mercredi 24 février 2010

海上花 Les fleurs de Shanghai

Après un film ultracontemporain, vous faites un film historique en costumes. Les Fleurs de Shanghai a-t-il été tourné "contre" Goodbye South, goodbye ?

Hou Hsiao-hsien ­ Non, c'est un pur hasard. Le choix du sujet des Fleurs de Shanghai est venu d'une discussion avec celui qui est devenu le décorateur de ce film. On voulait faire à Taiwan une espèce de grand studio fixe, construire des décors en dur que moi ou d'autres cinéastes pourrions utiliser à notre guise. Par ailleurs, après le Festival de Cannes 96 (celui qui avait présenté Goodbye South...), j'avais l'intention de faire à nouveau un film sur l'histoire de Taiwan, et au cours de mes recherches, j'ai été amené à lire Les Fleurs de Shanghai (roman de Han Ziyun, dont une édition paraît chez Denoël). Ce livre m'a passionné, et avant d'entreprendre mon projet historique, j'ai décidé de l'adapter.

Votre intérêt pour l'Histoire et les films en costumes vient-il d'une nostalgie fantasmée de la grande Chine ou traduit-il essentiellement un questionnement sur le présent ?

Dans le cas précis des Fleurs de Shanghai, il ne s'agit pas d'une motivation historique : c'est le roman lui-même qui m'a décidé, notamment sa façon d'exprimer les sentiments. Ce roman a une longue histoire : il a d'abord été écrit en dialecte shanghaien par Han Ziyun à la fin du xixème siècle, puis il a été adapté et traduit en mandarin par Eileen Chang pour être accessible à tous les Chinois. La version originale du roman correspond à mon style cinématographique. L'auteur a fait des choix, il a montré des extraits précis de la vie des gens, ce qui rejoint la façon dont je procède dans mes films. C'est donc cette approche romanesque qui m'a décidé et je sens qu'elle est très proche du background culturel des Taiwanais.

Le film est extrêmement minutieux concernant les différents rituels des maisons closes. En dehors du roman, avez-vous procédé à d'autres types de recherches ?

Oui, j'ai passé énormément de temps à me documenter sur les règles des maisons closes, sur leur organisation hiérarchique et sociale, ainsi que sur l'ambiance qui régnait à Shanghai à cette époque. D'autre part, un célèbre écrivain chinois connaissant bien cette période m'a servi de conseiller.

Parmi vos partis pris formels, celui qui frappe en premier est le choix de situer le film intégralement en intérieurs, à la lumière artificielle. Pourquoi ce refus des scènes extérieures ?

Le roman comporte beaucoup de scènes extérieures et je pensais en tourner quelques-unes. J'ai fait des repérages sur le continent et je me suis vite rendu compte qu'il était difficile de trouver des bâtiments avec l'architecture requise des années 1880. Premier point donc, je ne pouvais pas éviter de construire un décor. Deuxième problème, il était difficile d'obtenir les autorisations de tourner en extérieurs. Je savais à l'avance que le gouvernement chinois nous poserait des problèmes et, en effet, ils ne nous ont pas accordé les permis nécessaires.

Ce choix formel n'avait que des motivations pratiques ?

Pas seulement. En dehors des circonstances de tournage, il est vrai que le filmage en intérieurs correspond au sujet des maisons closes. Ce choix de mise en scène renforce la notion d'enfermement de ces endroits. Les maisons closes sont comparables à une scène de théâtre, ce sont des mondes refermés sur eux-mêmes. Bien sûr, le cinéma a souvent recours à des plans extérieurs pour respirer, parce qu'un tel enfermement peut devenir très pesant pour le spectateur. J'avoue que j'espérais insérer quelques-uns de ces plans extérieurs pour introduire un peu de respiration. Vu qu'il m'était impossible de les tourner, j'ai décidé de les remplacer par les travellings, les panoramiques, quelques gros plans et les fondus au noir. J'ai tenté de recréer une respiration à l'intérieur des intérieurs.

Tout en étant suprêmement du cinéma, Les Fleurs de Shanghai présente des liens avec le théâtre, mais aussi avec la peinture...

Je n'ai pas spécialement pensé à des peintres, je n'ai pas étudié de tableaux. En revanche, j'avais intentionnellement l'idée de travailler la lumière et l'image. Avec mon chef-opérateur, nous nous sommes demandé comment vivaient les gens à l'époque avec l'éclairage des lampes à huile, comment la lumière influençait l'atmosphère et le quotidien. Nous nous sommes rendu compte que, dans une maison, les lumières suivaient les gens ­ c'est-à-dire que les gens se déplaçaient avec leur éclairage. Notre travail sur la lumière a débuté sur cette base-là. Par ailleurs, il y a dans ce film une grande utilisation des étoffes, des soieries. C'était très intéressant de voir comment se "comportait" la soie aux côtés de ces lampes à pétrole : cela donnait des reflets très particuliers, une sorte de velouté de l'image, des nuances de lumière très précises et très belles.

Le film est d'une précision hallucinante sur les détails ­ rituels, gestes, costumes, objets, sons, mouvements de caméra... Loin d'être vaine ou étriquée, cette manie du détail semble conduire à quelque chose de très ample, à une vibration totale du monde.

