflète ce que Saint-Simon désigne comme une « cour dangereuse », où la soumission et le secret sont de règle.

Martine Kahane : Quels choix de décor avez-vous fait ?

Jean-Marie Villégier : Le livret mentionnant six décors - celui du prologue et ceux des cinq actes -, l’idée du décor unique ne s’est pas imposée immédiatement. Lorsqu’elle a commencé à germer, je pensais que ce décor serait traversé, brisé par des objets mystérieux, des objets volants, autant d’irruptions du merveilleux. C’est en fin de réflexion que j’ai choisi de me référer au fastueux mobilier d’argent des Grands Appartements, fondu en 1689 pour financer la guerre de la ligue d’Augsbourg. Ce trône, ces banquettes, ces torchères et ces consoles figurent dans le spectacle une sorte d’outillage magique et remplacent les effets de machinerie spectaculaire indiqués dans le livret. Tommasi s’est inspiré d’une petite gravure que je lui ai remise pour concevoir ce vestibule de tragédie, où les veines d’un marbre sombre forment une tache symétrique obtenue comme par pliage : semblable à un test de Rorschach, elle stimule l’imaginaire. Quelques années après « Atys », j’ai monté une tragi-comédie de Quinault, Le Fantôme amoureux, et je lus alors à propos d’Atys dans une grosse thèse sur Quinault signée Étienne Gros : « On pourrait songer à monter l’œuvre dans un décor unique ». Cet universitaire aixois des années vingt était arrivé à la même évidence que moi par l’analyse littéraire.

Martine Kahane : Qu’en fut-il des costumes ?

Jean-Marie Villégier : Patrice Cauchetier a opéré de magistrales variations à partir d’une autre source : les gravures représentant les Grands Appartements. On sait que ces soirées versaillaises rassemblaient les courtisans lorsqu’il n’y avait pas de spectacle, soit les lundis, mercredis et vendredis. D’abord plaisantes, ces soirées sont devenues pesantes. On soupirait : « Ce soir, il y a Appartement ! » Le roi jouait au billard, la reine aux cartes et elle perdait beaucoup d’argent. On ne sait rien des couleurs des costumes mais le fait de les observer aujourd’hui sur des tirages brillants de gravures noir et blanc nous a amenés à penser le spectacle en noir, blanc, gris et argent, à matérialiser dans les costumes le deuil collectif de la Cour.
Dans ma documentation de départ, j’avais rassemblé beaucoup d’images de pompes funèbres, des cérémonies qui étaient toujours somptueuses. Les GrandsAppartements nous ont aidés à réduire la pompe tout en restant funèbres. Notre choix interprétatif s’est avéré économique : chaque choriste incarnant un courtisan, il ne
change pas de costume à chaque acte comme le préconise le livret, qui attribue à chacun plusieurs rôles. Seuls les interprètes des Songes ainsi qu’Atys se changent en cours de spectacle pour un total de cent quinze costumes qui, parfaitement conservés au Centre national du costume de scène à Moulins, font l’objet d’une restauration pour la recréation du spectacle.

Martine Kahane : Quels chanteurs avez-vous rassemblés pour constituer cette Cour dangereuse ?

William Christie : Nous avons sélectionné les chanteurs à deux afin que leur physique et leur théâtralité soient aussi conformes au projet que leur musicalité, leur niveau de français et leur sens du langage, qualité encore trop rare chez les chanteurs. Peut-on imaginer cette musique si dépouillée et si simple privée de la musicalité de la langue ? Elle serait d’une fadeur insupportable. Nous avons eu énormément de plaisir à travailler la partition dans le but de restituer cette langue.

Jean-Marie Villégier : L’importance de la déclamation constitue en effet un aspect capital du travail de William sur Atys. La musique est si étroitement liée à l’expression langagière.

Agnès Terrier : Avez-vous songé à reconstituer la prononciation d’époque ?

William Christie : Nous en avons évoqué la possibilité mais avons pris ce que je crois être une bonne décision : présenter l’œuvre en français moderne tout en rehaussant le texte par les moyens rhétoriques, inflexions et accents, employés par Lully lui-même.

Martine Kahane : Peu de temps après vous avoir réunis pour préparer cette production, Massimo Bogianckino fut élu maire de Florence. Le partenariat monté par Thierry Fouquet entre l’Opéra de Paris, le Teatro Comunale, l’Opéra de Montpellier alors dirigé par Henri Maier et le Théâtre de Caen dirigé par François-Xavier Hauville permit de dégager le budget nécessaire. Le Comunale étant alors en travaux, la production fut répétée d’abord à l’Opéra Comique puis cr éée au Teatro Metastasio de Prato en décembre 1986. Ce fut immédiatement un événement.

William Christie : En effet. Ainsi, tout près de Prato habitait l’historien de l’art John Pope-Hennessy, ancien directeur du British Museum. Ayant entendu parler de la chose, il est venu avec le grand critique musical Andrew Porter du New Yorker. Ils ont été frappés par l’œuvre et le spectacle. Pope-Hennessy a passé une partie de la nuit au téléphone à mobiliser de nouveaux spectateurs. Si bien que lorsque nous sommes arrivés à Paris, ce qu’on appelle le « buzz » battait son plein et était perceptible dans le théâtre mais aussi dans la rue.

Agnès Terrier : Lorsque le public a découvert le spectacle, a-t-on d’emblée perçu la dimension interprétative de votre travail ?

William Christie : Non, les gens m’arrêtaient dans la rue pour me féliciter pour ce retour aux costumes d’époque et aux perruques qui semblaient avoir cruellement manqué ! Évidemment, ces éléments visuels évoquent le Grand Siècle. Pour autant, il n’y a reconstitution ni scénographique, ni musicale. Ce que je n’aurais pas dit il y a vingt-cinq ans, je ne crains pas de l’affirmer aujourd’hui : la part de William Christie dans la réalisation musicale est considérable ! Peut-être avons-nous produit une version postmoderne de l’œuvre ? En tout cas, c’est parce qu’elle appartient résolument à la fin du XXe siècle qu’elle a été efficace.

Jean-Marie Villégier : Qu’elle procède ou non à une actualisation, une mise en scène est par définition éphémère, comme le regard d’un temps sur un autre temps. Son espérance de vie est limitée. Il n’existe pas de mise en scène idéale. Atys vivra au-delà de nous, sous d’autres regards et c’est bien ainsi.

Martine Kahane : Votre spectacle a tout de même fait découvrir à une génération de spectateurs Lully, Quinault, Atys et l’opéra politique de la cour de Louis XIV. Ce que nous avions lu dans les livres, nous l’avons appréhendé au théâtre : ce fut une révolution.

Agnès Terrier : Atys a-t-il eu un impact aussi important dans le milieu théâtral ?

Jean-Marie Villégier : Il reste beaucoup à faire dans ce domaine. Notre conception du répertoire classique a été fixée lors de la fondation de la Comédie-Française en 1680. Molière et Racine, un peu de Corneille, tel est son patrimoine initial. Le théâtre de la Renaissance, le théâtre « baroque » tombent alors dans l’oubli. À la Comédie-Française, grâce à Jean-Pierre Vincent, j’ai monté La Mort de Sénèque, tragédie que Tristan L’Hermite avait écrite pour le jeune Molière et qui n’y avait jamais été jouée. Avec ma compagnie, j’ai monté des œuvres de Larivey, Hardy, Mairet, Brosse, Rotrou. J’ai présenté quatre pièces de Garnier, contemporain de Shakespeare. Sa Troade est un chef-d'œuvre.

William Christie : De même que son Hippolyte que nous avions évoqué lorsque nous avons monté Hippolyte et Aricie de Rameau à l’Opéra de Paris en 1997. Je demeure convaincu que si les acteurs renouaient avec l’art de la déclamation et un travail vocal comparable à celui des chanteurs, le répertoire parlé baroque serait en aussi bonne santé que le répertoire lyrique. Quel dommage !

Jean-Marie Villégier : Le travail d’exploration mené par Les Arts Florissants montre la voie. Il faut s’interroger sur la mémoire et sur l’oubli.

William Christie : Nous partageons le même intérêt pour un autre théâtre, comme les comédies ballets par exemple, un répertoire extraordinaire ! Pensez que si l’on rétablit la partie musicale de ces œuvres, on récupère des milliers de vers écrits par Molière lui-même et la belle musique de divertissements que Lully a su parfaitement intégrer aux comédies ! Il est très rare qu’on puisse voir ces pièces dans leur intégralité et je me suis passionné pour L’Amour médecin et Le Sicilien, que nous avons montés ensemble à la Comédie-Française en 2005.

Agnès Terrier : 26 représentations d’Atys en 1986-1987, 19 lors de la reprise de 1989 qui vous a menés jusqu’à la Brooklyn Academy of Music de New York, 26 lors de la reprise de 1992 où vous êtes repartis à la BAM et avez aussi conquis le Teatro de la Zarzuela à Madrid. Le spectacle a-t-il évolué durant cette période ?

Jean-Marie Villégier : Il faut d’abord souligner un fait exceptionnel, c’est que le spectacle a toujours été interprété par le même ensemble et dirigé par le même chef d’orchestre, alors que tant de productions lyriques changent de conception musicale au gré des reprises. D’autre part, il y a eu un véritable passage de témoin au sein de la distribution, plusieurs chanteurs progressant comme par promotion interne du statut de choriste à celui de soliste, de petits à de grands rôles. Ces deux spécificités ont permis à notre travail de se dérouler dans un esprit de troupe presque unique de nos jours et ont favorisé un véritable approfondissement de l’interprétation et du spectacle, qui n’a cessé de se bonifier.

William Christie : Interprétation qui, comme on le sait, repose dans la musique baroque sur l’engagement créatif de chaque artiste. Il est vrai qu’Atys s’est avéré une pépinière pour tout le mouvement baroque français, si l’on songe que Marc Minkowski, Christophe Rousset, Hugo Reyne, Hervé Niquet et tant d’autres y participaient en 1987 comme musiciens ou comme choristes !

