samedi 27 février 2010

張震 舒淇 Chang Chen Shu Qi

侯孝贤 Hou Hsiao-hsien - 最好的時光 Three Times

侯孝贤 Hou Hsiao-hsien - 最好的時光 Three Times

最好的時光 Three Times

Au départ, Three times devait être un film à sketches réalisé par trois cinéastes différents. Or l'un des films fondateurs de la Nouvelle Vague taiwanaise des années 80 est L'Homme Sandwich, qui est précisément un film à sketches. Vous en aviez réalisé un des trois segments. Pourquoi revenir à ce type de film à ce stade de votre carrière?

Parce que c'est un moyen plus pratique et plus rapide de s'exprimer pour les jeunes réalisateurs.

A quoi correspond l'ordre chronologique des segments ?

Au départ, dans le projet initial, il avait été décidé avec les deux autres réalisateurs que c'était moi qui devait réaliser le premier segment, celui de 1966. Cela s'est fait de façon très naturelle. La troisième partie se situait à l'origine dans les années 80-90. Ce qui devait changer. Dans ce projet, la musique était centrale et variait d'une époque à une autre.

Dans quelle mesure le choix des lieux de tournage a-t-il pu modifier le projet en cours de route?

Je n'ai jamais tourné en studio, j'ai toujours préféré les endroits qui existent. Pour moi les facteurs importants pour tourner mes films sont d'un côté les lieux, de l'autre les acteurs.

Vous avez fait les repérages, choisi les lieux de tournage. Est-ce qu'après avoir choisi les lieux le fait de fréquenter les lieux, de les observer a pu par exemple modifier certains points du scénario du film?

C'est vrai. Chaque lieu a son propre rythme. Je me pose les questions suivantes. Un lieu, qui le fréquentait exactement? Quelle situation avait lieu à quelle heure? La visite d'un lieu peut changer le scénario et aussi la manière de filmer.

A propos du premier segment de Three Times, vous aviez parlé des "filles de billard". Que représentaient-elles dans le Taïwan des années 60? Que représentaient-elles pour vous?

A l'époque, il n'y avait pas besoin de demander une licence pour ouvrir un salon de billard. Les patrons cherchaient alors de belles jeunes filles pour noter le comptage des points et attirer la clientèle masculine. A cette époque-là, il n'y avait pas tellement d'opportunités de travail pour les femmes: les usines japonaise ou américaines employant des Taïwanais par exemple. La main d'œuvre locale était employée parce qu'on pouvait la payer au lance-pierres et les produits de l'usine vendus seulement à l'exportation. Mais certains Taïwanais volaient les produits de l'usine pour les revendre sur place au noir. Une autre possibilité de travail pour les femmes étaient d'être coiffeuses. Et enfin de travailler dans un salon de billard. C'étaient des lieux très intéressant pour débuter dans les relations hommes/femmes, pour y trouver des jeunes filles. J'étais très timide avec les filles, il m'était difficile de les draguer. Dans la réalité, je n'ai pas pris la main de la jeune fille qu'on voit dans le film. La première fois que j'ai tenu la main d'une fille, c'était à 16 ans.

D'une fille de billard?

Non, d'une fille de deux ans plus jeune que moi.

A quoi correspond dans cette partie le recours à des standards internationaux comme Rain and Tears et Smoke gets in your eyes?

La présence américaine amenait sur place la culture des Etats-Unis, notamment à travers la radio. Et la radio passaient des chansons américaines très célèbres.

Entendiez-vous ces chansons chez vous ou au billard?

Au billard surtout. J'ai découvert Rain and tears quand j'ai fait mon service militaire et Smoke gets in your eyes au billard.

Concernant le premier segment de Three Times, ce qui m'a frappé est la richesse des rapports humains dans des situations anodines. Est-ce que vous pensez que ce genre de rapports extrêmement riches sur le plan humain est encore possible dans le Taïwan d'aujourd'hui?

Non. A Taïwan aujourd'hui, les jeunes commencent par le contact physique avant de se poser la question de l'amour.

Mais en même temps dans Millenium Mambo on pourrait voir la trajectoire de Vicky comme la conquête d'une forme de richesse humaine dans son rapport avec les autres.

Oui. Ce qu'elle cherche dans Millenium Mambo c'est ce type de rapports humains, l'amour en particulier. Mais en même temps dans la réalité elle ne le trouve pas. Dans Millenium Mambo le personnage de Vicky est une projection de moi-même, de ma quête de l'amour.

La cellule familiale est quelque chose de très important dans votre cinéma. Et dans Millenium Mambo j'avais l'impression que lorsqu'elle forme ce groupe avec les deux japonais, qu'elle est avec eux à Hokkaido, ou qu'elle avait avec Jack Kao des rapports de type père/fille, que c'étaient de nouvelles formes de cellules familiales.

Oui, c'est vrai mais c'est une autre approche. Dans Millenium Mambo, je porte un regard sur les jeunes, j'arrive un peu à ressentir leurs envies et le personnage de HSU Chi c'est moi. Quand Vicky se dirige vers le Japon, cela représente un espoir pour elle.

