Eugène Atget - Hotel de Galliffet
jeudi 11 septembre 2014
lundi 30 juin 2014
La belle au bois dormant
Il était une fois un Roi et une Reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, vœux, pèlerinages, menues dévotions ; tout fut mis en œuvre, et rien n'y faisait.
Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d'une fille : on fit un beau Baptême ; on donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu'on pût trouver dans le Pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.
Après les cérémonies du Baptême toute la compagnie revint au Palais du Roi, où il y avait un grand festin pour les Fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille Fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une Tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée.
Le Roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept Fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents.
Une des jeunes Fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite Princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les Fées commencèrent à faire leurs dons à la Princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un Ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un Rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection.
Le rang de la vieille Fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.
Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât.
Dans ce moment la jeune Fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles :
« Rassurez-vous, Roi et Reine, votre fille n'en mourra pas : il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La Princesse se percera la main d'un fuseau ; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un Roi viendra la réveiller. »
Le Roi, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un Edit, par lequel il défendait à tous de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort.
Au bout de quinze ou seize ans, le Roi et la Reine étant allés à une de leurs Maisons de plaisance, il arriva que la jeune Princesse courant un jour dans le Château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon dans un petit galetas, où une bonne Vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point entendu parler des défenses que le Roi avait faites de filer au fuseau.
« Que faites-vous là, ma bonne femme ? dit la Princesse.
- Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
- Ha ! que cela est joli, reprit la Princesse, comment faites-vous ? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant. »
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours : on vient de tous côtés, on jette de l'eau au visage de la Princesse, on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la Reine de Hongrie ; mais rien ne la faisait revenir.
Alors le Roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la Princesse dans le plus bel appartement du Palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent. On eût dit d'un Ange, tant elle était belle ; car son évanouissement n'avait pas ôté les couleurs vives de son teint : ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail ; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui montrait bien qu'elle n'était pas morte.
Le Roi ordonna qu'on la laissât dormir, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue.
La bonne Fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le Royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la Princesse ; mais elle en fut avertie en un instant par un petit Nain, qui avait des bottes de sept lieues (c'était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée).
La Fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le Roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait ; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la Princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux Château.
Voici ce qu'elle fit : elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce Château (hors le Roi et la Reine), Gouvernantes, Filles d'Honneur, Femmes de Chambre, Gentilshommes, Officiers, Maîtres d'Hôtel, Cuisiniers, Marmitons, Galopins, Gardes, Suisses, Pages, Valets de pied ; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les Ecuries, avec les Palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et Pouffe, la petite chienne de la Princesse, qui était auprès d'elle sur son lit.
Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur Maîtresse, afin d'être tout prêts à la servir quand elle en aurait besoin : les broches mêmes qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans s'endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment ; les Fées n'étaient pas longues à leur besogne.
Alors le Roi et la Reine, après avoir embrassé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du Château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer : en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des Tours du Château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des Curieux.
Au bout de cent ans, le Fils du Roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la Princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces Tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais ; chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler.
Les uns disaient que c'était un vieux Château où il revenait des Esprits ; les autres que tous les Sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu'un Ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait attraper, pour pouvoir les manger à son aise, et sans qu'on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.
Le Prince ne savait qu'en croire, lorsqu'un vieux Paysan prit la parole, et lui dit :
« Mon Prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce Château une Princesse, la plus belle du monde; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un Roi, à qui elle était réservée. »
Le jeune Prince à ce discours se sentit tout de feu ; il crut sans hésiter qu'il mettrait fin à une si belle aventure ; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était.
A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer : il marcha vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé.
Il continua donc son chemin : un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonné et à la face vermeille des Suisses qu'ils n'étaient qu'endormis, et leurs tasses, où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant.
Il passe une grande cour pavée de marbre, il monte l'escalier, il entre dans la salle des Gardes qui étaient rangés en haie, l'arme sur l'épaule, et ronflants de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de Gentilshommes et de Dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis ; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu: une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin.
Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle. Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la Princesse s'éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre :
« Est-ce vous, mon Prince ? Lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre. »
Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance ; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage : peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner ; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.
Cependant tout le Palais s'était réveillé avec la princesse ; chacun songeait à faire sa charge, et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim ; la Dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, et dit tout haut à la Princesse que la viande était servie.
Le Prince aida la Princesse à se lever ; elle était tout habillée et fort magnifiquement ; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma grand-mère, et qu'elle avait un collet monté : elle n'en était pas moins belle.
Ils passèrent dans un Salon de miroirs, et y soupèrent, servis par les Officiers de la Princesse ; les Violons et les Hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les jouât plus ; et après souper, sans perdre de temps, le grand Aumônier les maria dans la Chapelle du Château, et la Dame d'honneur leur tira le rideau : ils dormirent peu, la Princesse n'en avait pas grand besoin, et le Prince la quitta dès le matin pour retourner à la Ville, où son Père devait être en peine de lui.
Le Prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un Charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le Roi son père, qui était bon homme, le crut, mais sa Mère n'en fut pas bien persuadée, et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette : car il vécut avec la princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfants, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l'Aurore, et le second un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa sœur.
La Reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret ; il la craignait quoiqu'il l'aimât, car elle était de race Ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens ; on disait même tout bas à la Cour qu'elle avait les inclinations des Ogres, et qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux ; ainsi le Prince ne voulut jamais rien dire.
Mais quand le Roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son Mariage, et alla en grande cérémonie chercher la Reine sa femme dans son Château.
On lui fit une entrée magnifique dans la Ville Capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfants. Quelque temps après, le Roi alla faire la guerre à l'Empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa la Régence du Royaume à la Reine sa mère, et lui recommanda vivement sa femme et ses enfants: il devait être à la guerre tout l'Eté, et dès qu'il fut parti, la Reine-Mère envoya sa Bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie.
Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son Maître d'Hôtel :
« Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
- Ah ! Madame, dit le Maître d'Hôtel.
- Je le veux, dit la Reine (et elle le dit d'un ton d'Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche), et je veux la manger à la Sauce-robert. »
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer d'une Ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore : elle avait alors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon.
Il se mit à pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce que sa Maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour.
Huit jours après, la méchante Reine dit à son Maître d'Hôtel :
« Je veux manger à mon souper le petit Jour. »
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois ; il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisait des armes avec un gros Singe : il n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit chevreau fort tendre, que l'Ogresse trouva admirablement bon.
Cela avait fort bien été jusque-là, mais un soir cette méchante Reine dit au Maître d'Hôtel : « Je veux manger la Reine à la même sauce que ses enfants. » Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de pouvoir encore la tromper. La jeune Reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi : sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche ; et le moyen de trouver dans la Ménagerie une bête aussi dure que cela ?
Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à deux fois ; il s'excitait à la fureur, et entra le poignard à la main dans la chambre de la jeune reine. Il ne voulut pourtant point la surprendre, et il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la Reine-Mère.
« Faites votre devoir, lui dit-elle, en lui tendant le cou; exécutez l'ordre qu'on vous a donné ; j'irai revoir mes enfants, mes pauvres enfants que j'ai tant aimés » ; car elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans rien lui dire.
« Non, non, Madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous pourrez revoir vos chers enfants, mais ce sera chez moi où je les ai cachés, et je tromperai encore la Reine, en lui faisant manger une jeune biche en votre place. »
Il la mena aussitôt à sa chambre, où la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la Reine mangea à son souper, avec le même appétit que si c'eût été la jeune Reine. Elle était bien contente de sa cruauté, et elle se préparait à dire au Roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la Reine sa femme et ses deux enfants.
Un soir qu'elle rôdait comme d'habitude dans les cours et basses-cours du Château pour y humer quelque viande fraîche, elle entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleurait, parce que la Reine sa mère le voulait faire fouetter, parce qu'il avait été méchant, et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère.
L'Ogresse reconnut la voix de la Reine et de ses enfants, et furieuse d'avoir été trompée, elle commande dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable, qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la Reine et ses enfants, le Maître d'Hôtel, sa femme et sa servante : elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos.
Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, Lorsque le Roi, qu'on n'attendait pas si tôt, entra dans la cour à cheval ; il était venu en poste, et demanda tout étonné ce que voulait dire cet horrible spectacle ; personne n'osait l'en instruire, quand l'Ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre.
Le Roi ne put s'empêcher d'en être fâché, car elle était sa mère ; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants.
Moralité
Attendre quelque temps pour avoir un époux,
Riche, bien fait, galant et doux,
La chose est assez naturelle,
Mais l'attendre cent ans, et toujours en dormant,
On ne trouve plus de femelle,
Qui dormit si tranquillement.
La Fable semble encor vouloir nous faire entendre
Que souvent de l'Hymen les agréables nœuds,
Pour être différés, n'en sont pas moins heureux,
Et qu'on ne perd rien pour attendre ;
Mais le sexe avec tant d'ardeur,
Aspire à la foi conjugale,
Que je n'ai pas la force ni le cœur,
De lui prêcher cette morale.
Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d'une fille : on fit un beau Baptême ; on donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu'on pût trouver dans le Pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.
Après les cérémonies du Baptême toute la compagnie revint au Palais du Roi, où il y avait un grand festin pour les Fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille Fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une Tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée.
Le Roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept Fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents.
Une des jeunes Fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite Princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les Fées commencèrent à faire leurs dons à la Princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un Ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un Rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection.
Le rang de la vieille Fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.
Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât.
Dans ce moment la jeune Fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles :
« Rassurez-vous, Roi et Reine, votre fille n'en mourra pas : il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La Princesse se percera la main d'un fuseau ; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un Roi viendra la réveiller. »
Le Roi, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un Edit, par lequel il défendait à tous de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort.
Au bout de quinze ou seize ans, le Roi et la Reine étant allés à une de leurs Maisons de plaisance, il arriva que la jeune Princesse courant un jour dans le Château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon dans un petit galetas, où une bonne Vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point entendu parler des défenses que le Roi avait faites de filer au fuseau.
« Que faites-vous là, ma bonne femme ? dit la Princesse.
- Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
- Ha ! que cela est joli, reprit la Princesse, comment faites-vous ? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant. »
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours : on vient de tous côtés, on jette de l'eau au visage de la Princesse, on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la Reine de Hongrie ; mais rien ne la faisait revenir.
Alors le Roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la Princesse dans le plus bel appartement du Palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent. On eût dit d'un Ange, tant elle était belle ; car son évanouissement n'avait pas ôté les couleurs vives de son teint : ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail ; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui montrait bien qu'elle n'était pas morte.
Le Roi ordonna qu'on la laissât dormir, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue.
La bonne Fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le Royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la Princesse ; mais elle en fut avertie en un instant par un petit Nain, qui avait des bottes de sept lieues (c'était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée).
La Fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le Roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait ; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la Princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux Château.
Voici ce qu'elle fit : elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce Château (hors le Roi et la Reine), Gouvernantes, Filles d'Honneur, Femmes de Chambre, Gentilshommes, Officiers, Maîtres d'Hôtel, Cuisiniers, Marmitons, Galopins, Gardes, Suisses, Pages, Valets de pied ; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les Ecuries, avec les Palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et Pouffe, la petite chienne de la Princesse, qui était auprès d'elle sur son lit.
Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur Maîtresse, afin d'être tout prêts à la servir quand elle en aurait besoin : les broches mêmes qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans s'endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment ; les Fées n'étaient pas longues à leur besogne.
Alors le Roi et la Reine, après avoir embrassé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du Château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer : en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des Tours du Château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des Curieux.
Au bout de cent ans, le Fils du Roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la Princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces Tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais ; chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler.
Les uns disaient que c'était un vieux Château où il revenait des Esprits ; les autres que tous les Sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu'un Ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait attraper, pour pouvoir les manger à son aise, et sans qu'on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.
Le Prince ne savait qu'en croire, lorsqu'un vieux Paysan prit la parole, et lui dit :
« Mon Prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce Château une Princesse, la plus belle du monde; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un Roi, à qui elle était réservée. »
Le jeune Prince à ce discours se sentit tout de feu ; il crut sans hésiter qu'il mettrait fin à une si belle aventure ; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était.
A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer : il marcha vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé.
Il continua donc son chemin : un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonné et à la face vermeille des Suisses qu'ils n'étaient qu'endormis, et leurs tasses, où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant.
Il passe une grande cour pavée de marbre, il monte l'escalier, il entre dans la salle des Gardes qui étaient rangés en haie, l'arme sur l'épaule, et ronflants de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de Gentilshommes et de Dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis ; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu: une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin.
Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle. Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la Princesse s'éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre :
« Est-ce vous, mon Prince ? Lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre. »
Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance ; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage : peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner ; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.
Cependant tout le Palais s'était réveillé avec la princesse ; chacun songeait à faire sa charge, et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim ; la Dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, et dit tout haut à la Princesse que la viande était servie.
Le Prince aida la Princesse à se lever ; elle était tout habillée et fort magnifiquement ; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma grand-mère, et qu'elle avait un collet monté : elle n'en était pas moins belle.
