Le livret dʼAtys est peut-être le meilleur de ceux que Quinault a écrits pour Lully. Cʼétait bien lʼavis de Louis XIV, qui en a ordonné de nombreuses reprises, jusquʼà la fin de son règne. Cette tragédie lyrique est à la fois, dans son genre, accomplissement et exception. Et cʼest précisément dans son caractère exceptionnel quʼelle parvient à lʼaccomplissement : ses différentes composantes, drame, danses, machines, mélange de styles et scènes chorales concourent à sa profonde unité.
Une histoire nous est contée, les protagonistes sont de vrais personnages, les passions flambent et le dénouement est authentiquement tragique. Les éléments comiques, les divertissements sont réduits au minimum. Le ballet des fleuves est trop bref pour quʼil soit vraiment possible dʼy évoquer une grande fête de cour. Mais Lully nʼhésite pas à commencer par vingt-cinq minutes de pur théâtre, vingt-cinq minutes durant lesquelles Atys, Sangaride et deux confidents occupent à eux seuls le plateau. Vingt-cinq minutes pour exposer une situation, analyser les sentiments, faire jouer les premiers ressorts du drame, allumer la mèche. Vingt-cinq minutes de tragédie classique.
Nous avons défini les grandes lignes de notre spectacle en écoutant Atys - dialogues et musique, si bien joints par Quinault et Lully - et en refusant de lire les indications scéniques fournies par le livret. Aux six décors, aux machines, aux changements à vue requis par le livret, nous substituons un lieu unique, le lieu dʼune solennité. Les incarnations multiples du chœur sont ramenées à deux aspects : diurne et nocturne. Paradoxalement, cʼest lʼaspect diurne qui sera celui du songe. Nous avons tenté de souligner ce qui nous paraît le plus original, le plus proche de la tragédie classique, quʼon oppose en général à la tragédie lyrique. Non pas que ce genre ne soit déjà défini et accompli. Mais il nʼest pas ici encombré des ajouts qui le rendent si souvent hétéroclite.
La métrique de Quinault sʼapparente à celle que Corneille avait essayée dans Agésilas ou Psyché. En Quinault, tantôt cʼest le dramaturge qui guide le poète et lui insuffle une clarté, une fermeté dʼexpression, un bonheur dʼaffirmation extraordinaire, tantôt cʼest le versificateur qui cède au goût dominant et glisse à la fadaise galante. À Corneille, Quinault emprunte aussi une habitude qui remonte aux origines de la tragédie française et même de la tragédie antique : il truffe son texte dʼun grand nombre de maximes ou sentences morales. On nʼadorait rien tant, à cette époque, que les « applications ». À la différence des maximes de Corneille, qui se carrent dans les douze syllabes de lʼalexandrin, celles de Quinault sʼétendent sur plusieurs vers. Ce sont les maximes, souvent, qui fournissent la matière des airs. Dans Atys, la musique qui soutient les maximes est la plus facilement mémorisable, cʼest celle que lʼon peut chanter à la sortie.
Reste à savoir si, conformément à la tradition qui veut que Lully se soit inspiré de la Champmeslé pour composer ses récitatifs, la musique dʼAtys nous apprend beaucoup sur la déclamation de lʼépoque. Soyons nets : elle ne nous donnera une idée de cet art perdu que dans la mesure où nous en avons déjà une. Ce nʼest pas LʼImpromptu de Versailles qui peut suffire à nous restituer ce quʼétait la manière des acteurs de lʼHôtel de Bourgogne. Cette manière, quelle quʼelle ait été vers 1660, venait-elle dʼêtre infléchie par Racine, admirable
lecteur de ses propres œuvres ? Les seuls textes un peu précis sur lesquels nous puissions nous appuyer sont postérieurs. Je ne pense pas, de toute façon, que le récitatif de Lully soit un simple reflet de la parole. La veine mélodique lʼemporte toujours, certaines formules reviennent et finissent par former un langage proprement musical. Langage très fin et très ouvert, qui laisse large place à lʼinterprétation. Cette musique prévoit, en quelque sorte, dʼêtre violentée par le théâtre. Ne pas la violenter, de cette violence quʼelle appelle, cʼest ne
pas lui rendre justice. Si le théâtre nʼy prend ses libertés, elle peut devenir horriblement ennuyeuse. Lully appelle la violence théâtrale. Cʼest ce que William Christie mʼa fait comprendre en me signalant jour après jour toute la marge de manœuvre que me laissait la partition.