Concernant le second segment, comment vous est venu le fait de le traiter comme un film muet?

1911 était l'époque de l'occupation japonaise. Les Japonais occupaient Taïwan depuis 1895. La présence japonaise était contestée. Les hommes de lettre gardaient leurs cheveux longs par attachement à la culture chinoise. Ils parlaient en mandarin ancien. Il était difficile aujourd'hui de le faire apprendre aux deux acteurs. Et si on fait parler cette langue aux acteurs, cela peut déranger le public d'aujourd'hui. D'où ma décision.

Un point particulier m'a intrigué. Le segment est en muet avec intertitres. Mais lors des passages où HSU Chi chante, on entend dans la bande son une partie chantée synchrone du mouvement des lèvres de l'actrice.

Lors du tournage, j'ai quand même enregistré le son afin que les acteurs se concentrent sur leur rôle. HSU Chi a dû apprendre les chansons pour que ses lèvres soient synchrones. Ces chansons proviennent de disques d'une chanteuse taiwanaise contemporaine. Cette dernière a enregistré des chansons de courtisanes des années 10.

Le passage 1911, a-t-il représenté une expérience de tournage très différente de celle des Fleurs de Shanghaï?

Oui, ça se ressemble parce que ce sont des maisons closes de courtisanes à Taiwan venant de Chine continentale.

Je parlais de ce que vous avez ressenti.

Pas du tout. Parce que d'une part les Fleurs de Shanghaï se passe à la fin du 19ème siècle alors qu'on est en 1911 et en plus pour 1911 on a trouvé l'architecture ancienne à Taïwan.

Sur le troisième segment, le personnage de HSU Chi est inspiré d'un site internet. Quel est votre rapport à l'internet aussi bien dans votre travail de cinéaste qu'en tant que simple utilisateur?

Je fréquente beaucoup de jeunes mais je ne sais pas utiliser un ordinateur. La directrice de casting a trouvé ce personnage sur un site internet. Mon assistant-réalisateur a d'ailleurs tourné son premier film avec la personne qui apparaît sur le site comme premier rôle. J'ai ensuite un peu visité le site et ai trouvé cette personnage très intéréssant. J'ai montré le site à HSU Chi. Elle a trouvé le personnage intéressant et le travail a ainsi pu commencer.

Pourriez-vous me parler de votre travail d'observation de la jeunesse et du monde de la nuit effectué pour vos films contemporains?

7 ou 8 ans avant Millenium Mambo, j'ai fréquenté pendant un an des boites branchées. A cette époque, la jeunesse allait en boite tous les soirs pour écouter de la techno et prendre de l'ecstasy. C'était très intense. Ils restaient en boite jusqu'à l'aube avant d'ensuite aller chanter dans des karaokés jusqu'à midi ou au début de l'après-midi. Ils allaient se coucher pour recommencer le soir suivant. Le sommet, c'était vers 2000. Aujourd'hui, ça s'est calmé, la fréquentation des boites n'est plus aussi massive et ça ressemble à l'Europe. Ca a marqué un début de la drug culture comparable à ce qui s'était passé auparavant au Royaume Uni et qu'on voit dans Trainspotting.

Est-ce que ce que vous dites sur la difficulté de retrouver de vrais rapports humains s'applique au dernier segment de Three Times?

Oui.

A l'époque des Fleurs de Shanghaï, vous aviez affirmé vouloir ne vous consacrer en tant que cinéaste qu'à l'époque contemporaine. Comptez-vous à l'avenir poursuivre dans cette voie?

Oui.

Début d'une interview réalisée par Ordell Robbie à Paris les 7 et 9 novembre 2005 pour Cinémasie qu'on peut lire
ici.

最好的時光 Three Times

侯孝贤 Hou Hsiao-hsien - 最好的時光 Three Times

vendredi 26 février 2010

Anna Karina

J'ai toujours eu l'impression en voyant les films que vous avez tournés avec Jean-Luc Godard, que vous étiez en fait une héroïne de comédie musicale.

J'avais quatorze ans quand j'ai fait mon premier film, un court métrage : La fille avec ses chaussures. Le metteur en scène avait l'impression que lorsque je marchais dans la rue, je dansais. C'est comme ça qu'il m'avait repéré. Quand on me demandait, à l'âge de 4 ou 5 ans, ce que je voulais faire plus tard, je répondais aventurière ! Aventurière pourmoi, c'était chanter, danser, et jouer sur les places publiques, un peu comme Molière ! Il paraît que lorsque j'avais un an et demi, je chantais Lili Marlène : cet amour du chant était donc en moi.

Qu'est-ce que ce premier film, La fille avec ses chaussures, vous a apporté à l'époque ?