Martine Kahane : Qu’est-ce que ce spectacle a changé dans vos vies ?

William Christie : Atys a permis aux Arts Florissants de se consolider à un moment délicat et nous a engagés dans un fructueux compagnonnage avec la Ville de Caen qui dure depuis plus de vingt ans. Nous avons aussi continué à travailler avec Jean-Marie dans un partenariat d’une grande richesse et monté Médée à l’Opéra Comique en 1993, Rodelinda à Glyndebourne en 1998, Les Métamorphoses de Psyché en 1999. Enfin, c’est un plaisir d’entendre que 1987 marque pour beaucoup le tournant du renouveau baroque : le public a alors pris conscience de l’importance du répertoire de Lully à Rameau et les grandes institutions les inscrivent désormais dans leurs saisons.

Jean-Marie Villégier : Je dois aussi au succès d’Atys d’avoir été nommé à la direction du Théâtre national de Strasbourg, sur proposition de Jack Lang, par Bernard Faivre d’Arcier. L’aventure fut brève, trop brève, mais passionnante. Je suis fier des trois saisons que j’y ai programmées. Je lui dois d’avoir retrouvé Les Arts Flo sur les spectacles que William vient d’évoquer, spectacles qui, je crois, n’étaient pas indignes d’Atys.

Martine Kahane : En 2011, vous reprenez ce spectacle ou plutôt vous en présentez une recréation qui donnera aussi lieu à une diffusion en direct sur plusieurs media, à la production du premier DVD lyrique en 3D et à la publication de la partition aux Éditions des Abbesses. Qu’est-ce qui a rendu possible cette ultime métamorphose d’Atys ?

William Christie : Lors des splendides représentations versaillaises de juin 1987, un public mondain et international s’était pressé à l’Opéra Royal. C’est ainsi que Ronald P. Stanton découvrit le spectacle. J’ai rencontré il y a environ trois ans cet Américain fortuné, francophile, dirigeant d’une grande entreprise internationale. Il voulait me parler d’Atys et avait sollicité la Brooklyn Academy of Music dont il est un mécène. Lors d’un charmant déjeuner, il m’a confié souhaiter revoir Atys avant sa mort. J’ai adoré la candeur avec laquelle il m’a raconté comment Atys avait changé sa vie. Est-ce que j’acceptais de diriger à nouveau le spectacle s’il assumait le coût de la production ? Cette recréation a lieu grâce à lui. Elle mobilise sensiblement les mêmes producteurs : Caen, Versailles, New York, l’Opéra Comique ayant retrouvé son autonomie et l’Opéra de Bordeaux dirigé par Thierry Fouquet.

Agnès Terrier : En quoi est-ce une recréation plus qu’une reprise ?

William Christie : Il serait malhonnête d’annoncer une copie conforme. De l’équipe d’origine, nous ne retrouverons que Nicolas Rivenq et Bernard Deletré. Nous avons de nouveaux chanteurs dont il faut respecter l’art et la personnalité. Stéphanie d’Oustrac succède à Guillemette Laurens et à Jennifer Smith dans le rôle de Cybèle : ces trois merveilleuses interprètes auront chacune bâti le personnage avec leurs individualités. C’est notre jeune promotion du Jardin des Voix qui interprètera le prologue, choix hautement symbolique ! Lorsque j’écoute l’enregistrement réalisé en 1987 et que nous rééditions cette année, je dis fièrement qu’il n’a pas vieilli : sa fraîcheur est intacte. Mais comme j’ai évolué durant ces vingt-quatre années, mes idées ne sont plus forcément les mêmes. Il y aura des changements dans l’orchestration, en grande partie redevables aux personnalités qui constitueront le continuo. Débit et architecture de la musique, en lien étroit avec la scène, ne changeront pas. Je dois rester fidèle à l’extraordinaire architecture du spectacle définie par Jean-Marie et Francine : je suis bien encadré !

Jean-Marie Villégier : Je pourrais reprendre les mots de William. Je vais pour la première fois de ma carrière noter ma mise en scène d’après les documents vidéo de l’époque. Je compte sur cela et sur l’aide de Christophe Galland, qui était mon assistant à l’époque, pour centrer ensuite mon travail sur les personnalités des nouveaux interprètes. Faire une mise en scène, c’est inventer un jeu de société. On crée les cartes, on définit les règles du jeu. Ensuite, on joue les parties avec des personnes. Chaque reprise consiste à jouer le même jeu, mais une autre partie avec d’autres partenaires.

Entretien trouvé ici.