Le langage scénique au XVIIe siècle était, paraît-il, figé dans un système expressif strictement codifié. Je crois quʼil faut remonter aux principes mêmes de ce langage. Il serait vain dʼimiter à froid des acteurs sous le charme desquels nous nʼavons pas vécu. Tout repose sur une exigence : le feu doit prendre. Les théoriciens du théâtre auront, au XVIIIe siècle, une terminologie très précise pour parler du métier de lʼacteur et définir ses
composantes. Un tragédien doit avoir du feu, de la flamme, du foyer (les trois mots recevant un sens différent). Ce vocabulaire revient si souvent quʼon pourrait écrire aujourdʼhui un livre qui sʼintitulerait « Le feu sur la scène française » et qui serait un descriptif des différentes modalités de la chaleur, de la braise, de lʼétincelle, de la flambée dans le jeu de lʼacteur. Je crois que le vers dans la tragédie, le vers magnifié par la musique dans la tragédie lyrique a pour fonction de faire brûler au plus intense les passions les plus diverses dans le plus petit laps de temps possible, c'est-à-dire de réclamer à lʼacteur une belle et complète exposition des modalités du feu.
Le principe initial de mon travail est donc plus encore lié au sens quʼà la musique ou à la forme. Il consiste à prendre les personnages, les situations et les passions au sérieux - ou, plus justement, au tragique - et à les pousser au plus loin de leur violence, en passant par les corps vivants des acteurs et par lʼespace ouvert à leurs mouvements. Le geste nʼest rien en lui-même que décoration. Il est tout sʼil prend son élan dans les mouvements de lʼâme. Les mouvements codés définis par les gravures et les traités ne sont rien si lʼon
oublie ou si lʼon néglige ce principe. Jʼai dʼailleurs peine à croire que ce code ait été aussi univoque quʼon veut bien nous le dire aujourdʼhui. Les grands tragédiens, au XVIIe et XVIIIe siècles, se sont fait remarquer par leur singularité plus que par leur faculté à entrer dans le moule. Ils ont marqué leur temps par le caractère exceptionnel, inattendu, de leurs interprétations vocales et gestuelles. La scène classique nʼétait pas homogène. On y supportait une diversité impensable aujourdʼhui, un monstrueux collage de styles. Nʼoublions pas que les acteurs qui ont procédé, par exemple, à une réforme du costume ont agi en
solitaires, et que Lekain est apparu en costume « à lʼantique » au milieu dʼune troupe qui nʼavait pas changé ses habitudes vestimentaires. Quand Mademoiselle Duclos inventait de courir sur scène, elle faisait se retourner toutes les têtes, y compris celles de ses partenaires. Il est probable que les divertissements de cour, et par là même la tragédie lyrique, se présentaient de façon plus cohérente. La danse, bien sûr, aidait à cette unification et à cette codification du geste. Les corps qui habitaient le plateau, peut-être munis dʼun code
comparable à celui que lʼon appelle aujourdʼhui gestique baroque, étaient entraînés à la danse, à lʼescrime, au cheval, rompus aux exercices quotidiens dʼune vie très différente de la vie actuelle. Les mouvements du tragédien nʼétaient pas le résultat dʼun mois de répétition, dʼun stage ou deux, mais le naturel engendré par tout un mode de vie et de pensée.