D'abord, il faut dire que j'étais assez nulle à l'école, je n'étais pas plus bête qu'une autre, mais j'avais des problèmes à la maison. J'ai quand même obtenu mon certificat d'étude, en travaillant énormèment trois semaines avant l'examen ! Mais je me disais que ce n'était pas à l'école que j'allais devenir comédienne ! J'ai fait alors plein de petits boulots. Puis, on m'a proposé de faire ce court métrage. Mais après l'avoir fait, personne ne s'est intéressé à moi. J'ai alors été engagée comme élève d'illustration chez un peintre, puis je suis devenue figurante dans de nombreux films danois. J'avais réalisé que je ne pouvais pas m'inscrire dans un cours d'art dramatique avant la majorité de 21 ans, je continuais à me disputer avec ma mère, alors un jour je suis partie pour Paris.

Là, vous avez commencé à faire des photos, à être modèle...

Pour gagner de l'argent, parce que je parlais très mal le français. J'ai rencontré aussi Erich Dreyer, le fils de Carl Theodor (pour qui ma mère avait fait les costumes de Nina Pens dans Gertud). Il était correpondant politique d'un grand journal de Copenhague à Paris et m'a permis d'écrire des articles, dont il corrigeait les fautes d'orthographe ! Cela me permettait de gagner un peu d'argent. Dès que j'avais trois sous, j'allais au cinéma permanent, où je voyais les films plusieurs fois. Lorsque Gérard Philippe disait "Bonsoir Madame !" et que Gabin disait "Salut ma vieille !", je comprenais que ça voulait dire la même chose ! J'arrivais à parler à peu près bien le français et l'argot en même temps !

Mais c'est aussi en chantant des chansons que vous avez appris à parler le français !

Je chantais tout le temps, Piaf, Charles Trenet, les vieilles chansons de Marie Duhas, Fréhel, je les connaissais par coeur. Quand j'ai commencé à avoir de l'argent, j'ai travaillé avec plusieurs professeurs.

Comment a eu lieu votre première rencontre avec Jean-Luc Godard ?

Il m'avait remarquée dans une publicité pour Monsavon et voulait me faire faire des essais pour un petit rôle dans A bout de souffle, celui de la fille à Saint-Germain qui montre ses seins et à qui Belmondo pique 50 francs. J'ai refusé de me déshabiller et je suis partie.

Et il vous a rappelée plus tard pour Le Petit Soldat.

Oui. Et je me dis toujours que c'était bien comme ça. Parce que je suis sûre qu'il ne m'aurait jamais rappelée ensuite si j'avais accepté ce premier rôle. Trois mois plus tard, il me fait revenir. Il me convoquait cette fois pour le rôle principal. Quand il m'a dit que c'était pour un film politique, j'ai répondu que je n'y connaissais rien ! Il m'a répondu de ne pas m'en occuper et de faire ce qu'il dirait. Comme j'étais encore mineure, il a fallu que je demande à ma mère de venir du Danemark signer le contrat !

Et vous êtes tombée amoureuse de Jean-Luc Godard...

Il est tombé amoureux de moi aussi, sinon ça ne serait pas fait ! (rires). On s'est tourné très longtemps autour l'un de l'autre, sur le plateau. Et un soir, Jean-Luc m'a écrit un petit mot "Je vous aime, je vous attends au café à minuit, à Genève". On était à Lausanne. Je suis partie comme une somnambule. C'était magnétique. Il est devenu mon Pygmalion.

Mais le public ne vous avait pas encore découverte, puisque le film n'était pas sorti.

C'est Michel Deville qui, voyant le film en projection de presse m'a proposé un rôle pour son premier long métrage Ce Soir ou jamais. Jean-Luc était très jaloux, il me disait que je n'arriverais jamais à jouer ce rôle. J'ai fait ce film, et quant Jean-Luc l'a vu, il m'a demandé aussitôt après si je voulais jouer dans Une femme est une femme, le film qu'il préparait.

Est-ce que Godard vous parlait précisément des rôles qu'il vous proposait ?

Au départ, rien n'était écrit, sauf un petit synopsis ou une simple idée. Après, il parlait vaguement des personnages, puis écrivait au fur et à mesure. Mais on sentait assez bien ce qu'il voulait faire et dire, peut-être beaucoup plus que lorsqu'il y a un synopsis ou un scénario très écrit, et qu'on ne sait jamais ce que ça paut donner. On était entraînés, manipulés par sa pensée. Il y avait beaucoup de répétitions, même si on avait le texte au dernier moment. Il fallait que ça fonctionne comme un ballet. Godard avait ce talent d'écrire des dialogues si naturels que les gens pensaient qu'on improvisait, ce qui est complètement faux. Si on inventait une bonne phrase au tournage, comme le "qu'est-ce que j'peux faire" de Pierrot le fou, elle pouvait être utilisée, sinon c'était du mot à mot.

La Religieuse : Vous l'aviez déjà interprétée, mise en scène par Jacques Rivette au théâtre, avant que cela ne devienne un film.