Lully - Atys

Lully - Atys

Un rêve noir

Le livret dʼAtys est peut-être le meilleur de ceux que Quinault a écrits pour Lully. Cʼétait bien lʼavis de Louis XIV, qui en a ordonné de nombreuses reprises, jusquʼà la fin de son règne. Cette tragédie lyrique est à la fois, dans son genre, accomplissement et exception. Et cʼest précisément dans son caractère exceptionnel quʼelle parvient à lʼaccomplissement : ses différentes composantes, drame, danses, machines, mélange de styles et scènes chorales concourent à sa profonde unité.
Une histoire nous est contée, les protagonistes sont de vrais personnages, les passions flambent et le dénouement est authentiquement tragique. Les éléments comiques, les divertissements sont réduits au minimum. Le ballet des fleuves est trop bref pour quʼil soit vraiment possible dʼy évoquer une grande fête de cour. Mais Lully nʼhésite pas à commencer par vingt-cinq minutes de pur théâtre, vingt-cinq minutes durant lesquelles Atys, Sangaride et deux confidents occupent à eux seuls le plateau. Vingt-cinq minutes pour exposer une situation, analyser les sentiments, faire jouer les premiers ressorts du drame, allumer la mèche. Vingt-cinq minutes de tragédie classique.
Nous avons défini les grandes lignes de notre spectacle en écoutant Atys - dialogues et musique, si bien joints par Quinault et Lully - et en refusant de lire les indications scéniques fournies par le livret. Aux six décors, aux machines, aux changements à vue requis par le livret, nous substituons un lieu unique, le lieu dʼune solennité. Les incarnations multiples du chœur sont ramenées à deux aspects : diurne et nocturne. Paradoxalement, cʼest lʼaspect diurne qui sera celui du songe. Nous avons tenté de souligner ce qui nous paraît le plus original, le plus proche de la tragédie classique, quʼon oppose en général à la tragédie lyrique. Non pas que ce genre ne soit déjà défini et accompli. Mais il nʼest pas ici encombré des ajouts qui le rendent si souvent hétéroclite.
La métrique de Quinault sʼapparente à celle que Corneille avait essayée dans Agésilas ou Psyché. En Quinault, tantôt cʼest le dramaturge qui guide le poète et lui insuffle une clarté, une fermeté dʼexpression, un bonheur dʼaffirmation extraordinaire, tantôt cʼest le versificateur qui cède au goût dominant et glisse à la fadaise galante. À Corneille, Quinault emprunte aussi une habitude qui remonte aux origines de la tragédie française et même de la tragédie antique : il truffe son texte dʼun grand nombre de maximes ou sentences morales. On nʼadorait rien tant, à cette époque, que les « applications ». À la différence des maximes de Corneille, qui se carrent dans les douze syllabes de lʼalexandrin, celles de Quinault sʼétendent sur plusieurs vers. Ce sont les maximes, souvent, qui fournissent la matière des airs. Dans Atys, la musique qui soutient les maximes est la plus facilement mémorisable, cʼest celle que lʼon peut chanter à la sortie.
Reste à savoir si, conformément à la tradition qui veut que Lully se soit inspiré de la Champmeslé pour composer ses récitatifs, la musique dʼAtys nous apprend beaucoup sur la déclamation de lʼépoque. Soyons nets : elle ne nous donnera une idée de cet art perdu que dans la mesure où nous en avons déjà une. Ce nʼest pas LʼImpromptu de Versailles qui peut suffire à nous restituer ce quʼétait la manière des acteurs de lʼHôtel de Bourgogne. Cette manière, quelle quʼelle ait été vers 1660, venait-elle dʼêtre infléchie par Racine, admirable
lecteur de ses propres œuvres ? Les seuls textes un peu précis sur lesquels nous puissions nous appuyer sont postérieurs. Je ne pense pas, de toute façon, que le récitatif de Lully soit un simple reflet de la parole. La veine mélodique lʼemporte toujours, certaines formules reviennent et finissent par former un langage proprement musical. Langage très fin et très ouvert, qui laisse large place à lʼinterprétation. Cette musique prévoit, en quelque sorte, dʼêtre violentée par le théâtre. Ne pas la violenter, de cette violence quʼelle appelle, cʼest ne
pas lui rendre justice. Si le théâtre nʼy prend ses libertés, elle peut devenir horriblement ennuyeuse. Lully appelle la violence théâtrale. Cʼest ce que William Christie mʼa fait comprendre en me signalant jour après jour toute la marge de manœuvre que me laissait la partition.
Le langage scénique au XVIIe siècle était, paraît-il, figé dans un système expressif strictement codifié. Je crois quʼil faut remonter aux principes mêmes de ce langage. Il serait vain dʼimiter à froid des acteurs sous le charme desquels nous nʼavons pas vécu. Tout repose sur une exigence : le feu doit prendre. Les théoriciens du théâtre auront, au XVIIIe siècle, une terminologie très précise pour parler du métier de lʼacteur et définir ses
composantes. Un tragédien doit avoir du feu, de la flamme, du foyer (les trois mots recevant un sens différent). Ce vocabulaire revient si souvent quʼon pourrait écrire aujourdʼhui un livre qui sʼintitulerait « Le feu sur la scène française » et qui serait un descriptif des différentes modalités de la chaleur, de la braise, de lʼétincelle, de la flambée dans le jeu de lʼacteur. Je crois que le vers dans la tragédie, le vers magnifié par la musique dans la tragédie lyrique a pour fonction de faire brûler au plus intense les passions les plus diverses dans le plus petit laps de temps possible, c'est-à-dire de réclamer à lʼacteur une belle et complète exposition des modalités du feu.
Le principe initial de mon travail est donc plus encore lié au sens quʼà la musique ou à la forme. Il consiste à prendre les personnages, les situations et les passions au sérieux - ou, plus justement, au tragique - et à les pousser au plus loin de leur violence, en passant par les corps vivants des acteurs et par lʼespace ouvert à leurs mouvements. Le geste nʼest rien en lui-même que décoration. Il est tout sʼil prend son élan dans les mouvements de lʼâme. Les mouvements codés définis par les gravures et les traités ne sont rien si lʼon
oublie ou si lʼon néglige ce principe. Jʼai dʼailleurs peine à croire que ce code ait été aussi univoque quʼon veut bien nous le dire aujourdʼhui. Les grands tragédiens, au XVIIe et XVIIIe siècles, se sont fait remarquer par leur singularité plus que par leur faculté à entrer dans le moule. Ils ont marqué leur temps par le caractère exceptionnel, inattendu, de leurs interprétations vocales et gestuelles. La scène classique nʼétait pas homogène. On y supportait une diversité impensable aujourdʼhui, un monstrueux collage de styles. Nʼoublions pas que les acteurs qui ont procédé, par exemple, à une réforme du costume ont agi en
solitaires, et que Lekain est apparu en costume « à lʼantique » au milieu dʼune troupe qui nʼavait pas changé ses habitudes vestimentaires. Quand Mademoiselle Duclos inventait de courir sur scène, elle faisait se retourner toutes les têtes, y compris celles de ses partenaires. Il est probable que les divertissements de cour, et par là même la tragédie lyrique, se présentaient de façon plus cohérente. La danse, bien sûr, aidait à cette unification et à cette codification du geste. Les corps qui habitaient le plateau, peut-être munis dʼun code
comparable à celui que lʼon appelle aujourdʼhui gestique baroque, étaient entraînés à la danse, à lʼescrime, au cheval, rompus aux exercices quotidiens dʼune vie très différente de la vie actuelle. Les mouvements du tragédien nʼétaient pas le résultat dʼun mois de répétition, dʼun stage ou deux, mais le naturel engendré par tout un mode de vie et de pensée.
En tant quʼhomme de théâtre, jʼaurais beaucoup de peine à me plier à une reconstitution scrupuleuse. Peut-être en va-t-il autrement pour la musique, où les recherches savantes font accomplir des pas de géant à lʼinterprétation. Mais le théâtre, lui, ne tient pas au progrès, ni à lʼaddition des connaissances. Il fonctionne dans lʼimmédiat et le non-capitalisable. Cette musique de 1676 mʼintéresse en tant que productrice dʼun fantasme du XVIIe siècle, qui est aussi un fantasme dʼaujourd'hui. Mon intérêt pour ce théâtre dʼune autre société est en réalité un désir de voyager. Je ressens le besoin, et aussi le devoir, de voyager dans le passé français, ou plutôt dans le passé européen. Je ne cherche pas à rapprocher de nous le XVIIe siècle. Ce que je veux, cʼest lʼéloigner, le rendre encore plus exotique quʼil nʼapparaît à la première lecture. Plus nous répétions Atys, plus le monde du Roi Soleil nous paraissait étrange et incompréhensible.
À la première lecture du texte de Quinault, on se dit que cette histoire relève dʼune morale qui est la nôtre, que les lieux communs quʼil véhicule ont traversé le temps. « Il faut parfois, pour devenir heureux / Quʼil en coûte un peu dʼinnocence » (acte III, scène I). Ce dont nous ne nous rendons pas compte, cʼest quʼau déclin de Corneille, une telle pensée devait avoir une autre portée quʼaujourd'hui, grincer autrement fort. Si lʼon fait le voyage dʼAtys, on découvre une œuvre très méchante, un XVIIe très sinistre, des personnages très
souffrants. Des « héros » affaiblis, domptés par le Prince, maladivement fixés au seul « devoir » de lui plaire. Cʼest cette image-là quʼil faut se forger, comme un cauchemar, pour y voyager ! Lully accentue cette dimension cauchemardesque. Sa musique est extraordinairement triste et noire.
Atys annonce la fin de Louis XIV. Cʼest comme lʼenterrement du début du règne, qui nʼest lui-même que la progressive mise à lʼécart du début du siècle. Lʼouvrage est conçu trois ans après la mort de Molière, à la veille du silence de Racine, au lendemain des grandes années de Corneille, au moment où la loi des genres va prendre le pas sur lʼéclosion des œuvres. Il décrit très douloureusement cette atmosphère lourde, étouffante, obéissante. Ce que raconte fort bien Quinault, cʼest le crépuscule de lʼaristocratie, la décrépitude de
Corneille. La fin dʼun temps, qui avait été le temps des génies ; lʼavènement dʼun autre temps : le temps des grandes institutions et des pompes funèbres. Atys nʼest quʼun grand cérémonial funéraire, dans lequel la tragédie tend à remonter à sa source religieuse, à se ritualiser, à sʼoublier en tant que théâtre pour verser dans la célébration commémorative. Il est très frappant que le prologue annonce une commémoration (« La puissante Cybèle /Pour honorer Atys quʼelle a privé du jour / Veut que je renouvelle / Dans une illustre Cour / Le souvenir de son amour »). Tout est donné comme ayant déjà eu lieu. Cybèle, le personnage central, excède le caractère dramatique. Cʼest une déesse qui connaît déjà son histoire, qui la revit éternellement, sans jamais pouvoir la vivre. Atys est onirique. Ce nʼest pas un hasard si lʼouvrage est noyauté par un sommeil. Atys est un rêve noir habité en son milieu par un autre rêve. Il y a là une parfaite symétrie. Tout converge sur ce sommeil, au centre du troisième acte, sommeil où lʼunivers bascule. Au centre de ce centre, il y a un songe funeste, qui le fait exploser. Dans ma mise en scène, cʼest le seul passage où entre en scène un groupe dʼinstrumentistes. On pense à Racine, dont toutes les tragédies poussent les portes du songe ou de la vision hallucinatoire. Le songe, ici, cʼest la nostalgie dʼune époque où pouvaient parler les passions, régner les plaisirs. À lʼextrême fin de son règne, quand il fait reprendre Atys, Louis XIV se souvient de 1676 comme dʼune époque heureuse. Mais en 1676, il rêvait des années soixante, âge dʼor déjà lointain.
Dans lʼopéra en général et dans la tragédie lyrique en particulier, il faut travailler à faire circuler de lʼair, lutter contre le risque dʼétouffement, communiquer avec le spectateur sans lʼaccabler dʼinformations. La Fontaine a bien vu les inconvénients, les dangers du genre, dans ce poème où il met très méchamment en boîte les grands spectacles machinés. Le genre est plein et il aime le plein. À mon sens, le travail du metteur en scène consiste à y faire un peu de vide, à élargir les marges et à serrer le trait. Ce ne sont pas les spectateurs qui doivent avoir quelque chose à voir, ce sont les acteurs. Si les acteurs ont une vision, ils la transmettront à la salle.
Jʼai consulté un grand nombre de documents, jʼai parcouru les jardins à la française des gravures dʼépoque. Et en fin, de compte, cʼest une image des Appartements qui mʼa donné les clefs du royaume. Cʼest de là que Patrice Cauchetier est parti pour créer tout un monde : quelque deux cents costumes. Au lieu de cartes à jouer, cʼest le cœur dʼAtys, dans une petite urne, quʼil faut supposer sur la table, derrière le personnage à contre-jour. Sa cervelle est dans la pièce à côté, dans une autre urne funéraire, sur une autre table, celle
que reflète le miroir. La parfaite symétrie des lieux, quʼon retrouvera dans le décor de Carlo Tommasi, me
frappe et mʼaide beaucoup. Elle mʼest paradoxalement nécessaire pour créer la dissymétrie.
Comment rendre sensible la dissymétrie des cœurs sʼil nʼy a pas symétrie des murs ? Les mois qui ont précédé les répétitions me laissent un souvenir dʼinquiétude et dʼerrance, le souvenir dʼun parcours sinueux, dʼun labyrinthe. Rarement, jʼai eu à ce point lʼimpression de grimper pour retomber de solution en solution, dʼhypothèse en hypothèse. Le prologue est très difficile à traiter : en vingt minutes défilent plus de cinquante personnages. On arrive ensuite, selon Quinault, chez les Phrygiens, au pied dʼune montage consacrée à Cybèle, qui fait son entrée sur un char volant. Au deuxième acte, lʼavènement du grand sacrificateur est fêté par un divertissement, des zéphyrs apparaissent dans une gloire et les peuples de toute une nation viennent rendre hommage à la déesse. Nous avons dʼabord pensé à miniaturiser cet univers pour condenser, concentrer son extraordinaire abondance, son luxe et sa richesse. À force de le miniaturiser, nous avons compris quʼil pouvait se réduire à quelques meubles dʼargent, quelques objets de culte ou dʼapparat, quelques restes de ce fameux mobilier que Louis XIV dut se résigner à perdre, en fin de course, pour battre monnaie.
La Cour a éprouvé la fascination du luxe, jusquʼau délire. À Versailles, on jugeait un homme à son costume. Quand le roi donnait lʼordre à ses courtisans de sʼhabiller pour une fête, cʼétait la révolution au palais. Certains nobles étaient capables de ruiner leur maison et leurs héritiers pour se faire un pourpoint dʼor et de soie. À qui pense-t-il, cet homme au tricorne, ce promeneur solitaire ? Aux vanités de ce monde ? Au costume de Bérain quʼil va endosser pour figurer dans un ballet avant dʼaller faire retraite auprès de M. de la Trappe ? Cet homme aux yeux baissés, broyant du noir, cʼest Atys.
Cette gravure est-elle dʼépoque ? Je nʼen suis pas sûr. Elle pourrait être romantique, peu mʼimporte. Elle nous fait toucher du doigt un fait très passionnant, qui est notre incapacité de parler directement du XVIIe siècle. Il nʼexiste pas de liaison directe entre ce temps et le nôtre. Nous ne pouvons pas éviter dʼêtre romantiques. Nous ne pouvons parler de Louis XIII sans penser à Théophile Gautier et de la Champmeslé sans évoquer la voix de Sarah Bernhardt.
Je sais que je ne monterais pas Atys si des générations de spécialistes, de patients et rigoureux chercheurs ne lʼavaient pas rendu accessible à notre attention renouvelée. Mais le théâtre est essentiellement impur. Dans la recherche, on doit faire abstraction de soi-même. Au théâtre, on est là pour ne pas la faire. On a le droit de mélanger les styles, les codes et les époques. Il faut vouloir ces mélanges, ne serait-ce que pour sʼy troubler.