En tant quʼhomme de théâtre, jʼaurais beaucoup de peine à me plier à une reconstitution scrupuleuse. Peut-être en va-t-il autrement pour la musique, où les recherches savantes font accomplir des pas de géant à lʼinterprétation. Mais le théâtre, lui, ne tient pas au progrès, ni à lʼaddition des connaissances. Il fonctionne dans lʼimmédiat et le non-capitalisable. Cette musique de 1676 mʼintéresse en tant que productrice dʼun fantasme du XVIIe siècle, qui est aussi un fantasme dʼaujourd'hui. Mon intérêt pour ce théâtre dʼune autre société est en réalité un désir de voyager. Je ressens le besoin, et aussi le devoir, de voyager dans le passé français, ou plutôt dans le passé européen. Je ne cherche pas à rapprocher de nous le XVIIe siècle. Ce que je veux, cʼest lʼéloigner, le rendre encore plus exotique quʼil nʼapparaît à la première lecture. Plus nous répétions Atys, plus le monde du Roi Soleil nous paraissait étrange et incompréhensible.
À la première lecture du texte de Quinault, on se dit que cette histoire relève dʼune morale qui est la nôtre, que les lieux communs quʼil véhicule ont traversé le temps. « Il faut parfois, pour devenir heureux / Quʼil en coûte un peu dʼinnocence » (acte III, scène I). Ce dont nous ne nous rendons pas compte, cʼest quʼau déclin de Corneille, une telle pensée devait avoir une autre portée quʼaujourd'hui, grincer autrement fort. Si lʼon fait le voyage dʼAtys, on découvre une œuvre très méchante, un XVIIe très sinistre, des personnages très
souffrants. Des « héros » affaiblis, domptés par le Prince, maladivement fixés au seul « devoir » de lui plaire. Cʼest cette image-là quʼil faut se forger, comme un cauchemar, pour y voyager ! Lully accentue cette dimension cauchemardesque. Sa musique est extraordinairement triste et noire.
Atys annonce la fin de Louis XIV. Cʼest comme lʼenterrement du début du règne, qui nʼest lui-même que la progressive mise à lʼécart du début du siècle. Lʼouvrage est conçu trois ans après la mort de Molière, à la veille du silence de Racine, au lendemain des grandes années de Corneille, au moment où la loi des genres va prendre le pas sur lʼéclosion des œuvres. Il décrit très douloureusement cette atmosphère lourde, étouffante, obéissante. Ce que raconte fort bien Quinault, cʼest le crépuscule de lʼaristocratie, la décrépitude de
Corneille. La fin dʼun temps, qui avait été le temps des génies ; lʼavènement dʼun autre temps : le temps des grandes institutions et des pompes funèbres. Atys nʼest quʼun grand cérémonial funéraire, dans lequel la tragédie tend à remonter à sa source religieuse, à se ritualiser, à sʼoublier en tant que théâtre pour verser dans la célébration commémorative. Il est très frappant que le prologue annonce une commémoration (« La puissante Cybèle /Pour honorer Atys quʼelle a privé du jour / Veut que je renouvelle / Dans une illustre Cour / Le souvenir de son amour »). Tout est donné comme ayant déjà eu lieu. Cybèle, le personnage central, excède le caractère dramatique. Cʼest une déesse qui connaît déjà son histoire, qui la revit éternellement, sans jamais pouvoir la vivre. Atys est onirique. Ce nʼest pas un hasard si lʼouvrage est noyauté par un sommeil. Atys est un rêve noir habité en son milieu par un autre rêve. Il y a là une parfaite symétrie. Tout converge sur ce sommeil, au centre du troisième acte, sommeil où lʼunivers bascule. Au centre de ce centre, il y a un songe funeste, qui le fait exploser. Dans ma mise en scène, cʼest le seul passage où entre en scène un groupe dʼinstrumentistes. On pense à Racine, dont toutes les tragédies poussent les portes du songe ou de la vision hallucinatoire. Le songe, ici, cʼest la nostalgie dʼune époque où pouvaient parler les passions, régner les plaisirs. À lʼextrême fin de son règne, quand il fait reprendre Atys, Louis XIV se souvient de 1676 comme dʼune époque heureuse. Mais en 1676, il rêvait des années soixante, âge dʼor déjà lointain.
Dans lʼopéra en général et dans la tragédie lyrique en particulier, il faut travailler à faire circuler de lʼair, lutter contre le risque dʼétouffement, communiquer avec le spectateur sans lʼaccabler dʼinformations. La Fontaine a bien vu les inconvénients, les dangers du genre, dans ce poème où il met très méchamment en boîte les grands spectacles machinés. Le genre est plein et il aime le plein. À mon sens, le travail du metteur en scène consiste à y faire un peu de vide, à élargir les marges et à serrer le trait. Ce ne sont pas les spectateurs qui doivent avoir quelque chose à voir, ce sont les acteurs. Si les acteurs ont une vision, ils la transmettront à la salle.