Ils passèrent dans un Salon de miroirs, et y soupèrent, servis par les Officiers de la Princesse ; les Violons et les Hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les jouât plus ; et après souper, sans perdre de temps, le grand Aumônier les maria dans la Chapelle du Château, et la Dame d'honneur leur tira le rideau : ils dormirent peu, la Princesse n'en avait pas grand besoin, et le Prince la quitta dès le matin pour retourner à la Ville, où son Père devait être en peine de lui.
Le Prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un Charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le Roi son père, qui était bon homme, le crut, mais sa Mère n'en fut pas bien persuadée, et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette : car il vécut avec la princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfants, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l'Aurore, et le second un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa sœur.
La Reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret ; il la craignait quoiqu'il l'aimât, car elle était de race Ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens ; on disait même tout bas à la Cour qu'elle avait les inclinations des Ogres, et qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux ; ainsi le Prince ne voulut jamais rien dire.
Mais quand le Roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son Mariage, et alla en grande cérémonie chercher la Reine sa femme dans son Château.
On lui fit une entrée magnifique dans la Ville Capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfants. Quelque temps après, le Roi alla faire la guerre à l'Empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa la Régence du Royaume à la Reine sa mère, et lui recommanda vivement sa femme et ses enfants: il devait être à la guerre tout l'Eté, et dès qu'il fut parti, la Reine-Mère envoya sa Bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie.
Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son Maître d'Hôtel :
« Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
- Ah ! Madame, dit le Maître d'Hôtel.
- Je le veux, dit la Reine (et elle le dit d'un ton d'Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche), et je veux la manger à la Sauce-robert. »
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer d'une Ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore : elle avait alors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon.
Il se mit à pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce que sa Maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour.
Huit jours après, la méchante Reine dit à son Maître d'Hôtel :
« Je veux manger à mon souper le petit Jour. »
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois ; il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisait des armes avec un gros Singe : il n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit chevreau fort tendre, que l'Ogresse trouva admirablement bon.
Cela avait fort bien été jusque-là, mais un soir cette méchante Reine dit au Maître d'Hôtel : « Je veux manger la Reine à la même sauce que ses enfants. » Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de pouvoir encore la tromper. La jeune Reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi : sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche ; et le moyen de trouver dans la Ménagerie une bête aussi dure que cela ?
Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à deux fois ; il s'excitait à la fureur, et entra le poignard à la main dans la chambre de la jeune reine. Il ne voulut pourtant point la surprendre, et il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la Reine-Mère.
« Faites votre devoir, lui dit-elle, en lui tendant le cou; exécutez l'ordre qu'on vous a donné ; j'irai revoir mes enfants, mes pauvres enfants que j'ai tant aimés » ; car elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans rien lui dire.
« Non, non, Madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous pourrez revoir vos chers enfants, mais ce sera chez moi où je les ai cachés, et je tromperai encore la Reine, en lui faisant manger une jeune biche en votre place. »
Il la mena aussitôt à sa chambre, où la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la Reine mangea à son souper, avec le même appétit que si c'eût été la jeune Reine. Elle était bien contente de sa cruauté, et elle se préparait à dire au Roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la Reine sa femme et ses deux enfants.
Un soir qu'elle rôdait comme d'habitude dans les cours et basses-cours du Château pour y humer quelque viande fraîche, elle entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleurait, parce que la Reine sa mère le voulait faire fouetter, parce qu'il avait été méchant, et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère.
L'Ogresse reconnut la voix de la Reine et de ses enfants, et furieuse d'avoir été trompée, elle commande dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable, qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la Reine et ses enfants, le Maître d'Hôtel, sa femme et sa servante : elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos.
Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, Lorsque le Roi, qu'on n'attendait pas si tôt, entra dans la cour à cheval ; il était venu en poste, et demanda tout étonné ce que voulait dire cet horrible spectacle ; personne n'osait l'en instruire, quand l'Ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre.
Le Roi ne put s'empêcher d'en être fâché, car elle était sa mère ; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants.
Moralité
Attendre quelque temps pour avoir un époux,
Riche, bien fait, galant et doux,
La chose est assez naturelle,
Mais l'attendre cent ans, et toujours en dormant,
On ne trouve plus de femelle,
Qui dormit si tranquillement.
La Fable semble encor vouloir nous faire entendre
Que souvent de l'Hymen les agréables nœuds,
Pour être différés, n'en sont pas moins heureux,
Et qu'on ne perd rien pour attendre ;
Mais le sexe avec tant d'ardeur,
Aspire à la foi conjugale,
Que je n'ai pas la force ni le cœur,
De lui prêcher cette morale.
samedi 28 juin 2014
Cendrillon
Il était une fois un gentilhomme qui épousa, en secondes noces, une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue.
Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses.
Le mari avait, de son côté, une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple : elle tenait cela de sa mère, qui était la meilleure personne du monde.
Les noces ne furent pas plus tôt faites que la belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur : elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison : c’était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées, qui frottait la chambre de madame et celles de mesdemoiselles ses filles ; - elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu’à la tête.
La pauvre fille souffrait tout avec patience et n’osait s’en plaindre à son père, qui l’aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu’elle avait fait son ouvrage, elle s’allait mettre au coin de la cheminée, et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu’on l’appelait communément dans le logis Cucendron. La cadette, qui n’était pas si malhonnête que son aînée, l’appelait Cendrillon.
Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d’être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement.
Il arriva que le fils du roi donna un bal et qu’il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le pays.
Les voilà bien aises et bien occupées à choisir les habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon, car c’était elle qui repassait le linge de ses sœurs et qui godronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s’habillerait. - "Moi, dit l’aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre." - "Moi, dit la cadette, je n’aurai que ma jupe ordinaire ; mais, en récompense, je mettrai mon manteau à fleurs d’or et ma barrière de diamants, qui n’est pas des plus indifférentes."
On envoya quérir la bonne coiffeuse pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s’offrit même à les coiffer ; ce qu’elles voulurent bien. En les coiffant, elles lui disaient : - "Cendrillon, serais-tu bien aise d’aller au bal ?" - "Hélas, mesdemoiselles, vous vous moquez, de moi : ce n’est pas là ce qu’il me faut." - "Tu as raison, on rirait bien, si on voyait un Cucendron aller au bal." Une autre que Cendrillon les aurait coiffées de travers ; mais elle était bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets, à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue, et elles étaient toujours devant le miroir.
Enfin l’heureux jour arriva ; on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu’elle put. Lorsqu’elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine, qui la vit tout en pleurs, lui demanda ce qu’elle avait. "Je voudrais bien... je voudrais bien..." Elle pleurait si fort qu’elle ne put achever. Sa marraine, qui était fée, lui dit : - "Tu voudrais bien aller au bal, n’est-ce pas ?" - Hélas! oui." dit Cendrillon en soupirant. - Eh bien ! seras-tu bonne fille ? dit sa marraine, je t’y ferai aller."