Un rêve noir habité par un soleil, Jean-Marie Villégier

Lully - Atys

Lully - Atys

Lully - Atys. Acte V

SCENE 1 - Le theatre change et represente des jardins agreables. Celaenus, Cybele, Melisse.
Celaenus
vous m' ostez Sangaride ? Inhumaine Cybelle ;
est-ce le prix du zele
que j' ay fait avec soin éclater à vos yeux ?
Preparez-vous ainsi la douceur eternelle
dont vous devez combler ces lieux ?
Est-ce ainsi que les roys sont protegez des dieux ?
Divinité cruelle,
descendez-vous exprés des cieux
pour troubler un amour fidelle ?
Et pour venir m' oster ce que j' aime le mieux ?

Cybele
j' aimois Atys, l' amour a fait mon injustice ;
il a pris soin de mon suplice ;
et si vous estes outragé,
bien-tost vous serez trop vangé.
Atys adore Sangaride.

Celaenus
Atys l' adore ? Ah le perfide !

Cybele
l' ingrat vous trahissoit, et vouloit me trahir :
il s' est trompé luy-mesme en croyant m' ébloüir.
Les zephirs l' ont laissé, seul, avec ce qu' il aime,
dans ces aimables lieux ;
je m' y suis cachée à leurs yeux ;
j' y viens d' estre témoin de leur amour extresme.

Celaenus
ô ciel ! Atys plairoit aux yeux qui m' ont charmé ?

Cybele
eh pouvez-vous douter qu' Atys ne soit aimé ?
Non, non, jamais amour n' eût tant de violence,
ils ont juré cent fois de s' aimer malgré nous,
et de braver nostre vengeance ;
ils nous ont appellez cruels, tyrans, jaloux ;
enfin leurs coeurs d' intelligence,
tous deux... ah je fremis au moment que j' y pense !
Tous deux s' abandonnoient à des transports si doux,
que je n' ay pû garder plus long-temps le silence :
ny retenir l' éclat de mon juste couroux.

Celaenus
la mort est pour leur crime une peine legere.

Cybele
mon coeur à les punir est assez engagé ;
je vous l' ay déja dit, croyez-en ma colere,
bien-tost vous serez trop vangé.

SCENE 2 - Atys, Sangaride, Cybele, Celaenus, Melisse, troupe de prestresses de Cybele.
Cybele et Celaenus

Venez vous livrer au suplice.

Atys, et Sangaride
Quoy la terre et le ciel contre nous sont armez ?
Souffrirez-vous qu' on nous punisse ?

Cybele, et Celaenus
Oubliez-vous vostre injustice ?

Atys et Sangaride
Ne vous souvient-il plus de nous avoir aimez ?

Cybele et Celaenus
Vous changez mon amour en haine legitime.

Atys et Sangaride
Pouvez-vous condamner
l' amour qui nous anime ?
Si c' est un crime,
quel crime est plus à pardonner ?

Cybele et Celaenus
Perfide, deviez-vous me taire
que c' estoit vainement que je voulois vous plaire ?

Atys et Sangaride
Ne pouvant suivre vos desirs,
nous croyons ne pouvoir mieux faire
que de vous épargner de mortels déplaisirs.

Cybele
d' un suplice cruel craignez l' horreur extresme.
Cybele et Celaenus

Craignez un funeste trépas.

Atys et Sangaride
Vangez-vous, s' il le faut, ne me pardonnez pas,
mais pardonnez à ce que j' aime.

Cybele et Celaenus
C' est peu de nous trahir, vous nous bravez, ingrats ?

Atys et Sangaride
Serez-vous sans pitié ?

Cybele et Celaenus
Perdez toute esperance.

Atys et Sangaride
L' amour nous a forcez à vous faire une offence,
il demande grace pour nous.

Cybele et Celaenus
L' amour en couroux
demande vengeance.

Cybele
toy, qui portes par tout et la rage et l' horreur,
cesse de tourmenter les criminelles ombres,
vien, cruelle alecton, sors des royaumes sombres,
inspire au coeur d' Atys ta barbare fureur.

SCENE 3 - Alecton, Atys, Sangaride, Cybele, Celaenus, Melisse, Idas, Doris, troupe de prestresses de Cybele, choeur de phrygiens. Alecton sort des enfers, tenant à la main un flambeau qu' elle secouë en volant et en passant au dessus d' Atys.
Atys
ciel ! Quelle vapeur m' environne !
Tous mes sens sont troublez, je fremis, je
frissonne,
je tremble, et tout à coup, une infernale ardeur
vient enflammer mon sang, et devorer mon coeur.
Dieux ! Que vois-je ? Le ciel s' arme contre la
terre ?
Quel desordre ! Quel bruit ! Quel éclat de tonnerre !
Quels abysmes profonds sous mes pas sont ouverts !
Que de fantosmes vains sont sortis des enfers !

Il parle à Cybele, qu' il prend pour Sangaride.

Sangaride, ah fuyez la mort que vous prepare
une divinité barbare :
c' est vostre seul peril qui cause ma terreur.

Sangaride
Atys reconnoissez vostre funeste erreur.

Atys prenant Sangaride pour un monstre
Quel monstre vient à nous ! Quelle fureur le guide !
Ah respecte, cruel, l' aimable Sangaride.

Sangaride
Atys, mon cher Atys.

Atys
quels hurlements affreux !

Celaenus à Sangaride
Fuyez, sauvez-vous de sa rage.
Atys tenant à la main le cousteau sacré
qui sert aux sacrifices.
Il faut combatre ; amour, seconde mon courage.

Atys court aprés Sangaride qui fuït dans un des costez du theatre.

Celaenus, et le choeur.
Arreste, arreste malheureux.

Celaenus court aprés Atys.

Sangaride dans un des costez du theatre
Atys !

Le Choeur
ô ciel !

Sangaride
je meurs.

Le Choeur
Atys, Atys luy-mesme,
fait perir ce qu' il aime !

Celaenus revenant sur le theatre

Je n' ay pû retenir ses efforts furieux,
Sangaride expire à vos yeux.

Cybele
Atys me sacrifie une indigne rivale.
Partagez avec moy la douceur sans égale,
que l' on gouste en vengeant un amour outragé.
Je vous l' avois promis.

Celaenus
ô promesse fatale !
Sangaride n' est plus, et je suis trop vangé.

Celaenus se retire au costé du theatre, où est
Sangaride morte.

SCENE 4 - Atys, Cybele, Idas, Melisse, choeur de phrygiens.
Atys
que je viens d' immoler une grande victime !
Sangaride est sauvée, et c' est par ma valeur.

Cybele touchant Atys
Acheve ma vengeance, Atys, connoy ton crime,
et repren ta raison pour sentir ton malheur.

Atys
un calme heureux succede aux troubles de mon coeur.
Sangaride, nymphe charmante,
qu' estes-vous devenue ? Où puis-je avoir recours ?
Divinité toute puissante,
Cybele, ayez pitié de nos tendres amours,
rendez-moy, Sangaride, espargnez ses beaux jours.

Cybele montrant à Atys Sangaride morte
Tu la peux voir, regarde.

Atys
ah quelle barbarie !
Sangaride a perdu la vie !
Ah quelle main cruelle ! Ah quel coeur inhumain ! ...

Cybele
les coups dont elle meurt sont de ta propre main.

Atys
moy, j' aurois immolé la beauté qui m' enchante ?
ô ciel ! Ma main sanglante
est de ce crime horrible un tesmoin trop certain !

Le Choeur
Atys, Atys luy-mesme,
fait perir ce qu' il aime.

Atys
quoy, Sangaride est morte ? Atys est son boureau !
Quelle vengeance ô dieux ! Quel supplice nouveau !
Quelles horreurs sont comparables
aux horreurs que je sens ?
Dieux cruels, dieux impitoyables,
n' estes-vous tout-puissants
que pour faire des miserables ?

Cybele
Atys, je vous ay trop aimé :
cét amour par vous-mesme en couroux transformé
fait voir encor sa violence :
jugez, ingrat, jugez en ce funeste jour,
de la grandeur de mon amour
par la grandeur de ma vengeance.

Atys
barbare ! Quel amour qui prend soin d' inventer
les plus horribles maux que la rage peut faire !
Bien-heureux qui peut éviter
le malheur de vous plaire.
ô dieux ! Injustes dieux ! Que n' estes-vous mortels ?
Faut-il que pour vous seuls vous gardiez la
vengeance ?
C' est trop, c' est trop souffrir leur cruelle
puissance,
chassons-les d' icy bas, renversons leurs autels.
Quoy, Sangaride est morte ? Atys, Atys luy-mesme
fait perir ce qu' il aime.

Le Choeur
Atys, Atys luy-mesme
fait perir ce qu' il aime.