Oui, j'avais vingt ans. Il ne pensait même pas à faire le film à l'époque, il ne l'a fait que quatre ans plus tard. Avec Jacques, il y avait d'abord le scénario, je le connaissais d'autant plus par coeur que je l'avais joué au théâtre. C'est un perfectionniste : au théâtre, au bout de deux semaines, on était toujours en train de répéter la première scène, on n'avançait pas, alors que la première de la pièce arrivait trois semaines plus tard ! On aurait pu rester six ans à répéter la première scène !

Vous avez aussi tourné pour Lucnino Visconti dans L'étranger...

Oui. J'étais encore très jeune. C'est un tournage qui a duré très longtemps, il était à la fois très sérieux, très maestro, mais très mauvais acteur par contre quand il se prenait à me donner en contre-champ la réplique dans le film. Il lisait le texte en français et ce n'était pas très bien ! (rires). On était en Algérie, il faisait très froid, et dans une scène, je devais me baigner dans le port d'Alger. A ma sortie de l'eau, personne ne m'a acceuillie avec des serviettes de bain pour me sécher, et Visconti a piqué une crise. Il était très prince, très royal, très protecteur.

Et Justine de Cukor ?

C'est un autre cinéaste qui avait commencé le tournage en Tunisie. Au bout de huit semaines de tournage là-bas, pour les extérieurs, on est revenus à Hollywood pour tourner les intérieurs. Zanuck s'est aperçu que ce qui avait été tourné n'était pas très bon. Tout a été interrompu, on est resté à Hollywood, avec voitures, piscines, villas : la grande vie ! Tout le monde était en stand-by. Et puis un jour, au bout de trois mois, on nous a informés que le nouveau metteur en scène serait George Cukor. Je trouvais cela formidable, je connaissais tous ses films par coeur ! Nous somme devenus enuite très amis.

A quel moment avez-vous décidé de faire votre propre film Vivre ensemble ?

J'en avais envie tout simplement. J'avais écrit un petit scénario, je voulais le faire pour par trop cher, je l'ai coproduit avec mon propre argent et un distributeur. Il y a eu à peine cinq semaines de tournage. Mon chef opérateur, Claude Agostini, était très bricoleur, très adroit, il avait fait un studio à l'intérieur de mon ancien appartement du Panthéon.

Je me demandais simplement, pour terminer cet entretien, si le fait d'être comédienne ne vous avait pas permide vivre une enfance supplémentaire ?

C'est vrai. Tout ce que je n'ai pas pu vivre dans mon enfance, je l'ai vécu dans le cinéma. Par rapport à tout. Jean-Luc Godard a été ma famille, il était tot ce que j'avais. A cette époque-là, par rapport à mon imagination aussi, j'ai pu m'exprimer. Est-ce que j'ai fait tout ce que j'avais envie de faire ? En gros, oui. Je pense que j'ai plutôt été gâtée. J'ai eu cette chance de connaître tant de gens dives. C'est comme cet album avec Katerine (Une histoire d'Amour), c'est un rêve d'enfant, je ne rêvais même plus de faire ça, faire par exemple des concerts partout dans le monde ! Je suis restée une enfant vous savez... Il faut aimer la vie avec le coeur et les yeux d'un enfant. C'est ce qu'il y a de plus important.

Entretien avec Anna Karina. Propos recueillis par Bernard Payen le 16 juillet 2001 et publiés dans Le Journal de la Cinémathèque numéro deux, Automne 2001.

Qu'est ce que je peux faire ?

Anna Karina - Pierrot le fou

Pierrot le fou

Maurice Seveno : Aujourd'hui, il y a le film de Jean-Luc Godard qui vient d'être présenté «Pierrot le fou». D'abord, Jean-Luc, est-ce que «Pierrot le fou», c'est l'histoire du fait divers, c'est l'histoire du gangster ?

Jean-Luc Godard : Ah de Pierre Latreille, non, non, absolument pas, non, non ! C'est l'histoire d'un type... Il s'appelle même pas Pierrot, il s'appelle Ferdinand, du reste et c'est... C'est la fille dont il est amoureux qui l'appelle Pierrot pour l'énerver et lui répète sans arrêt : je m'appelle Ferdinand. Et puis elle lui dit, tu es fou, enfin, c'est un surnom.

Maurice Seveno : Vous faites parler Elie Faure par sa voix, à quoi ça correspond ? L'histoire de l'art, paraît-il.

Jean-Luc Godard : Ah au début, il lit, il lit un truc d'histoire de l'art, je trouve, qui correspond assez à... au monde qui commence... enfin plus, c'est un film sur la peinture, enfin pas sur la peinture mais qui est... qui est je crois... enfin un film... qui ressemble, qui est plus un tableau, enfin qui est plus un paysage comme en font les peintres, ou un portrait, à la fois un paysage et un portrait. Alors au début, je pense, mon propos était le même qu'un peintre. Il s'est trouvé que c'était un immense peintre, Vélasquez... et la comparaison est un peu haute mais qui me semblait bien.

Maurice Seveno : Jean-Luc Godard, êtes-vous un provocateur ? Entendons-nous bien, ce n'est pas injurieux ! Ce qu'on peut vouloir aussi...