Elle la mena dans sa chambre, et lui dit : - "Va dans le jardin, et apporte-moi une citrouille. " Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu’elle put trouver, et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal. Sa marraine la creusa et, n’ayant laissé que l’écorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. Ensuite elle alla regarder dans la souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris était aussitôt changée en un beau cheval : ce qui fit un bel attelage de six chevaux, d’un beau gris de souris pommelé. Comme elle était en peine de quoi elle ferait un cocher :
- "Je vais voir, dit Cendrillon, s’il n’y a pas quelque rat dans la ratière, nous en ferons un cocher." - "Tu as raison, dit sa marraine, va voir." Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats. La fée en prit un d’entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et, l’ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu’on ait jamais vues. Ensuite elle lui dit :
"Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l’arrosoir : apporte-les moi. " Elle ne les eut pas plutôt apportés, que sa marraine les changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s’y tenaient attachés comme s’ils n’eussent fait autre chose de toute leur vie.
La fée dit alors à Cendrillon :
- "Eh bien! voilà, de quoi aller au bal : n’es-tu pas bien aise ?"
- Oui, mais est-ce que j’irai comme cela, avec mes vilains habits ?"
Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits d’or et d’argent, tout chamarrés de pierreries ; elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde.
Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse ; mais sa marraine lui recommanda, sur toutes choses, de ne pas passer minuit, l’avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses beaux habits reprendraient leur première forme.
Elle promit à sa marraine qu’elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, qu’on alla avertir qu’il venait d’arriver une grande princesse qu’on ne connaissait point, courut la recevoir. Il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n’entendait qu’un bruit confus :
"Ah! qu’elle est belle !"
Le roi même, tout vieux qu’il était, ne laissait pas de la regarder, et de dire tout bas à la reine qu’il y avait longtemps qu’il n’avait vu une si belle et si aimable personne.
Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables, pourvu qu’il se trouvât des étoffes assez belles, et des ouvriers assez habiles.
Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grâce, qu’on l’admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il était occupé à la considérer. Elle alla s’asseoir auprès de ses sœurs et leur fit mille honnêtetés; elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés, ce qui les étonna fort, car elles ne la connaissaient point.
Lorsqu’elles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts ; elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s’en alla le plus vite qu’elle put.
Dès qu’elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine, et, après l’avoir remerciée, elle lui dit qu’elle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l’en avait priée.
Comme elle était occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s’était passé au bal, les deux sœurs heurtèrent à la porte ; Cendrillon leur alla ouvrir.
- "Que vous êtes longtemps à revenir !" leur dit-elle en bâillant, en se frottant les yeux, et en s’étendant comme si elle n’eût fait que de se réveiller.
Elle n’avait cependant pas eu envie de dormir, depuis qu’elles s’étaient quittées.
- "Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée il est venu la plus belle princesse, la plus belle qu’on puisse jamais voir ; elle nous a fait mille civilités elle nous a donné des oranges et des citrons."
Cendrillon ne se sentait pas de joie : elle leur demanda le nom de cette princesse ; mais elles lui répondirent qu’on ne la connaissait pas, que le fils du roi en était fort en peine, et qu’il donnerait toutes choses au monde pour savoir qui elle était. Cendrillon sourit et leur dit :
- "Elle était donc bien belle ? Mon Dieu ! que vous êtes heureuses ! ne pourrais-je point la voir ? Hélas ! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours."
- "Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis ! Prêter son habit à un vilain Cucendron comme cela ! il faudrait que je fusse bien folle."
Cendrillon s’attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle aurait été grandement embarrassée, si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit.
Le lendemain, les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d’elle, et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s’ennuyait point et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé ; de sorte qu’elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu’elle ne croyait point qu’il fût encore onze heures: elle se leva, et s’enfuit aussi légèrement qu’aurait fait une biche.
Le prince la suivit, mais il ne put l’attraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement.
Cendrillon arriva chez elle, bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais, et avec ses méchants habits ; rien ne lui étant resté de sa magnificence qu’une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu’elle avait laissé tomber.
On demanda aux gardes de la porte du palais s’ils n’avaient point vu sortir une princesse ils dirent qu’ils n’avaient vu sortir personne qu’une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l’air d’une paysanne que d’une demoiselle.
Quand les deux sœurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s’étaient encore bien diverties, et si la belle dame y avait été ; elles lui dirent que oui, mais qu’elle s’était enfuie, lorsque minuit avait sonné, et si promptement qu’elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde ; que le fils du roi l’avait ramassée, et qu’il n’avait fait que la regarder pendant tout le reste du bal, et qu’assurément il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle.
Elles dirent vrai ; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier, à son de trompe, qu’il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle.
On commença à l’essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour, mais inutilement. On l’apporta chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant :
- "Que je voie si elle ne me serait pas bonne."
Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d’elle. Le gentilhomme qui faisait l’essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était très juste, et qu’il avait ordre de l’essayer à toutes les filles.
Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu’il y entrait sans peine, et qu’elle y était juste comme de cire. L’étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l’autre petite pantoufle qu’elle mit à son pied. Là-dessus arriva la marraine, qui ayant donné un coup de baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.
Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu’elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu’elles lui avaient fait souffrir.
Cendrillon les releva et leur dit, en les embrassant, qu’elle leur pardonnait de bon cœur, et qu’elle les priait de l’aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était. Il la trouva encore plus belle que jamais; et, peu de jours après, il l’épousa.
Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au palais, et les maria, dès le jour même, à deux grands seigneurs de la cour.
MORALITÉ
La beauté, pour le sexe, est un rare trésor.
De l’admirer jamais on ne se lasse ;
Mais ce qu’on nomme bonne grâce
Est sans prix, et vaut mieux encore.
C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa marraine,
En la dressant, en l’instruisant,
Tant et si bien qu’elle en fit une reine :
(Car ainsi sur ce conte on va moralisant).
Belles, ce don vaut mieux que d’être bien coiffées :
Pour engager un cœur, pour en venir à bout,
La bonne grâce est le vrai don des fées ;
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.
AUTRE MORALITÉ
C’est sans doute un grand avantage,
D’avoir de l’esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d’autres semblables talents
Qu’on reçoit du Ciel en partage ;
Mais vous aurez beau les avoir,
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines.
Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses.
Le mari avait, de son côté, une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple : elle tenait cela de sa mère, qui était la meilleure personne du monde.