Cybele ordonnant d' emporter le corps de Sangaride morte
Ostez ce triste objet.

Atys
ah ! Ne m' arrachez pas
ce qui reste de tant d' appas :
en fussiez-vous jalouse encore,
il faut que je l' adore
jusques dans l' horreur du trépas.

SCENE 5 - Cybele, Melisse
Cybele
je commence à trouver sa peine trop cruelle,
une tendre pitié rappelle
l' amour que mon couroux croyoit avoir banny,
ma rivale n' est plus, Atys n' est plus coupable,
qu' il est aisé d' aimer un criminel aimable
aprés l' avoir puny.
Que son desespoir m' espouvante !
Ses jours sont en peril, et j' en fremis d' effroy :
je veux d' un soin si cher ne me fier qu' à moy,
allons... mais quel spectacle à mes yeux se presente ?
C' est Atys mourant que je voy !

SCENE 6 - Atys, Idas, Cybele, Melisse, prestresses de Cybele.
Idas soûtenant Atys
Il s' est percé le sein, et mes soins pour sa vie
n' ont pû prevenir sa fureur.

Cybele
ah ! C' est ma barbarie,
c' est moy, qui luy perce le coeur.

Atys
je meurs, l' amour me guide
dans la nuit du trépas ;
je vais où sera Sangaride,
inhumaine, je vais où vous ne serez pas.

Cybele
Atys, il est trop vray, ma rigueur est extresme,
plaignez-vous, je veux tout souffrir.
Pourquoy suis-je immortelle en vous voyant perir ?

Atys, et Cybele
Il est doux de mourir
avec ce que l' on aime.

Cybele
que mon amour funeste armé contre moy-mesme,
ne peut-il vous venger de toutes mes rigueurs.

Atys
je suis assez vengé, vous m' aimez, et je meurs.

Cybele
malgré le destin implacable
qui rend de ton trépas l' arrest irrevocable,
Atys, sois à jamais l' objet de mes amours :
reprens un sort nouveau, deviens un arbre aimable
que Cybele aimera toûjours.

Atys prend la forme de l' arbre aimé de la déesse Cybele, que l' on appelle pin.

Cybele
venez furieux corybantes,
venez joindre à mes cris vos clameurs esclatantes ;
venez, nymphes des eaux, venez dieux des forests,
par vos plaintes les plus touchantes
secondez mes tristes regrets.

SCENE 7 - Cybele, troupe de nymphes des eaux, troupe de divinitez des bois, troupe de corybantes. Quatre nymphes chantantes. Huit dieux des bois chantants. Quatorze corybantes chantantes. Huit corybantes dançantes. Trois dieux des bois, dançants. Trois nymphes dançantes.
Cybele
Atys, l' aimable Atys, malgré tous ses attraits,
descend dans la nuit éternelle ;
mais malgré la mort cruelle,
l' amour de Cybele
ne mourra jamais.
Sous une nouvelle figure,
Atys est ranimé par mon pouvoir divin ;
celebrez son nouveanelle ;
mais malgré la mort cruelle,
l' amour de Cybele
ne mourra jamais.
Sous une nouvelle figure,
Atys est ranimé par mon pouvoir divin ;
celebrez son nouveanelle ;
mais malgré la mort cruelle,
l' amour de Cybele
ne mourra jamais.
Sous une nouvelle figure,
Atys est ranimé par mon pouvoir divin ;
celebrez son nouveau destin,
pleurez sa funeste avanture.
Choeur des nymphes des eaux, et des
divinitez des bois.
Celebrons son nouveau destin,
pleurons sa funeste aventure.

Cybele
que cét arbre sacré
soit reveré
de toute la nature.
Qu' il s' esleve au dessus des arbres les plus beaux :
qu' il soit voisin des cieux, qu' il regne sur les
eaux ;
qu' il ne puisse brûler que d' une flame pure.
Que cét arbre sacré
soit reveré
de toute la nature.

Le choeur repete ces trois derniers vers.

Cybele
que ses rameaux soient toûjours verds :
que les plus rigoureux hyvers
ne leur fassent jamais d' injure,
que cét arbre sacré
soit reveré
de toute la nature.

Le choeur repete ces trois derniers vers.

Cybele, et le choeur des divinitez des bois et des eaux
Quelle douleur !

Cybele, et le choeur des corybantes
Ah ! Quelle rage !
Cybele, et les choeurs.
Ah ! Quel malheur !

Cybele
Atys au printemps de son âge
perit comme une fleur
qu' un soudain orage
renverse et ravage.

Cybele, et le choeur des divinitez des bois, et des eaux
Quelle douleur !

Cybele, et le choeur des corybantes
Ah ! Quelle rage !

Cybele, et les choeurs
Ah ! Quel mal-heur !

Les divinitez des bois et des eaux, avec les
corybantes, honorent le nouvel arbre, et le
consacrent à Cybele. Les regrets des divinitez
des bois et des eaux, et les cris des corybantes,
sont secondez et terminez par des tremblemens
de terre, par des esclairs, et par des esclats de
tonnerre.

Cybele, et le choeur des divinitez des bois, et des eaux
Que le malheur d' Atys afflige tout le monde.

Cybele, et le choeur des corybantes
Que tout sente, icy bas,
l' horreur d' un si cruel trépas.

Cybele, et le choeur des divinitez des bois, et des eaux
Penetrons tous les coeurs d' une douleur profonde :
que les bois, que les eaux, perdent tous leurs appas.

Cybele, et le choeur des corybantes
Que le tonnerre nous responde :
que la terre fremisse, et tremble sous nos pas.

Cybele, et le choeur des divinitez des bois, et des eaux
Que le malheur d' Atys afflige tout le monde.

Tous Ensemble
que tout sente, icy bas,
l' horreur d' un si cruel trépas.

Tragédie en musique, ornée d'éntrées de ballet, de machines et de changements de théâtre, représentée devant S.M. à Saint Germain en Laye, le 10e jour de janvier 1676 /paroles de Quinault, livret trouvé ici.

Lully - Atys

Lully - Atys

Lully - Atys. Acte IV

SCENE 1 - Le theatre change et represente le palais du fleuve Sangar. Sangaride, Doris, Idas
Doris
quoy, vous pleurez ?

Idas
d' où vient vostre peine nouvelle ?

Doris
n' osez-vous découvrir vostre amour à Cybele ?

Sangaride
helas !

Doris, et Idas
Qui peut encor redoubler vos ennuis ?

Sangaride
helas ! J' aime... helas ! J' aime...

Doris, et Idas
Achevez.

Sangaride
je ne puis.

Doris, et Idas
L' amour n' est guere heureux lorsqu' il est trop timide.

Sangaride
helas ! J' aime un perfide
qui trahit mon amour ;
la déesse aime Atys, il change en moins d' un jour,
Atys comblé d' honneurs n' aime plus Sangaride.
Helas ! J' aime un perfide
qui trahit mon amour.

Doris, et Idas
Il nous montroit tantost un peu d' incertitude ;
mais qui l' eust soupçonné de tant d' ingratitude ?

Sangaride
j' embarassois Atys, je l' ay veu se troubler :
je croyois devoir reveler
nostre amour à Cybele ;
mais l' ingrat, l' infidelle,
m' empéchoit toûjours de parler.

Doris, et Idas
Peut-on changer si-tost quand l' amour est extréme ?
Gardez-vous, gardez-vous
de trop croire un transport jaloux.

Sangaride
Cybele hautement declare qu' elle l' aime,
et l' ingrat n' a trouvé cét honneur que trop doux ;
il change en un moment, je veux changer de mesme,
j' accepteray sans peine un glorieux espoux,
je ne veux plus aimer que la grandeur supresme.

Doris, et Idas
Peut-on changer si-tost quand l' amour est extresme ?
Gardez-vous, gardez-vous
de trop croire un transport jaloux.

Sangaride
trop heureux un coeur qui peut croire
un dépit qui sert à sa gloire.
Revenez ma raison, revenez pour jamais,
joignez-vous au dépit pour estouffer ma flâme,
reparez, s' il se peut, les maux qu' amour m' a faits,
venez restablir dans mon ame
les douceurs d' une heureuse paix ;
revenez, ma raison, revenez pour jamais.

Idas, et Doris
Une infidelité cruelle
n' efface point tous les appas
d' un infidelle,
et la raison ne revient pas
si-tost qu' on l' a rappelle.

Sangaride
aprés une trahison
si la raison ne m' éclaire,
le dépit et la colere
me tiendront lieu de raison.

Sangaride, Doris, Idas
qu' une premiere amour est belle ?
Qu' on a peine à s' en dégager !
Que l' on doit plaindre un coeur fidelle
lorsqu' il est forcé de changer.

SCENE 2 - Celaenus, suivans de Celaenus, Sangaride, Idas, et Doris.
Celaenus
belle nymphe, l' hymen va suivre mon envie,
l' amour avec moy vous convie
à venir vous placer sur un thrône éclatant,
j' aproche avec transport du favorable instant
d' où despend la douceur du reste de ma vie :
mais malgré les appas du bonheur qui m' attent,
malgré tous les transports de mon ame amoureuse,
si je ne puis vous rendre heureuse,
je ne seray jamais content.
Je fais mon bonheur de vous plaire,
j' attache à vostre coeur mes desirs les plus doux.

Sangaride
seigneur, j' obeïray, je despens de mon pere,
et mon pere aujourd' huy veut que je sois à vous.

Celaenus
regardez mon amour, plustost que ma couronne.

Sangaride
ce n' est point la grandeur qui me peut esbloüir.

Celaenus
ne sçauriez-vous m' aimer sans que l' on vous
l' ordonne.

Sangaride
seigneur contentez-vous que je sçache obeïr,
en l' estat où je suis c' est ce que je puis dire...

SCENE 3 - Atys, Celaenus, Sangaride, Doris, Idas, suivans de Celaenus.
Celaenus
vostre coeur se trouble, il soûpire.