Jʼai consulté un grand nombre de documents, jʼai parcouru les jardins à la française des gravures dʼépoque. Et en fin, de compte, cʼest une image des Appartements qui mʼa donné les clefs du royaume. Cʼest de là que Patrice Cauchetier est parti pour créer tout un monde : quelque deux cents costumes. Au lieu de cartes à jouer, cʼest le cœur dʼAtys, dans une petite urne, quʼil faut supposer sur la table, derrière le personnage à contre-jour. Sa cervelle est dans la pièce à côté, dans une autre urne funéraire, sur une autre table, celle
que reflète le miroir. La parfaite symétrie des lieux, quʼon retrouvera dans le décor de Carlo Tommasi, me
frappe et mʼaide beaucoup. Elle mʼest paradoxalement nécessaire pour créer la dissymétrie.
Comment rendre sensible la dissymétrie des cœurs sʼil nʼy a pas symétrie des murs ? Les mois qui ont précédé les répétitions me laissent un souvenir dʼinquiétude et dʼerrance, le souvenir dʼun parcours sinueux, dʼun labyrinthe. Rarement, jʼai eu à ce point lʼimpression de grimper pour retomber de solution en solution, dʼhypothèse en hypothèse. Le prologue est très difficile à traiter : en vingt minutes défilent plus de cinquante personnages. On arrive ensuite, selon Quinault, chez les Phrygiens, au pied dʼune montage consacrée à Cybèle, qui fait son entrée sur un char volant. Au deuxième acte, lʼavènement du grand sacrificateur est fêté par un divertissement, des zéphyrs apparaissent dans une gloire et les peuples de toute une nation viennent rendre hommage à la déesse. Nous avons dʼabord pensé à miniaturiser cet univers pour condenser, concentrer son extraordinaire abondance, son luxe et sa richesse. À force de le miniaturiser, nous avons compris quʼil pouvait se réduire à quelques meubles dʼargent, quelques objets de culte ou dʼapparat, quelques restes de ce fameux mobilier que Louis XIV dut se résigner à perdre, en fin de course, pour battre monnaie.
La Cour a éprouvé la fascination du luxe, jusquʼau délire. À Versailles, on jugeait un homme à son costume. Quand le roi donnait lʼordre à ses courtisans de sʼhabiller pour une fête, cʼétait la révolution au palais. Certains nobles étaient capables de ruiner leur maison et leurs héritiers pour se faire un pourpoint dʼor et de soie. À qui pense-t-il, cet homme au tricorne, ce promeneur solitaire ? Aux vanités de ce monde ? Au costume de Bérain quʼil va endosser pour figurer dans un ballet avant dʼaller faire retraite auprès de M. de la Trappe ? Cet homme aux yeux baissés, broyant du noir, cʼest Atys.
Cette gravure est-elle dʼépoque ? Je nʼen suis pas sûr. Elle pourrait être romantique, peu mʼimporte. Elle nous fait toucher du doigt un fait très passionnant, qui est notre incapacité de parler directement du XVIIe siècle. Il nʼexiste pas de liaison directe entre ce temps et le nôtre. Nous ne pouvons pas éviter dʼêtre romantiques. Nous ne pouvons parler de Louis XIII sans penser à Théophile Gautier et de la Champmeslé sans évoquer la voix de Sarah Bernhardt.
Je sais que je ne monterais pas Atys si des générations de spécialistes, de patients et rigoureux chercheurs ne lʼavaient pas rendu accessible à notre attention renouvelée. Mais le théâtre est essentiellement impur. Dans la recherche, on doit faire abstraction de soi-même. Au théâtre, on est là pour ne pas la faire. On a le droit de mélanger les styles, les codes et les époques. Il faut vouloir ces mélanges, ne serait-ce que pour sʼy troubler.
Un rêve noir habité par un soleil, Jean-Marie Villégier