Les noces ne furent pas plus tôt faites que la belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur : elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison : c’était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées, qui frottait la chambre de madame et celles de mesdemoiselles ses filles ; - elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu’à la tête.
La pauvre fille souffrait tout avec patience et n’osait s’en plaindre à son père, qui l’aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu’elle avait fait son ouvrage, elle s’allait mettre au coin de la cheminée, et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu’on l’appelait communément dans le logis Cucendron. La cadette, qui n’était pas si malhonnête que son aînée, l’appelait Cendrillon.
Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d’être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement.
Il arriva que le fils du roi donna un bal et qu’il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le pays.
Les voilà bien aises et bien occupées à choisir les habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon, car c’était elle qui repassait le linge de ses sœurs et qui godronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s’habillerait. - "Moi, dit l’aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre." - "Moi, dit la cadette, je n’aurai que ma jupe ordinaire ; mais, en récompense, je mettrai mon manteau à fleurs d’or et ma barrière de diamants, qui n’est pas des plus indifférentes."
On envoya quérir la bonne coiffeuse pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s’offrit même à les coiffer ; ce qu’elles voulurent bien. En les coiffant, elles lui disaient : - "Cendrillon, serais-tu bien aise d’aller au bal ?" - "Hélas, mesdemoiselles, vous vous moquez, de moi : ce n’est pas là ce qu’il me faut." - "Tu as raison, on rirait bien, si on voyait un Cucendron aller au bal." Une autre que Cendrillon les aurait coiffées de travers ; mais elle était bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets, à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue, et elles étaient toujours devant le miroir.
Enfin l’heureux jour arriva ; on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu’elle put. Lorsqu’elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine, qui la vit tout en pleurs, lui demanda ce qu’elle avait. "Je voudrais bien... je voudrais bien..." Elle pleurait si fort qu’elle ne put achever. Sa marraine, qui était fée, lui dit : - "Tu voudrais bien aller au bal, n’est-ce pas ?" - Hélas! oui." dit Cendrillon en soupirant. - Eh bien ! seras-tu bonne fille ? dit sa marraine, je t’y ferai aller."
Elle la mena dans sa chambre, et lui dit : - "Va dans le jardin, et apporte-moi une citrouille. " Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu’elle put trouver, et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal. Sa marraine la creusa et, n’ayant laissé que l’écorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. Ensuite elle alla regarder dans la souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris était aussitôt changée en un beau cheval : ce qui fit un bel attelage de six chevaux, d’un beau gris de souris pommelé. Comme elle était en peine de quoi elle ferait un cocher :
- "Je vais voir, dit Cendrillon, s’il n’y a pas quelque rat dans la ratière, nous en ferons un cocher." - "Tu as raison, dit sa marraine, va voir." Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats. La fée en prit un d’entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et, l’ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu’on ait jamais vues. Ensuite elle lui dit :
"Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l’arrosoir : apporte-les moi. " Elle ne les eut pas plutôt apportés, que sa marraine les changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s’y tenaient attachés comme s’ils n’eussent fait autre chose de toute leur vie.
La fée dit alors à Cendrillon :
- "Eh bien! voilà, de quoi aller au bal : n’es-tu pas bien aise ?"
- Oui, mais est-ce que j’irai comme cela, avec mes vilains habits ?"
Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits d’or et d’argent, tout chamarrés de pierreries ; elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde.
Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse ; mais sa marraine lui recommanda, sur toutes choses, de ne pas passer minuit, l’avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses beaux habits reprendraient leur première forme.
Elle promit à sa marraine qu’elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, qu’on alla avertir qu’il venait d’arriver une grande princesse qu’on ne connaissait point, courut la recevoir. Il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n’entendait qu’un bruit confus :
"Ah! qu’elle est belle !"
Le roi même, tout vieux qu’il était, ne laissait pas de la regarder, et de dire tout bas à la reine qu’il y avait longtemps qu’il n’avait vu une si belle et si aimable personne.
Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables, pourvu qu’il se trouvât des étoffes assez belles, et des ouvriers assez habiles.
Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grâce, qu’on l’admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il était occupé à la considérer. Elle alla s’asseoir auprès de ses sœurs et leur fit mille honnêtetés; elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés, ce qui les étonna fort, car elles ne la connaissaient point.
Lorsqu’elles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts ; elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s’en alla le plus vite qu’elle put.
Dès qu’elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine, et, après l’avoir remerciée, elle lui dit qu’elle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l’en avait priée.
Comme elle était occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s’était passé au bal, les deux sœurs heurtèrent à la porte ; Cendrillon leur alla ouvrir.
- "Que vous êtes longtemps à revenir !" leur dit-elle en bâillant, en se frottant les yeux, et en s’étendant comme si elle n’eût fait que de se réveiller.
Elle n’avait cependant pas eu envie de dormir, depuis qu’elles s’étaient quittées.
- "Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée il est venu la plus belle princesse, la plus belle qu’on puisse jamais voir ; elle nous a fait mille civilités elle nous a donné des oranges et des citrons."
Cendrillon ne se sentait pas de joie : elle leur demanda le nom de cette princesse ; mais elles lui répondirent qu’on ne la connaissait pas, que le fils du roi en était fort en peine, et qu’il donnerait toutes choses au monde pour savoir qui elle était. Cendrillon sourit et leur dit :
- "Elle était donc bien belle ? Mon Dieu ! que vous êtes heureuses ! ne pourrais-je point la voir ? Hélas ! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours."
- "Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis ! Prêter son habit à un vilain Cucendron comme cela ! il faudrait que je fusse bien folle."
Cendrillon s’attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle aurait été grandement embarrassée, si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit.
Le lendemain, les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d’elle, et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s’ennuyait point et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé ; de sorte qu’elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu’elle ne croyait point qu’il fût encore onze heures: elle se leva, et s’enfuit aussi légèrement qu’aurait fait une biche.
Le prince la suivit, mais il ne put l’attraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement.
Cendrillon arriva chez elle, bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais, et avec ses méchants habits ; rien ne lui étant resté de sa magnificence qu’une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu’elle avait laissé tomber.
On demanda aux gardes de la porte du palais s’ils n’avaient point vu sortir une princesse ils dirent qu’ils n’avaient vu sortir personne qu’une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l’air d’une paysanne que d’une demoiselle.
Quand les deux sœurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s’étaient encore bien diverties, et si la belle dame y avait été ; elles lui dirent que oui, mais qu’elle s’était enfuie, lorsque minuit avait sonné, et si promptement qu’elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde ; que le fils du roi l’avait ramassée, et qu’il n’avait fait que la regarder pendant tout le reste du bal, et qu’assurément il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle.