Jean-Luc Godard : Ah bah si, provocateur, c'est pas...

Maurice Seveno : Non, on peut vouloir aussi bien provoquer l'admiration, l'étonnement que... la colère.

Jean-Luc Godard : Ah pas dans ce sens là, non, provoquer un évènement, c'est simple, ça... provocateur au sens policier du mot, disons.

Maurice Seveno : Oui, c'est ça oui. Enfin, je veux dire, vous aimez bien étonner, par exemple.

Jean-Luc Godard : Bah non, bah il se trouve que... si les gens sont endormis et qu'il y a des choses qui font du bruit, bah, ça les réveille s'ils étaient endormis, s'ils sont éveillés déjà, ça les réveille pas du tout.

Maurice Seveno : Anna, parlez-nous d'abord de votre rôle dans «Pierrot le fou».

Anna Karina : C'est un... c'est un personnage assez extraordinaire, dans le sens que c'est une fille, qui est beaucoup de choses à la fois. Elle est méchante, elle est vicieuse, elle est romantique, elle est sentimentale... elle tue dans le film et tout de suite après, elle vit une vie comme ça spontanée.

Maurice Seveno : Vous savez que vous êtes en... très souvent l'agent d'un destin signé Godard.

Anna Karina : Oui mais là je crois que c'est un personnage qui est tous les rôles que j'ai fait, c'est-à-dire, c'est à la fois «Une femme est une femme», «Vivre sa vie», «Le petit soldat»... «Bande à part», c'est un peu tout ça.

Maurice Seveno : Est-ce que vous ne pensez pas que vous êtes la... la femme fatale 1965, finalement ?

Anna Karina : Moi ! Non, je vous crois pas ! Non, je crois pas dans le sens que, ce que j'aime faire c'est, j'aime changer de tout... J'aime... j'aime vivre, faire n'importe quoi alors, je crois pas que ce soit tellement fatal. Je crois pas que j'ai une tête à ça, d'ailleurs.

Maurice Seveno : On sait jamais.

Anna Karina : Peut-être... mais j'aimerais beaucoup.


Jean Luc Godard évoque Pierrot le fou au festival de Venise 1965, Entretien télévisé qu"on peut regarder ici et en lire transcript .

Qu'est-ce que je peux faire ?