Sangaride
expliquez en vostre faveur
tout ce que vous voyez de trouble dans mon coeur.

Celaenus
rien ne m' allarme plus, Atys, ma crainte est vaine,
mon amour touche enfin le coeur de la beauté
dont je suis enchanté :
toy qui fus tesmoin de ma peine,
cher Atys, sois tesmoin de ma felicité.
Peux-tu la concevoir ? Non, il faut que l' on aime,
pour juger des douceurs de mon bonheur extresme.
Mais, prés de voir combler mes voeux,
que les moments sont longs pour mon coeur amoureux !
Vos parents tardent trop, je veux aller moy-mesme
les presser de me rendre heureux.

SCENE 4 - Atys, Sangaride
Atys
qu' il sçait peu son malheur ! Et qu' il est
déplorable !
Son amour meritoit un sort plus favorable :
j' ay pitié de l' erreur dont son coeur s' est flatté.

Sangaride
espargnez-vous le soin d' estre si pitoyable,
son amour obtiendra ce qu' il a merité.

Atys
dieux ! Qu' est-ce que j' entends !

Sangaride
qu' il faut que je me vange.
Que j' aime enfin le roy, qu' il sera mon espoux.

Atys
Sangaride, eh d' où vient ce changement estrange ?

Sangaride
n' est-ce pas vous, ingrat, qui voulez que je change ?

Atys
moy !

Sangaride
quelle trahison !

Atys
quel funeste couroux !

Atys et Sangaride

Pourquoy m' abandonner pour une amour nouvelle ?
Ce n' est pas moy qui rompt une chaisne si belle.

Atys
beauté trop cruelle, c' est vous.

Sangaride
amant infidelle, c' est vous.

Atys
ah ! C' est vous, beauté trop cruelle.

Sangaride
ah ! C' est vous amant infidelle.

Atys, et Sangaride
Beauté trop cruelle, c' est vous,
amant infidelle, c' est vous,
qui rompez des liens si doux.

Sangaride
vous m' avez immolée à l' amour de Cybele.

Atys
il est vray qu' à ses yeux, par un secret effroy,
j' ay voulu de nos coeurs cacher l' intelligence :
mais ce n' est que pour vous que j' ay crain sa
vengeance,
et je ne la crains pas pour moy.
Cybele m' ayme en vain, et c' est vous que j' adore.

Sangaride
après vostre infidelité,
auriez-vous bien la cruauté
de vouloir me tromper encore ?

Atys
moy ! Vous trahir ? Vous le pensez ?
Ingrate, que vous m' offencez !
Hé bien, il ne faut plus rien taire,
je vais de la déesse attirer la colere,
m' offrir à sa fureur, puisque vous m' y forcez...

Sangaride
ah ! Demeurez, Atys, mes soupçons sont passez ;
vous m' aimez, je le croy, j' en veux estre certaine.
Je le souhaite assez,
pour le croire sans peine.

Atys
je jure,

Sangaride
je promets,

Atys et Sangaride
De ne changer jamais.

Sangaride
quel tourment de cacher une si belle flame.
Redoublons-en l' ardeur dans le fonds de nostre ame.

Atys et Sangaride
Aimons en secret, aimons-nous :
aimons plusque jamais, en dépit des jaloux.

Sangaride
mon pere vient icy,

Atys
que rien ne vous estonne ;
servons-nous du pouvoir que Cybele me donne,
je vais preparer les zephirs
à suivre nos desirs.

SCENE 5 - Sangaride, Celaenus, le dieu du fleuve Sangar, troupe de dieux de fleuves, de ruisseaux, et de divinitez de fontaines. Le fleuve Sangar. Suite du fleuve Sangar. Douze grands dieux de fleuves chantants.
Huit dieux de fleuves joüans de la flutte. Quatre divinitez de fontaines, et quatre dieux de fleuves chantants et dançants. Quatre divinitez de fontaines. Deux dieux de fleuves. Deux dieux de fleuves dançants ensemble. Deux petits dieux de ruisseaux chantants et dançants. Quatre petits dieux de ruisseaux dançants. Six grands dieux de fleuves dançants. Deux vieux dieux de fleuves et deux vieilles fontaines
dançantes. Deux vieux dieux de fleuves dançants. Deux vieilles nymphes de fontaines dançantes.
Le dieu du fleuve Sangar.
ô vous, qui prenez part au bien de ma famille,
vous, venerables dieux des fleuves les plus grands,
mes fidelles amis, et mes plus chers parents,
voyez quel est l' espoux que je donne à ma fille :
j' ay pris soin de choisir entre les plus grands roys.

Choeur de dieux de fleuves.
Nous aprouvons vostre choix.
Le dieu du fleuve Sangar.
Il a Neptune pour pere,
les phrygiens suivent ses loix ;
j' ay crû ne pouvoir faire
un choix plus digne de vous plaire.

Choeur de dieux de fleuves.
Tous, d' une commune voix,
nous aprouvons vostre choix.

Le dieu du fleuve Sangar.
Que l' on chante, que l' on dance,
rions tous lors qu' il le faut ;
ce n' est jamais trop tost
que le plaisir commence.
On trouve bien-tost la fin
des jours de réjoüissance ;
on a beau chasser le chagrin,
il revient plustost qu' on ne pense.

Le dieu du fleuve Sangar, et le choeur.
Que l' on chante, que l' on dance,
rions tous lors qu' il le faut ;
ce n' est jamais trop tost
que le plaisir commence :
que l' on chante, que l' on dance,
rions tous lors qu' il le faut.

Dieux de fleuves, divinitez de fontaines, et de
ruisseaux, chantants et dançants ensemble.
La beauté la plus severe
prend pitié d' un long tourment,
et l' amant qui persevere
devient un heureux amant.
Tout est doux, et rien ne coûte
pour un coeur qu' on veut toucher,
l' onde se fait une route
en s' efforçant d' en chercher,
l' eau qui tombe goute à goute
perce le plus dur rocher.
L' hymen seul ne sçauroit plaire,
il a beau flatter nos voeux ;
l' amour seul a droit de faire
les plus doux de tous les noeuds.
Il est fier, il est rebelle,
mais il charme tel qu' il est ;
l' hymen vient quand on l' appelle,
l' amour vient quand il luy plaist.
Il n' est point de resistance
dont le temps ne vienne à bout,
et l' effort de la constance
à la fin doit vaincre tout.
Tout est doux, et rien ne coûte
pour un coeur qu' on veut toucher,
l' onde se fait une route
en s' efforçant d' en chercher,
l' eau qui tombe goute à goute
perce le plus dur rocher.
L' amour trouble tout le monde,
c' est la source de nos pleurs ;
c' est un feu brûlant dans l' onde,
c' est l' écüeil des plus grands coeurs :
il est fier, il est rebelle,
mais il charme tel qu' il est ;
l' hymen vient quand on l' appelle,
l' amour vient quand il luy plaist.

Un dieu de fleuve et une divinité de fontaine, dançent et chantent ensemble.
D' une constance extresme,
un ruisseau suit son cours ;
il en sera de mesme
du choix de mes amours,
et du moment que j' aime
c' est pour aimer toûjours.
Jamais un coeur volage
ne trouve un heureux sort,
il n' a point l' avantage
d' estre long-temps au port,
il cherche encor l' orage
au moment qu' il en sort.

Choeur de dieux de fleuves, et de divinitez de fontaines
Un grand calme est trop fascheux,
nous aimons mieux la tourmente.
Que sert un coeur qui s' exempte
de tous les soins amoureux ?
à quoy sert une eau dormante ?
Un grand calme est trop fascheux,
nous aimons mieux la tourmente.

SCENE 6 - Atys, troupe de zephirs volants, Sangaride, Celaenus, le dieu du fleuve Sangar, troupe de dieux
de fleuves, de ruisseaux, et de divinitez de fontaines.
Choeur de dieux de fleuves, et de fontaines.
Venez former des noeuds charmants,
Atys, venez unir ces bien-heureux amants.

Atys
cét hymen desplaist à Cybele,
elle deffend de l' achever :
Sangaride est un bien qu' il faut luy reserver,
et que je demande pour elle.

Choeur
ah quelle loy cruelle !

Celaenus
Atys peut s' engager luy-mesme à me trahir ?
Atys contre moy s' interesse ?

Atys
seigneur, je suis à la deesse,
dés qus doux ?

Choeur
opposons-nous
à ce dessein barbare.

Atys élevé sur un nuage

Aprenez, audacieux,
qu' il n' est rien qui n' obeïsse
aux souveraines loix de la reyne des dieux.
Qu' on nous enleve de ces lieux ;
zephirs, que sans tarder mon ordre s' accomplisse.

Les zephirs volent, et enlevent Atys et Sangaride.

Choeur
quelle injustice !

Tragédie en musique, ornée d'éntrées de ballet, de machines et de changements de théâtre, représentée devant S.M. à Saint Germain en Laye, le 10e jour de janvier 1676 /paroles de Quinault, livret trouvé ici.

Lully - Atys

Lully - Atys

Lully - Atys. Acte III

SCENE 1 - Le theatre change et represente le palais du grand sacrificateur de Cybele. Atys seul.
Que servent les faveurs que nous fait la
fortune
quand l' amour nous rend malheureux ?
Je pers l' unique bien qui peut combler
mes voeux,
et tout autre bien m' importune.
Que servent les faveurs que nous fait la fortune
quand l' amour nous rend malheureux ?

SCENE 2 - Idas, Doris, Atys
Idas

peut-on icy parler sans feindre ?

Atys
je commande en ces lieux, vous n' y devez rien
craindre.

Doris
mon frere est vostre amy.

Idas
fiez-vous à ma soeur.

Atys
vous devez avec moy partager mon bonheur.