C'est vrai, je me suis intensément concentré sur les détails. Par exemple, j'ai donné aux acteurs des pipes à opium longtemps avant le tournage. Je souhaitais qu'ils maîtrisent parfaitement le maniement de ces pipes. Même chose pour la façon dont on servait le thé à l'époque, pour la façon dont on rédigeait les contrats, etc. Tous ces rituels, tous ces gestes ont été étudiés et travaillés en profondeur et c'est ce qui fait la base du film. D'ailleurs, la somme de travail accomplie est énorme par rapport à ce qui reste dans le film. Une fois faite cette grosse préparation, il n'a fallu qu'une quinzaine de jours pour que l'alchimie opère et que tout tombe bien en place devant les caméras. Pendant le tournage, je revenais régulièrement au roman original, extrêmement riche en détails.

Ce souci du détail se retrouve dans votre approche narrative. Vous ne prenez que d'infimes fragments de la vie de vos personnages, mais ces fragments, vous les filmez jusqu'à l'incandescence.

C'est exactement ça. Je ne raconte pas des histoires linéaires, je préfère choisir des fragments très précis, parfois anodins, quotidiens, et je réunis ces fragments comme des pointillés qui finissent par raconter une histoire. Dans Les Fleurs de Shanghai, j'ai ainsi choisi trois maisons closes, quelques prostituées et quelques clients, et c'est à travers les fragments de ces existences-là que je raconte leur histoire.

On a le sentiment que, dans ce film, le plan-séquence s'apparente à la cérémonie du thé, il sert à faire infuser les scènes jusqu'à leur saveur maximale. Quel est votre sentiment sur le plan-séquence ?

Pour moi, le plan-séquence est la meilleure façon de sélectionner des passages de la vie et de les souder ensemble. Ainsi, même s'il y a des ellipses, des trous dans la continuité narrative, on arrive quand même à avoir une idée totale de l'histoire et de la vie des personnages. Prenons l'exemple d'une mère et de son enfant. Quand l'enfant a 3 ou 4 ans, sa relation à sa mère est très intense ; quand il a 12 ans, cette relation-là est plus distante. C'est comme si je montrais la relation mère/enfant à ces deux moments différents, sans montrer toutes les étapes intermédiaires : néanmoins, on sentirait quand même l'évolution générale de leur relation. Peut-être aussi que je suis paresseux (rires)... Je n'ai pas envie de raconter une histoire dans ses moindres détails.

Dans le film, les personnages passent beaucoup de temps à fumer de l'opium. Cette qualité opiacée semble contaminer la mise en scène, qui, à son tour, fait planer le spectateur. Les Fleurs de Shanghai est-il un film opium ?

En fait, il y a très peu de passages où on voit les personnages fumer de l'opium. Ce qu'ils fument le plus couramment, c'est une pipe à eau, qui était l'équivalent d'une cigarette. Quand il s'agit d'opium, les personnages s'allongent et fument un autre style de pipe. Cela dit, fumer de l'opium faisait partie de la vie quotidienne de l'époque. On fumait de l'opium comme on s'enivre aujourd'hui, c'était un aspect courant de la vie, qui ne nécessite pas d'être mis en exergue. Quant à la mise en scène opium, j'essaie de transmettre au spectateur l'ambiance des maisons closes de l'époque. Moi-même, quand je faisais les antiquaires de Shanghai pour trouver des accessoires, j'étais parfois envoûté par l'ambiance de ces boutiques et de ces meubles anciens. J'achetais, j'achetais, parfois très cher, et une fois de retour chez moi, je me demandais pourquoi j'avais acheté tout ça (rires)... Les antiquaires de Shanghai agissaient en quelque sorte sur moi comme une espèce de drogue !

Les films taiwanais connaissent un grand succès auprès des critiques occidentaux et dans les festivals internationaux. En revanche, ces films sont quasiment ignorés à Taiwan, tant par la critique que par le public. Comment vivez-vous cette situation ?

C'est vrai que la situation n'est pas toujours extraordinaire, mais ça ne me gêne pas outre mesure. Je filme le quotidien des Taiwanais, un quotidien qu'ils n'arrivent plus à voir, des réalités dont ils ne sont pas conscients. La société évolue trop vite et ils n'arrivent plus à suivre, ils n'ont plus le temps de penser et de comprendre. En ce qui concerne la situation du cinéma taiwanais en général, je ne rêve pas : elle est ce qu'elle est, il faut bien faire avec. A Taiwan, même avec le cinéma commercial, il n'existe pas de courant précis, de style déterminé. Avec mon cinéma, je sais que je n'ai aucune chance d'intégrer un jour un hypothétique courant dominant. Ça ne m'inquiète pas. On peut tourner avec très peu d'argent, comme le faisait Godard. On peut créer avec peu de moyens financiers, tout est possible. Par ailleurs, je tourne pas mal de publicités à Taiwan, ça marche assez bien et cette activité me permet de continuer à faire mes films sans trop de pression économique. Par contre, je ne tournerai jamais de films commerciaux : ça, je ne sais pas le faire. Quant à l'accueil critique international et aux grands festivals, c'est important pour moi d'un point de vue humain. Etre régulièrement présent dans les festivals, rencontrer les cinéastes et journalistes étrangers crée une sorte de communauté, ça permet de tisser des liens qui vont parfois jusqu'à une réelle amitié. On se sent moins seul, moins isolé. Et quand on répond à des entretiens en profondeur, ça permet de savoir comment les films sont reçus et ça me fait réfléchir à des choses auxquelles je n'aurais pas pensé, ça me permet de réfléchir autrement à mon cinéma.

Hou Hsiao-hsien, Les Fleurs de Shanghai. Propos recueillis par Serge Kaganski pour les
inrocks.