Anna Karina - Pierrot le fou

mercredi 24 février 2010

Chris Marker - Immemory

Dans nos moments de rêverie mégalomaniaque, nous avons tendance à voir notre mémoire comme une espèce de livre d’Histoire : nous avons gagné et perdu des batailles, trouvé et perdu des empires. A tout le moins nous sommes les personnages d’un roman classique ("Quel roman que ma vie !"). Une approche plus modeste et peut-être plus fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie 1. Dans toute vie nous trouverions des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire nous pourrions dessiner la carte, extraire des images avec plus de facilité (et de vérité) que des contes et légendes. Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu’il a laissé, lui, des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes.
J’ai autour de moi des centaines de photographies dont la plupart n’ont jamais été montrées (William Klein dit que, à la cadence d’1 / 50 de seconde par prise, l’œuvre complète du plus célèbre photographe dure moins de trois minutes). J’ai ces "chutes" qu’un film laisse derrière lui comme des queues de comète. J’ai ramené de chaque pays visité des cartes postales, des coupures de journaux, des catalogues, quelquefois des affiches arrachées aux murs. Mon idée a été de m’immerger dans ce maelstrom d’images pour en établir la Géographie.
Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises apparemment par hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s’étend au dedans de nous. En le parcourant systématiquement j’étais sûr de découvrir que l’apparent désordre de mon imagerie cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l’objet de ce disque serait de présenter la "visite guidée" d’une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. Bienvenue donc dans "Mémoire, terre de contrastes" - ou plutôt, comme j’ai choisi de l’appeler, Immémoire :
Immemory. "Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir." (Du côté de chez Swann)
Chacun sa madeleine. Pour Proust c’était celle de Tante Léonie, telle que prétend encore en détenir la recette de la pâtisserie Védie, à Illiers (mais que penser alors de l’autre pâtisserie, de l’autre côté de la rue, qui affirme également être la véridique dépositaire des "madeleines de Tante Léonie" ? Déjà la mémoire bifurque). Pour moi, c’est un personnage de Hitchcock. L’héroïne de Vertigo. Et je reconnais que c’est peut-être forcer la note que de voir dans le choix de ce prénom, à l’orée d’une histoire qui est essentiellement celle d’un homme à la recherche d’un temps perdu, une intention du scénariste, mais peu importe, les coïncidences sont les pseudonymes de la grâce pour ceux qui ne savent pas la reconnaître.
Du temps de La Recherche, la photographie était encore dans l’enfance, et on se demandait surtout "si c’était de l’art" - l’art lui-même ayant pour Proust et sa génération une fonction plus haute que cet humble devoir de sentinelle : être un lien avec l’autre monde, celui du petit pan de mur jaune de Vermeer. Mais aujourd’hui, peut-être est-ce paradoxalement la vulgarisation, la démocratisation de l’image qui lui permettent d’accéder au statut moins ambitieux de sensation porteuse de mémoire, à cette variété visible de l’odeur et de la saveur ? Nous aurons plus d’émotion (en tout cas une émotion différente) devant une photo d’amateur liée à un épisode de notre vie que devant celles d’un Grand Photographe, parce que son domaine à lui relève de l’art, et que le propos de l’objet-souvenir reste au ras de l’histoire personnelle. Jean Cocteau paraphrase cela drôlement quand il évoque Cosima Wagner plus émue, dans sa vieillesse, par La Belle Hélène d’Offenbach que par le Ring de son mari : "Siegfried, l’Or du Rhin, souvenir de Triebschen, des heures joyeuses, Nietzsche écrivant à Rée : nous irons voir danser le cancan à Paris... Mme Wagner aurait pu entendre le Crépuscule des Dieux sans trouble. Elle pleurait à la Marche des Rois." (Carte Blanche). Je revendique pour l’image l’humilité et les pouvoirs d’une madeleine 2.
La structure d’Immemory ? Difficile pour un explorateur de dresser la carte d’un territoire en même temps qu’il le découvre... Je ne peux guère que montrer quelques outils d’exploration, ma boussole, mes lorgnettes, ma provision d’eau potable. En fait de boussole, je suis allé chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie. "L’Art de la Mémoire" est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie et psychologie se consommait. Certains auteurs anciens avaient des méandres de l’esprit une vision plus fonctionnelle, et c’est Filipo Gesualdo, dans sa Plutosofia (1592), qui propose une image de la Mémoire en termes d’"arborescence" parfaitement logicielle, si j’ose cet adjectif (je l’ose). Mais la meilleure description du contenu d’un projet informatique comme celui que je prépare, je l’ai trouvée chez Robert Hooke (l’homme qui a pressenti, avant Newton, les lois de la gravitation, 1635-1702) :
"Je vais maintenant construire un modèle mécanique de représentation sensible de la Mémoire. Je supposerai qu’il y a un certain endroit ou point dans le Cerveau de l’Homme où l’Ame a son siège principal. En ce qui concerne la position précise de ce point, je n’en dirai rien présentement et je ne postulerai aujourd’hui qu’une chose, à savoir qu’un tel lieu existe où toutes les impressions faites par les sens sont transmises et accueillies pour contemplation ; et de plus que ces impressions ne sont que des mouvements de particules et de Corps."3
Autrement dit, lorsque je proposais de transférer les régions de la Mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, je renouais sans le savoir avec une conception familière à certains esprits du 17e siècle, et totalement étrangère à ceux du 20e siècle
Chris Marker

1. Henri Langlois racontait que, enfant, il ne comprenait pas le temps. Quand il lisait que "Jeanne d’Arc avait assiégé Paris" il pensait que c’était un autre Paris, et qu’il y avait donc le Paris de Jeanne d’Arc, le Paris de son père, etc., sur une mappemonde illimitée.
2. Ce paragraphe était déjà écrit lorsqu’est paru le livre lumineux de Brassaï Marcel Proust sous l’emprise de la photographie (Gallimard), où la réponse est donnée par Proust lui-même : "On peut, en voyant ces planches (...) répondre que la photographie est bien un art." (Essais et articles). Et Brassaï écrit : "Lorsqu’il est frappé par un son, une saveur, ayant la vertu mystérieuse de ressusciter une sensation, une émotion, il est irrésistiblement entraîné à assimiler ce phénomène à l’apparition de l’image latente sous l’effet d’un bain de révélateur." Mais il faut lire tout ce livre, où La Recherche du Temps perdu est assimilée à "une photographie gigantesque".
3. Je dois cette citation, entre autres trésors, au merveilleux petit livre de Jacques Roubaud : L’invention du fils de Leoprepes.

Chris Marker Immemory (extait), trouvé
ici.

Chris Marker - Sans soleil

Chris Marker - Sans soleil

海上花 Les fleurs de Shanghai

Après un film ultracontemporain, vous faites un film historique en costumes. Les Fleurs de Shanghai a-t-il été tourné "contre" Goodbye South, goodbye ?

Hou Hsiao-hsien ­ Non, c'est un pur hasard. Le choix du sujet des Fleurs de Shanghai est venu d'une discussion avec celui qui est devenu le décorateur de ce film. On voulait faire à Taiwan une espèce de grand studio fixe, construire des décors en dur que moi ou d'autres cinéastes pourrions utiliser à notre guise. Par ailleurs, après le Festival de Cannes 96 (celui qui avait présenté Goodbye South...), j'avais l'intention de faire à nouveau un film sur l'histoire de Taiwan, et au cours de mes recherches, j'ai été amené à lire Les Fleurs de Shanghai (roman de Han Ziyun, dont une édition paraît chez Denoël). Ce livre m'a passionné, et avant d'entreprendre mon projet historique, j'ai décidé de l'adapter.