Elles dirent vrai ; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier, à son de trompe, qu’il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle.
On commença à l’essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour, mais inutilement. On l’apporta chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant :
- "Que je voie si elle ne me serait pas bonne."
Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d’elle. Le gentilhomme qui faisait l’essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était très juste, et qu’il avait ordre de l’essayer à toutes les filles.
Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu’il y entrait sans peine, et qu’elle y était juste comme de cire. L’étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l’autre petite pantoufle qu’elle mit à son pied. Là-dessus arriva la marraine, qui ayant donné un coup de baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.
Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu’elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu’elles lui avaient fait souffrir.
Cendrillon les releva et leur dit, en les embrassant, qu’elle leur pardonnait de bon cœur, et qu’elle les priait de l’aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était. Il la trouva encore plus belle que jamais; et, peu de jours après, il l’épousa.
Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au palais, et les maria, dès le jour même, à deux grands seigneurs de la cour.
MORALITÉ
La beauté, pour le sexe, est un rare trésor.
De l’admirer jamais on ne se lasse ;
Mais ce qu’on nomme bonne grâce
Est sans prix, et vaut mieux encore.
C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa marraine,
En la dressant, en l’instruisant,
Tant et si bien qu’elle en fit une reine :
(Car ainsi sur ce conte on va moralisant).
Belles, ce don vaut mieux que d’être bien coiffées :
Pour engager un cœur, pour en venir à bout,
La bonne grâce est le vrai don des fées ;
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.
AUTRE MORALITÉ
C’est sans doute un grand avantage,
D’avoir de l’esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d’autres semblables talents
Qu’on reçoit du Ciel en partage ;
Mais vous aurez beau les avoir,
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines.
Le petit poucet
Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons; l'aîné n'avait que dix ans, et le plus jeune n'en avait que sept.
On s'étonnera que le bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps ; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et n'en avait pas moins de deux à la fois.
Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit.
Il était fort petit, et, quand il vint au monde, il n'était guère plus gros que le pouce, ce qui fit qu'on l'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison, et on lui donnait toujours tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères, et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup. Il vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants.
Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le cœur serré de douleur :
" Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient.
- Ah! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu toi-même mener perdre tes enfants ? "
Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir; elle était pauvre, mais elle était leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant. Le petit Poucet ouït tout ce qu'ils dirent, car ayant entendu, de dedans son lit, qu'ils parlaient d'affaires, il s'était levé doucement et s'était glissé sous l'escabelle de son père, pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher et ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire.
Il se leva de bon matin, et alla au bord d'un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance, on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.
Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force.
Le petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison, car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc :
" Ne craignez point, mes frères; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis: suivez-moi seulement. "
Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison, par le même chemin qu'ils étaient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte, pour écouter ce que disaient leur père et leur mère.
Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus, qu'il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n'espéraient plus rien.
Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'elle n'avait mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit :
" Hélas ! où sont maintenant nos pauvres enfants ? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre ; j'avais bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forêt ? Hélas! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés! Tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants ! "
Le bûcheron s'impatienta à la fin ; car elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en repentiraient, et qu'elle l'avait bien dit. Il la menaça de la battre si elle ne se taisait.
Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme, mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens, qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit. La bûcheronne était tout en pleurs :
" Hélas! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants! "
Elle le dit une fois si haut, que les enfants, qui étaient à la porte, l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble:
" Nous voilà! nous voilà! "
Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant :
" Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfants ! Vous êtes bien las, et vous avez bien faim ; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté, viens que je te débarbouille."
Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau, et qu'elle était un peu rousse. Ils se mirent à table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent.
Mais, lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore ; et, pour ne pas manquer leur coup, de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement qu'ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avait déjà fait ; mais, quoiqu'il se fût levé de grand matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour.
Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en rejetant par miettes le long des chemins où ils passeraient: il le serra donc dans sa poche.
Le père et la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur; et, dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant, et les laissèrent là.
Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette; les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés ; car, plus ils marchaient, plus ils s'égaraient et s'enfonçaient dans la forêt.
La nuit vint, et il s'éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils croyaient n'entendre de tous côtés que les hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se parler, ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie, qui les perça jusqu'aux os ; ils glissaient à chaque pas, et tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains.
Le petit Poucet grimpa au haut d'un arbre, pour voir s'il ne découvrirait rien ; ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais qui était bien loin, par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et lorsqu'il fut à terre, il ne vit plus rien: cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères, du côté qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs : car souvent ils la perdaient de vue; ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelque fond.
Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient. Le petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit :
" Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un Ogre qui mange les petits enfants ?
- Hélas ! madame, lui répondit le petit Poucet, qui tremblait de toute sa force, aussi bien que ses frères, que ferons-nous ? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit si vous ne voulez pas nous retirer chez vous, et cela étant, nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange ; peut-être qu'il aura pitié de nous si vous voulez bien l'en prier."
La femme de l'Ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d'un bon feu ; car il y avait un mouton tout entier à la broche, pour le souper de l'Ogre.
Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c'était l'Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L'Ogre demanda d'abord si le souper était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche.
" Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller*, que vous sentez.
- Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas. "
En disant ces mots, il se leva de table, et alla droit au lit.
" Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi : bien t'en prend d'être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis, qui doivent me venir voir ces jours-ci. "
Il les tira de dessous le lit, l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux, en lui demandant pardon; mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce seraient là de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand couteau ; et en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre, qu'il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit :
" Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est ? n'aurez-vous pas assez de temps demain ?
- Tais-toi, reprit l'Ogre, ils en seront plus mortifiés.
- Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme : voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon !
- Tu as raison, dit l'Ogre : donne-leur bien à souper afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher. "
La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur. Pour l'Ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu'à l'ordinaire : ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher.
L'Ogre avait sept filles, qui n'étaient encore que des enfants. Ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l'une de l'autre. Elles n'étaient pas encore fort méchantes; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang.
On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l'Ogre mit coucher les sept petits garçons; après quoi, elle s'alla coucher auprès de son mari.
Le petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'Ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'Ogre quelques remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'Ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères, et sur la sienne afin que l'Ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger.
La chose réussit comme il l'avait pensé ; car l'Ogre, s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et, prenant son grand couteau:
" Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois. "
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères. L'Ogre, qui sentit les couronnes d'or :
" Vraiment, dit- il, j'allais faire là un bel ouvrage; je vois bien que je bus trop hier au soir. "
Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons:
" Ah ! les voilà, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. "
En disant ces mots, il coupa, sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme. Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l'Ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant, et sans savoir où ils allaient.
L'Ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme :
" Va-t'en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir. "
L'Ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât, et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir, elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir, car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres.
L'Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider. Il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle.