Idas, et Doris
Nous venons partager vos mortelles allarmes ;
sangaride les yeux en larmes
nous vient d' ouvrir son coeur.

Atys
l' heure aproche où l' hymen voudra qu' elle se livre
au pouvoir d' un heureux espoux.

Idas, et Doris.
Elle ne peut vivre
pour un autre que pour vous.

Atys
qui peut la dégager du devoir qui la presse ?

Idas, et Doris.
Elle veut elle mesme aux pieds de la deesse
declarer hautement vos secretes amours.

Atys
Cybele pour moy s' interesse,
j' ose tout esperer de son divin secours...
mais quoy, trahir le roy ! Tromper son esperance !
De tant de biens receus est-ce la recompense ?

Idas, et Doris

Dans l' empire amoureux
le devoir n' a point de puissance ;
l' amour dispence
les rivaux d' estre genereux ;
il faut souvent pour devenir heureux
qu' il en couste un peu d' innocence.

Atys
je souhaite, je crains, je veux, je me repens.
Idas, et Doris.
Verrez-vous un rival heureux à vos dépens ?

Atys
je ne puis me resoudre à cette violence.

Atys, Idas, et Doris
En vain, un coeur, incertain de son choix.
Met en balance mille fois
l' amour et la reconnoissance,
l' amour toûjours emporte la balance.

Atys
le plus juste party cede enfin au plus fort.
Allez, prenez soin de mon sort,
que Sangaride icy se rende en diligence.

SCENE 3 - Atys seul.
Nous pouvons nous flater de l' espoir le plus doux
Cybele et l' amour sont pour nous.
Mais du devoir trahi j' entends la voix pressante
qui m' accuse et qui m' épouvante.
Laisse mon coeur en paix, impuissante vertu,
n' ay-je point assez combatu ?
Quand l' amour malgré toy me contraint à me rendre,
que me demandes-tu ?
Puisque tu ne peux me deffendre,
que me sert-il d' entendre
les vains reproches que tu fais ?
Impuissante vertu laisse mon coeur en paix.
Mais le sommeil vient me surprendre,
je combats vainement sa charmante douceur.
Il faut laisser suspendre
les troubles de mon coeur.

Atys s' endort.

SCENE 4 - Le theatre change et represente un antre entouré de pavots et de ruisseaux, où le dieu du sommeil se vient rendre accompagné des songes agreables et funestes. Atys dormant. Le sommeil, Morphée, Phobetor,
Phantase, les songes agreables. Les songes funestes. Le sommeil. Morphée. Phobetor. Phantase. Deux songes joüants de la violle. Deux songes joüants du theorbe. Six songes joüants de la flutte. Douze songes funestes chantants. Seize songes agreables et funestes dançans. Huit songes agreables dançants. Huit songes funestes dançants.
Le Sommeil
dormons, dormons tous ;
ah que le repos est doux !

Morphée
regnez, divin sommeil, regnez sur tout le monde,
répandez vos pavots les plus assoupissans ;
calmez les soins, charmez les sens,
retenez tous les coeurs dans une paix profonde.

Phobetor
ne vous faites point violence,
coulez, murmurez, clairs ruisseaux,
il n' est permis qu' au bruit des eaux
de troubler la douceur d' un si charmant silence.

Le Sommeil, Morphée, Phobetor, et Phantase.
Dormons, dormons tous,
ah que le repos est doux !
Les songes agreables aprochent d' Atys, et
par leurs chants, et par leurs dances, luy font
connoistre l' amour de Cybele, et le bonheur
qu' il en doit esperer.

Morphée
escoute, escoute Atys la gloire qui t' appelle,
sois sensible à l' honneur d' estre aimé de Cybele,
joüis heureux Atys de ta felicité.

Morphée, Phobetor, et Phantase.
Mais souvien-toy que la beauté,
quand elle est immortelle,
demande la fidelité
d' une amour éternelle.

Phantase
que l' amour a d' attraits
lors qu' il commence
à faire sentir sa puissance !
Que l' amour a d' attraits
lors qu' il commence
pour ne finir jamais.
Trop heureux un amant
qu' amour exemte
des peines d' une longue attente !
Trop heureux un amant
qu' amour exemte
de crainte et de tourment !

Phobetor
gouste en paix chaque jour une douceur nouvelle,
partage l' heureux sort d' une divinité,
ne vante plus la liberté,
il n' en est point du prix d' une chaîne si belle.

Morphée, Phobetor, et Phantase
Mais souvien-toy que la beauté,
quand elle est immortelle,
demande la fidelité
d' une amour éternelle.

Phantase
que l' amour a d' attraits
lors qu' il commence
à faire sentir sa puissance !
Que l' amour a d' attraits
lors qu' il commence
pour ne finir jamais !
Les songes funestes approchent d' Atys, et le
menacent de la vengeance de Cybele s' il mesprise
son amour, et s' il ne l' ayme pas avec fidelité.

Un Songe Funeste
garde-toy d' offencer un amour glorieux,
c' est pour toy que Cybele abandonne les cieux
ne trahis point son esperance.
Il n' est point pour les dieux de mespris innocent,
ils sont jaloux des coeurs, ils aiment la vengeance,
il est dangereux qu' on offence
un amour tout-puissant.

Choeur De Songes Funestes
l' amour qu' on outrage
se transforme en rage,
et ne pardonne pas
aux plus charmants appas.
Si tu n' aimes point Cybele
d' une amour fidelle,
malheureux, que tu souffriras !
Tu periras :
crains une vengeance cruelle,
tremble, crains un affreux trépas.

Atys espouvanté par les songes funestes, se
resveille en sursaut, le sommeil et les songes
disparoissent avec l' antre où ils estoient, et
Atys se retrouve dans le mesme palais où il s' estoit
endormy.

SCENE 5 - Atys, Cybele, Melisse
Atys
venez à mon secours ô dieux ! ô justes dieux !

Cybele
Atys, ne craignez rien, Cybele, est en ces lieux.

Atys
pardonnez au desordre où mon coeur s' abandonne ;
c' est un songe...

Cybele
parlez, quel songe vous estonne ?
Expliquez-moy vostre embaras.

Atys
les songes sont trompeurs, et je ne les croy pas.
Les plaisirs et les peines
dont en dormant on est seduit,
sont des chimeres vaines
que le resveil détruit.

Cybele
ne mesprisez pas tant les songes
l' amour peut emprunter leur voix,
s' ils font souvent des mensonges,
ils disent vray quelque fois.
Ils parloient par mon ordre, et vous les devez croire.

Atys
ô ciel !

Cybele
n' en doutez point, connoissez vostre gloire.
Respondez avec liberté,
je vous demande un coeur qui dépend de luy-mesme.

Atys
une grande divinité
doit s' assûrer toujours de mon respect extresme.

Cybele
les dieux dans leur grandeur supresme
reçoivent tant d' honneurs qu' ils en sont rebutez,
ils se lassent souvent d' estre trop respectez,
ils sont plus contents qu' on les aime.

Atys
je sçay trop ce que je vous doy
pour manquer de reconnoissance...

SCENE 6 - Sangaride, Cybele, Atys, Melisse
Sangaride se jettant aux pieds de Cybele.

J' ay recours à vostre puissance,
reyne des dieux, protegez-moy.
L' interest d' Atys vous en presse...

Atys interrompant Sangaride

Je parleray pour vous, que vostre crainte cesse.

Sangaride
tous deux unis des plus beaux noeuds...

Atys interrompant Sangaride

Le sang et l' amitié nous unissent tous deux.
Que vostre secours la délivre
des loix d' un hymen rigoureux,
ce sont les plus doux de ses voeux
de pouvoir à jamais vous servir et vous suivre.

Cybele
les dieux sont les protecteurs
de la liberté des coeurs.
Allez, ne craignez point le roy ny sa colere,
j' auray soin d' appaiser
le fleuve sangar vostre pere ;
Atys veut vous favoriser,
Cybele en sa faveur ne peut rien refuser.

Atys
ah ! C' en est trop...

Cybele
non, non, il n' est pas necessaire
que vous cachiez vostre bonheur,
je ne prétens point faire
un vain mystere
d' un amour qui vous fait honneur.
Ce n' est point à Cybele à craindre d' en trop dire.
Il est vray, j' aime Atys, pour luy j' ay tout quitté,
sans luy je ne veux plus de grandeur ny d' empire,
pour ma felicité
son coeur seul peut suffire.
Allez, Atys luy-mesme ira vous garantir
de la fatale violence
où vous ne pouvez consentir.

Sangaride se retire.

Cybele parle à Atys
Laissez-nous, attendez mes ordres pour partir,
je prétens vous armer de ma toute-puissance.

SCENE 7 - Cybele, Melisse
Cybele
qu' Atys dans ses respects mesle d' indifference !
L' ingrat Atys ne m' aime pas ;
l' amour veut de l' amour, tout autre prix l' offence,
et souvent le respect et la reconnoissance
sont l' excuse des coeurs ingrats.

Melisse
ce n' est pas un si grand crime
de ne s' exprimer pas bien,
un coeur qui n' aima jamais rien
sçait peu comment l' amour s' exprime.

Cybele
Sangaride est aimable, Atys peut tout charmer,
ils tesmoignent trop s' estimer,
et de simples parents sont moins d' intelligence :
ils se sont aimez dés l' enfance,
ils pourroient enfin trop s' aimer.
Je crains une amitié que tant d' ardeur anime.
Rien n' est si trompeur que l' estime :
c' est un nom supposé
qu' on donne quelque fois à l' amour desguisé.
Je pretens m' esclaircir, leur feinte sera vaine.

Melisse
quels secrets par les dieux ne sont point penetrez ?
Deux coeurs à feindre preparez
ont beau cacher leur chaîne,
on abuse avec peine
les dieux par l' amour esclairez.

Cybele
va, Melisse, donne ordre à l' aimable zephire
d' accomplir promptement tout ce qu' Atys desire.