Votre intérêt pour l'Histoire et les films en costumes vient-il d'une nostalgie fantasmée de la grande Chine ou traduit-il essentiellement un questionnement sur le présent ?

Dans le cas précis des Fleurs de Shanghai, il ne s'agit pas d'une motivation historique : c'est le roman lui-même qui m'a décidé, notamment sa façon d'exprimer les sentiments. Ce roman a une longue histoire : il a d'abord été écrit en dialecte shanghaien par Han Ziyun à la fin du xixème siècle, puis il a été adapté et traduit en mandarin par Eileen Chang pour être accessible à tous les Chinois. La version originale du roman correspond à mon style cinématographique. L'auteur a fait des choix, il a montré des extraits précis de la vie des gens, ce qui rejoint la façon dont je procède dans mes films. C'est donc cette approche romanesque qui m'a décidé et je sens qu'elle est très proche du background culturel des Taiwanais.

Le film est extrêmement minutieux concernant les différents rituels des maisons closes. En dehors du roman, avez-vous procédé à d'autres types de recherches ?

Oui, j'ai passé énormément de temps à me documenter sur les règles des maisons closes, sur leur organisation hiérarchique et sociale, ainsi que sur l'ambiance qui régnait à Shanghai à cette époque. D'autre part, un célèbre écrivain chinois connaissant bien cette période m'a servi de conseiller.

Parmi vos partis pris formels, celui qui frappe en premier est le choix de situer le film intégralement en intérieurs, à la lumière artificielle. Pourquoi ce refus des scènes extérieures ?

Le roman comporte beaucoup de scènes extérieures et je pensais en tourner quelques-unes. J'ai fait des repérages sur le continent et je me suis vite rendu compte qu'il était difficile de trouver des bâtiments avec l'architecture requise des années 1880. Premier point donc, je ne pouvais pas éviter de construire un décor. Deuxième problème, il était difficile d'obtenir les autorisations de tourner en extérieurs. Je savais à l'avance que le gouvernement chinois nous poserait des problèmes et, en effet, ils ne nous ont pas accordé les permis nécessaires.

Ce choix formel n'avait que des motivations pratiques ?

Pas seulement. En dehors des circonstances de tournage, il est vrai que le filmage en intérieurs correspond au sujet des maisons closes. Ce choix de mise en scène renforce la notion d'enfermement de ces endroits. Les maisons closes sont comparables à une scène de théâtre, ce sont des mondes refermés sur eux-mêmes. Bien sûr, le cinéma a souvent recours à des plans extérieurs pour respirer, parce qu'un tel enfermement peut devenir très pesant pour le spectateur. J'avoue que j'espérais insérer quelques-uns de ces plans extérieurs pour introduire un peu de respiration. Vu qu'il m'était impossible de les tourner, j'ai décidé de les remplacer par les travellings, les panoramiques, quelques gros plans et les fondus au noir. J'ai tenté de recréer une respiration à l'intérieur des intérieurs.

Tout en étant suprêmement du cinéma, Les Fleurs de Shanghai présente des liens avec le théâtre, mais aussi avec la peinture...

Je n'ai pas spécialement pensé à des peintres, je n'ai pas étudié de tableaux. En revanche, j'avais intentionnellement l'idée de travailler la lumière et l'image. Avec mon chef-opérateur, nous nous sommes demandé comment vivaient les gens à l'époque avec l'éclairage des lampes à huile, comment la lumière influençait l'atmosphère et le quotidien. Nous nous sommes rendu compte que, dans une maison, les lumières suivaient les gens ­ c'est-à-dire que les gens se déplaçaient avec leur éclairage. Notre travail sur la lumière a débuté sur cette base-là. Par ailleurs, il y a dans ce film une grande utilisation des étoffes, des soieries. C'était très intéressant de voir comment se "comportait" la soie aux côtés de ces lampes à pétrole : cela donnait des reflets très particuliers, une sorte de velouté de l'image, des nuances de lumière très précises et très belles.

Le film est d'une précision hallucinante sur les détails ­ rituels, gestes, costumes, objets, sons, mouvements de caméra... Loin d'être vaine ou étriquée, cette manie du détail semble conduire à quelque chose de très ample, à une vibration totale du monde.

C'est vrai, je me suis intensément concentré sur les détails. Par exemple, j'ai donné aux acteurs des pipes à opium longtemps avant le tournage. Je souhaitais qu'ils maîtrisent parfaitement le maniement de ces pipes. Même chose pour la façon dont on servait le thé à l'époque, pour la façon dont on rédigeait les contrats, etc. Tous ces rituels, tous ces gestes ont été étudiés et travaillés en profondeur et c'est ce qui fait la base du film. D'ailleurs, la somme de travail accomplie est énorme par rapport à ce qui reste dans le film. Une fois faite cette grosse préparation, il n'a fallu qu'une quinzaine de jours pour que l'alchimie opère et que tout tombe bien en place devant les caméras. Pendant le tournage, je revenais régulièrement au roman original, extrêmement riche en détails.