"Ah ! qu'ai-je fait là ? s'écria-t-il. Ils me le payeront, les malheureux, et tout à l'heure. "
Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme ; et, l'ayant fait revenir:
" Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper. "
Il se mit en campagne, et après avoir couru bien loin de tous les côtés, enfin il entra dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'Ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau.
Le petit Poucet qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l' Ogre deviendrait. L'Ogre, qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés. Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n'eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge.
Le petit Poucet en eut moins de peur, et dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'Ogre dormait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le petit Poucet, s'étant approché de l'Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges ; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de se rapetisser selon la jambe de celui qui les chaussait; de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui. Il alla droit à la maison de l'Ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées.
" Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a de vaillant, sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur. "
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet Ogre ne laissait pas d'être fort bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants.
Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron.
Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à bout.
Le petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée ; et une infinité de demoiselles lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de leurs fiancés et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de biens, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.
MORALITE
On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d'un extérieur qui brille;
Mais si l'un d'eux est faible, ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille :
Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.
On s'étonnera que le bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps ; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et n'en avait pas moins de deux à la fois.
Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit.
Il était fort petit, et, quand il vint au monde, il n'était guère plus gros que le pouce, ce qui fit qu'on l'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison, et on lui donnait toujours tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères, et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup. Il vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants.
Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le cœur serré de douleur :
" Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient.
- Ah! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu toi-même mener perdre tes enfants ? "
Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir; elle était pauvre, mais elle était leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant. Le petit Poucet ouït tout ce qu'ils dirent, car ayant entendu, de dedans son lit, qu'ils parlaient d'affaires, il s'était levé doucement et s'était glissé sous l'escabelle de son père, pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher et ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire.
Il se leva de bon matin, et alla au bord d'un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance, on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.
Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force.
Le petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison, car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc :
" Ne craignez point, mes frères; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis: suivez-moi seulement. "
Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison, par le même chemin qu'ils étaient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte, pour écouter ce que disaient leur père et leur mère.
Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus, qu'il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n'espéraient plus rien.
Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'elle n'avait mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit :
" Hélas ! où sont maintenant nos pauvres enfants ? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre ; j'avais bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forêt ? Hélas! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés! Tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants ! "
Le bûcheron s'impatienta à la fin ; car elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en repentiraient, et qu'elle l'avait bien dit. Il la menaça de la battre si elle ne se taisait.
Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme, mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens, qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit. La bûcheronne était tout en pleurs :
" Hélas! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants! "
Elle le dit une fois si haut, que les enfants, qui étaient à la porte, l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble:
" Nous voilà! nous voilà! "
Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant :
" Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfants ! Vous êtes bien las, et vous avez bien faim ; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté, viens que je te débarbouille."
Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau, et qu'elle était un peu rousse. Ils se mirent à table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent.
Mais, lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore ; et, pour ne pas manquer leur coup, de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement qu'ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avait déjà fait ; mais, quoiqu'il se fût levé de grand matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour.
Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en rejetant par miettes le long des chemins où ils passeraient: il le serra donc dans sa poche.
Le père et la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur; et, dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant, et les laissèrent là.
Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette; les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés ; car, plus ils marchaient, plus ils s'égaraient et s'enfonçaient dans la forêt.
La nuit vint, et il s'éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils croyaient n'entendre de tous côtés que les hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se parler, ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie, qui les perça jusqu'aux os ; ils glissaient à chaque pas, et tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains.
Le petit Poucet grimpa au haut d'un arbre, pour voir s'il ne découvrirait rien ; ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais qui était bien loin, par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et lorsqu'il fut à terre, il ne vit plus rien: cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères, du côté qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs : car souvent ils la perdaient de vue; ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelque fond.
Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient. Le petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit :
" Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un Ogre qui mange les petits enfants ?
- Hélas ! madame, lui répondit le petit Poucet, qui tremblait de toute sa force, aussi bien que ses frères, que ferons-nous ? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit si vous ne voulez pas nous retirer chez vous, et cela étant, nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange ; peut-être qu'il aura pitié de nous si vous voulez bien l'en prier."
La femme de l'Ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d'un bon feu ; car il y avait un mouton tout entier à la broche, pour le souper de l'Ogre.
Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c'était l'Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L'Ogre demanda d'abord si le souper était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche.
" Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller*, que vous sentez.
- Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas. "
En disant ces mots, il se leva de table, et alla droit au lit.
" Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi : bien t'en prend d'être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis, qui doivent me venir voir ces jours-ci. "
Il les tira de dessous le lit, l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux, en lui demandant pardon; mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce seraient là de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand couteau ; et en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre, qu'il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit :
" Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est ? n'aurez-vous pas assez de temps demain ?
- Tais-toi, reprit l'Ogre, ils en seront plus mortifiés.
- Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme : voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon !
- Tu as raison, dit l'Ogre : donne-leur bien à souper afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher. "
La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur. Pour l'Ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu'à l'ordinaire : ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher.
L'Ogre avait sept filles, qui n'étaient encore que des enfants. Ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l'une de l'autre. Elles n'étaient pas encore fort méchantes; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang.
On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l'Ogre mit coucher les sept petits garçons; après quoi, elle s'alla coucher auprès de son mari.
Le petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'Ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'Ogre quelques remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'Ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères, et sur la sienne afin que l'Ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger.
La chose réussit comme il l'avait pensé ; car l'Ogre, s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et, prenant son grand couteau:
" Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois. "
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères. L'Ogre, qui sentit les couronnes d'or :
" Vraiment, dit- il, j'allais faire là un bel ouvrage; je vois bien que je bus trop hier au soir. "
Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons:
" Ah ! les voilà, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. "
En disant ces mots, il coupa, sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme. Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l'Ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant, et sans savoir où ils allaient.
L'Ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme :
" Va-t'en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir. "
L'Ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât, et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir, elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir, car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres.
L'Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider. Il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle.
"Ah ! qu'ai-je fait là ? s'écria-t-il. Ils me le payeront, les malheureux, et tout à l'heure. "
Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme ; et, l'ayant fait revenir:
" Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper. "
Il se mit en campagne, et après avoir couru bien loin de tous les côtés, enfin il entra dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'Ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau.
Le petit Poucet qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l' Ogre deviendrait. L'Ogre, qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés. Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n'eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge.
Le petit Poucet en eut moins de peur, et dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'Ogre dormait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le petit Poucet, s'étant approché de l'Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges ; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de se rapetisser selon la jambe de celui qui les chaussait; de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui. Il alla droit à la maison de l'Ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées.
" Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a de vaillant, sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur. "
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet Ogre ne laissait pas d'être fort bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants.
Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron.
Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à bout.