SCENE 8 - Cybele seule.
Espoir si cher, et si doux,
ah ! Pourquoy me trompez-vous ?
Des suprêmes grandeurs vous m' avez fait descendre,
mille coeurs m' adoroient, je les neglige tous,
je n' en demande qu' un, il a peine à se rendre ;
je ne sens que chagrins, et que soupçons jaloux ;
est-ce le sort charmant que je devois attendre ?
Espoir si cher, et si doux,
ah ! Pourquoy me trompez-vous ?
Helas ! Par tant d' attraits falloit-il me
surprendre ?
Heureuse, si toûjours j' avois pû m' en deffendre !
L' amour qui me flattoit me cachoit son couroux :
c' est donc pour me fraper des plus funestes coups,
que le cruel amour m' a fait un coeur si tendre ?
Espoir si cher, et si doux,
ah ! Pourquoy me trompez-vous ?

Tragédie en musique, ornée d'éntrées de ballet, de machines et de changements de théâtre, représentée devant S.M. à Saint Germain en Laye, le 10e jour de janvier 1676 /paroles de Quinault, livret trouvé ici.

Lully - Atys

Lully - Atys

Lully - Atys. Acte II

SCENE 1 - Le theatre change et represente
le temple de Cybele. Celaenus roy de Phrygie. Atys, suivans
de Celaenus.
Celaenus
n' avancez pas plus loin, ne suivez point
mes pas ;
sortez. Toy ne me quitte pas.
Atys, il faut attendre icy que la déesse
nomme un grand sacrificateur.

Atys
son choix sera pour vous, seigneur ; quelle
tristesse semble avoir surpris vostre coeur ?

Celaenus
les roys les plus puissans connoissent l' importance
d' un si glorieux choix :
qui pourra l' obtenir estendra sa puissance
par tout où de Cybele on revere les loix.

Atys
elle honore aujourd' huy ces lieux de sa presence,
c' est pour vous preferer aux plus puissans des roys.

Celaenus
mais quand j' ay veu tantost la beauté qui
m' enchante,
n' as-tu point remarqué comme elle estoit tremblante ?

Atys
à nos jeux, à nos chants, j' estois trop appliqué,
hors la feste, seigneur, je n' ay rien remarqué.

Celaenus
son trouble m' a surpris. Elle t' ouvre son ame ;
n' y découvres-tu point quelque secrette flâme ?
Quelque rival caché ?

Atys
seigneur, que dites vous ?

Celaenus
le seul nom de rival allume mon couroux.
J' ay bien peur que le ciel n' ait pû voir sans envie
le bonheur de ma vie,
et si j' estois aimé mon sort seroit trop doux.
Ne t' estonnes point tant de voir la jalousie
dont mon ame est saisie,
on ne peut bien aimer sans estre un peu jaloux.

Atys
seigneur, soyez content, que rien ne vous allarme ;
l' hymen va vous donner la beauté qui vous
charme,
vous serez son heureux espoux.

Celaenus
tu peux me rasseurer, Atys, je te veux croire,
c' est son coeur que je veux avoir,
dy-moy s' il est en mon pouvoir ?

Atys
son coeur suit avec soin le devoir et la gloire,
et vous avez pour vous la gloire et le devoir.

Celaenus
ne me déguise point ce que tu peux connaistre.
Si j' ay ce que j' aime en ce jour
l' hymen seul m' en rend-t' il le maistre ?
La gloire et le devoir auront tout fait, peut-estre,
et ne laissent pour moy rien à faire à l' amour.

Atys
vous aimez d' un amour trop delicat, trop tendre.

Celaenus
l' indifferent Atys ne le sçauroit comprendre.

Atys
qu' un indifferent est heureux !
Il joüit d' un destin paisible.
Le ciel fait un present bien cher, bien dangereux,
lorsqu' il donne un coeur trop sensible.

Celaenus
quand on aime bien tendrement
on ne cesse jamais de souffrir, et de craindre ;
dans le bonheur le plus charmant,
on est ingenieux à se faire un tourment,
et l' on prend plaisir à se plaindre.
Va songe à mon hymen, et voy si tout est prest,
laisse-moy seul icy, la deesse paraist.

SCENE 2 -Cybele, Celaenus, Melisse, troupe de prestresses de Cybele.
Cybele
je veux joindre en ces lieux la gloire et
l' abondance,
d' un sacrificateur je veux faire le choix,
et le roy de Phrygie auroit la preference
si je voulois choisir entre les plus grands roys.
Le puissant dieu des flots vous donna la naissance,
un peuple renommé s' est mis sous vostre loy ;
vous avez sans mes soins, d' ailleurs, trop de
puissance,
je veux faire un bonheur qui ne soit dû qu' à moy.
Vous estimez Atys, et c' est avec justice,
je pretens que mon choix à vos voeux soit propice,
c' est Atys que je veux choisir.

Celaenus
j' aime Atys, et je voy sa gloire avec plaisir.
Je suis roy, Neptune est mon pere,
j' espouse une beauté qui va combler mes voeux :
le souhait qui me reste à faire,
c' est de voir mon amy parfaitement heureux.

Cybele
il m' est doux que mon choix à vos desirs réponde ;
une grande divinité
doit faire sa felicité
du bien de tout le monde.
Mais sur tout le bonheur d' un roy chery des cieux
fait le plus doux plaisir des dieux.

Celaenus
le sang aproche Atys de la nymphe que j' aime,
son merite l' égale aux roys :
il soûtiendra mieux que moy-mesme
la majesté supresme
de vos divines loix.
Rien ne pourra troubler son zele,
son coeur s' est conservé libre jusqu' à ce jour ;
il faut tout un coeur pour Cybele,
à peine tout le mien peut suffire à l' amour.

Cybele
portez à vostre amy la premiere nouvelle
de l' honneur éclatant où ma faveur l' appelle.

SCENE 3 - Cybele, Melisse
Cybele

tu t' estonnes, Melisse, et mon choix te surprend ?
Melisse
Atys vous doit beaucoup, et son bonheur est grand.

Cybele
j' ay fait encor pour luy plus que tu ne peux croire.

Melisse
est-il pour un mortel un rang plus glorieux ?

Cybele
tu ne vois que sa moindre gloire ;
ce mortel dans mon coeur est au dessus des dieux.
Ce fut au jour fatal de ma derniere feste
que de l' aimable Atys je devins la conqueste :
je partis à regret pour retourner aux cieux,
tout m' y parût changé, rien n' y pleût à mes yeux.
Je sens un plaisir extrême
à revenir dans ces lieux ;
où peut-on jamais estre mieux,
qu' aux lieux où l' on voit ce qu' on aime.

Melisse
tous les dieux ont aimé, Cybele aime à son tour.
Vous méprisiez trop l' amour,
son nom vous sembloit étrange,
à la fin il vient un jour
où l' amour se vange.

Cybele
j' ay crû me faire un coeur maistre de tout son sort,
un coeur toûjours exempt de trouble et de tendresse.

Melisse
vous braviez à tort
l' amour qui vous blesse ;
le coeur le plus fort
à des momens de foiblesse.
Mais vous pouviez aimer, et descendre moins bas.

Cybele
non, trop d' égalité rend l' amour sans appas.
Quel plus haut rang ay-je à pretendre ?
Et dequoy mon pouvoir ne vient-il point à bout ?
Lors qu' on est au dessus de tout,
on se fait pour aimer un plaisir de descendre.
Je laisse aux dieux les biens dans le ciel preparez,
pour Atys, pour son coeur, je quitte tout sans
peine,
s' il m' oblige à descendre, un doux penchant
m' entraîne ;
les coeurs que le destin a le plus separez,
sont ceux qu' amour unit d' une plus forte chaîne.
Fay venir le sommeil ; que luy-mesme en ce jour,
prenne soin icy de conduire
les songes qui luy font la cour ;
Atys ne sçait point mon amour,
par un moyen nouveau je pretens l' en instruire.

Melisse se retire.

Cybele
que les plus doux zephirs, que les peuples divers,
qui des deux bouts de l' univers
sont venus me montrer leur zele,
celebrent la gloire immortelle
du sacrificateur dont Cybele a fait choix,
Atys doit dispenser mes loix,
honorez le choix de Cybele.

SCENE 4 - Les zephirs paroissent dans une gloire élevée et brillante. Les peuples differens qui sont venus à la feste de Cybele entrent dans le temple, et tous ensemble s' efforcent d' honorer Atys, qui vient revestu des habits de grand sacrificateur. Cinq zephirs dançans dans la gloire.Huit zephirs joüants du haut-bois et des cromornes, dans la gloire. Cinq zephirs joüants du haut-bois. Trois cromornes joüants dans la gloire. Troupe de peuples differens chantans qui accompagnent Atys. Six indiens et six egiptiens dançans. Six indiens. Six egiptiens.
Choeurs des peuples et des zephirs.
Celebrons la gloire immortelle
du sacrificateur dont Cybele a fait choix :
Atys doit dispenser ses loix,
honorons le choix de Cybele.
Que devant vous tout s' abaisse, et tout tremble ;
vivez heureux, vos jours sont nostre espoir :
rien n' est si beau que de voir ensemble
un grand merite avec un grand pouvoir.
Que l' on benisse
le ciel propice,
qui dans vos mains
met le sort des humains.

Atys
indigne que je suis des honneurs qu' on m' adresse,
je dois les recevoir au nom de la déesse ;
j' ose, puis qu' il luy plaist, luy presenter vos voeux :
pour le prix de vostre zele,
que la puissante Cybele
vous rende à jamais heureux.

Choeurs des peuples et des zephirs.
Que la puissante Cybele
nous rende à jamais heureux.

Tragédie en musique, ornée d'éntrées de ballet, de machines et de changements de théâtre, représentée devant S.M. à Saint Germain en Laye, le 10e jour de janvier 1676 /paroles de Quinault, livret trouvé ici.