Ce souci du détail se retrouve dans votre approche narrative. Vous ne prenez que d'infimes fragments de la vie de vos personnages, mais ces fragments, vous les filmez jusqu'à l'incandescence.

C'est exactement ça. Je ne raconte pas des histoires linéaires, je préfère choisir des fragments très précis, parfois anodins, quotidiens, et je réunis ces fragments comme des pointillés qui finissent par raconter une histoire. Dans Les Fleurs de Shanghai, j'ai ainsi choisi trois maisons closes, quelques prostituées et quelques clients, et c'est à travers les fragments de ces existences-là que je raconte leur histoire.

On a le sentiment que, dans ce film, le plan-séquence s'apparente à la cérémonie du thé, il sert à faire infuser les scènes jusqu'à leur saveur maximale. Quel est votre sentiment sur le plan-séquence ?

Pour moi, le plan-séquence est la meilleure façon de sélectionner des passages de la vie et de les souder ensemble. Ainsi, même s'il y a des ellipses, des trous dans la continuité narrative, on arrive quand même à avoir une idée totale de l'histoire et de la vie des personnages. Prenons l'exemple d'une mère et de son enfant. Quand l'enfant a 3 ou 4 ans, sa relation à sa mère est très intense ; quand il a 12 ans, cette relation-là est plus distante. C'est comme si je montrais la relation mère/enfant à ces deux moments différents, sans montrer toutes les étapes intermédiaires : néanmoins, on sentirait quand même l'évolution générale de leur relation. Peut-être aussi que je suis paresseux (rires)... Je n'ai pas envie de raconter une histoire dans ses moindres détails.

Dans le film, les personnages passent beaucoup de temps à fumer de l'opium. Cette qualité opiacée semble contaminer la mise en scène, qui, à son tour, fait planer le spectateur. Les Fleurs de Shanghai est-il un film opium ?

En fait, il y a très peu de passages où on voit les personnages fumer de l'opium. Ce qu'ils fument le plus couramment, c'est une pipe à eau, qui était l'équivalent d'une cigarette. Quand il s'agit d'opium, les personnages s'allongent et fument un autre style de pipe. Cela dit, fumer de l'opium faisait partie de la vie quotidienne de l'époque. On fumait de l'opium comme on s'enivre aujourd'hui, c'était un aspect courant de la vie, qui ne nécessite pas d'être mis en exergue. Quant à la mise en scène opium, j'essaie de transmettre au spectateur l'ambiance des maisons closes de l'époque. Moi-même, quand je faisais les antiquaires de Shanghai pour trouver des accessoires, j'étais parfois envoûté par l'ambiance de ces boutiques et de ces meubles anciens. J'achetais, j'achetais, parfois très cher, et une fois de retour chez moi, je me demandais pourquoi j'avais acheté tout ça (rires)... Les antiquaires de Shanghai agissaient en quelque sorte sur moi comme une espèce de drogue !

Les films taiwanais connaissent un grand succès auprès des critiques occidentaux et dans les festivals internationaux. En revanche, ces films sont quasiment ignorés à Taiwan, tant par la critique que par le public. Comment vivez-vous cette situation ?

C'est vrai que la situation n'est pas toujours extraordinaire, mais ça ne me gêne pas outre mesure. Je filme le quotidien des Taiwanais, un quotidien qu'ils n'arrivent plus à voir, des réalités dont ils ne sont pas conscients. La société évolue trop vite et ils n'arrivent plus à suivre, ils n'ont plus le temps de penser et de comprendre. En ce qui concerne la situation du cinéma taiwanais en général, je ne rêve pas : elle est ce qu'elle est, il faut bien faire avec. A Taiwan, même avec le cinéma commercial, il n'existe pas de courant précis, de style déterminé. Avec mon cinéma, je sais que je n'ai aucune chance d'intégrer un jour un hypothétique courant dominant. Ça ne m'inquiète pas. On peut tourner avec très peu d'argent, comme le faisait Godard. On peut créer avec peu de moyens financiers, tout est possible. Par ailleurs, je tourne pas mal de publicités à Taiwan, ça marche assez bien et cette activité me permet de continuer à faire mes films sans trop de pression économique. Par contre, je ne tournerai jamais de films commerciaux : ça, je ne sais pas le faire. Quant à l'accueil critique international et aux grands festivals, c'est important pour moi d'un point de vue humain. Etre régulièrement présent dans les festivals, rencontrer les cinéastes et journalistes étrangers crée une sorte de communauté, ça permet de tisser des liens qui vont parfois jusqu'à une réelle amitié. On se sent moins seul, moins isolé. Et quand on répond à des entretiens en profondeur, ça permet de savoir comment les films sont reçus et ça me fait réfléchir à des choses auxquelles je n'aurais pas pensé, ça me permet de réfléchir autrement à mon cinéma.

Hou Hsiao-hsien, Les Fleurs de Shanghai. Propos recueillis par Serge Kaganski pour les
inrocks.