Le petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée ; et une infinité de demoiselles lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de leurs fiancés et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de biens, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.
MORALITE
On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d'un extérieur qui brille;
Mais si l'un d'eux est faible, ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille :
Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.
Le petit chaperon rouge
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon rouge.
Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.
Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C’est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu’elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.
Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.
Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.
Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C’est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu’elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.
Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.
vendredi 16 mai 2014
Christopher Doyle
REVERSE SHOT: You recently said that when a filmmaker gets you, they get the complete package. You are not only involved in the cinematography but also in the re-writing of the story as you shoot.
Christopher Doyle: For better of worse, they do get the complete package. Although I’ve known Zhang Yimou for a long time, I got involved in Hero because of the producer Billy Kong. Originally I was supposed to shoot Crouching Tiger for him but I couldn’t since I was shooting In the Mood for Love and it kept going on forever. Zhang Yimou and I come from a very different culture, different filmmaking culture too. Lots of people seem to think filmmakers are similar and overlook this. Filmmakers might have similar intentions but the way they work is informed by their culture. The way the industry works in America is because Americans are like that, same in France. I’ve worked in China many times but it implies a different kind of engagement. It’s more formal. In Last Life in the Universe, because of the fact that Thai culture has a much more loose way of approaching things, it was an open collaboration. It’s another structure. This comes from the size of the films, character of people involved. For me, actually, on a very personal level I prefer working on films like Last Life in the Universe. I think you can see that, if you really look at it, you can see the person behind the film and you can see their pleasure. There’s not much else there! It’s a small story. Hero is a much more formal film, it’s a very structured film and the way it was executed is much more structured as well. As a filmmaker you have to try different areas and different places.
RS: Would you compare making Hero to Ashes of Time? Since the latter is also a martial arts film set in the desert, how did your experience in the former help you to work through the challenges of the latter?
Doyle: Yeah, I could not have made Hero without Ashes of Time. The desert really informs you. I’ve made five desert films. The desert has been one of the important learning platforms. It’s a place that has taught me a great deal about filmmaking because you can’t light the desert. You exchange, it’s temperamental, it’s like some relationships. It’s vast and beautiful and engaging. And yet there are a lot of details in the desert. It’s all there. The desert taught me to look more. To be more observant, more patient and to do less. Don’t intrude. Take what you have and make it what you need. The city of Hong Kong also taught me that. In Hong Kong the space is so limited and people move so fast and there’s certain kind of energy and all those things are reflected in Hong Kong-style filmmaking.
RS: What was the process of composing the mise-en-scène in Hero. You have these huge spaces and also this extremely complex choreography. In addition, there’s a wide spectrum of colors that define the narrative structure of the film.
Doyle: Zhang Yimou is a cinematographer; he has a certain visual energy. I’ve done many films where we have avoided red and that was a very conscious choice; up to In the Mood for Love, there’s no red in Wong Kar-wai’s films. For Chinese, red has a very special significance. It means joy. It’s the color for marriages, temples…in many ways it’s the most beautiful color…and it’s a very auspicious color, with many associations in Chinese culture. That’s why we have avoided in the past. In Hero, we wanted all these cultural associations. The point of departure is color. You have a Rashomon kind of story. And then color. The easy one was red, red as passion. We were not sure about the others and that was the journey, specifically based on locations. Sixty percent of the film is shot outdoors, and, for example, you cannot change the color of the lake. We knew the lake and the forest with the yellow leaves were very important. So we searched for the locations and from them we reworked the script, instead of imposing a color to a particular location. I think this also comes across in Last Life in the Universe. The house is very much a character in the film. When we found that house I insisted on it, because it had such a presence that I felt the film would be three times better. In Hero, we were choosing colors depending on the locations. The most difficult one was the flashback, in the Emperor’s palace, when they almost assassinate the Emperor. We basically ran out of colors and we were not going to use pink! Green was the choice, it was the only color we felt comfortable with. I knew Fuji has an interesting green so we went along with it.
[Vittorio] Storaro claims green is the color of knowledge. It’s not as simple as Storaro and other people claim. It’s not a theoretical exercise; it’s a practical one. To say the stuff that Storaro says to the kids is really misinformation. It’s dangerous, it confuses people, and makes them think that film is a theoretical exercise. As a cinematographer you’re dealing every minute with weather, people’s emotions, technical problems. The style comes from the contingencies of the film and that’s very important to realize for younger filmmmakers.
RS: Like the black-and-white shots in Fallen Angels. They were the result of a problem…
Doyle: We fucked up with the film stock. It was old. We couldn’t re-shoot…so of course it was foggy in color. We said: “maybe this can represent something so let’s pick some other pieces,” and that’s what we did. Because of a mistake, a certain structure came out of the film and you can write a PhD about it if you want. What happened was that we gave it a system, so we made the most important parts of each scene in black-and-white. But that was a solution to the problem, not an original concept. We just appropriated the mistake and made it work. It’s a more intuitive, open, or, maybe, Asian way of working.
RS: Fallen Angels was completely groundbreaking. It’s a film in which the closer you get to the image the less you see. This is obviously very different from Hero, in which everything is supposed to be pristine and harmonic…
Doyle: Hong Kong and the desert are two very different spaces. Both films are totally informed by the location where they happen. In addition, Wong Kar-wai and Zhang Yimou are two very different filmmakers in their approach to the image and storytelling. Hero, above all, is a celebration of martial arts chivalry.
RS: Is it true that Tony Leung’s apartment in Chungking Express is your actual apartment?
Doyle: I still live there… it’s actually a Japanese tourist stop. Especially after the movie came out in 1995. They would take photographs of my house all day. It’s right in the middle of Hong Kong. As a result of this, everybody knows where I live. Just ask in the street. Downstairs, there are lots of bars. They all know me because I’m always in the bar.
RS: I’d like to talk about Gus Van Sant’s Psycho remake, on which you worked. Would you agree that contemporary cinema is, to a great extent, defined by an appropriation of other cinematic traditions, genres, visual styles? Wong Kar-wai once said that current filmmakers no longer make original works of art, they recycle what has been done before.
Doyle: No. I think the only time I see films is on planes. I take a lot of planes, so I do manage to see lots of films. But to me film is not the basis of my life, my creative energy comes from other things, usually music, or people, or the way in which I live. The people who decide to work with me know that. Therefore, what you mention is their job. Gus Van Sant knew that. Psycho is not a film but a conceptual artwork. I don’t think you need to see the film. It’s just a concept, a very expensive one. It cost $20 million to make and $40 million to promote. If you went to Hollywood, and tell them let’s do some performance art, they wouldn’t give you 60 million. They did in this case. My role in Psycho was not to know, not to remember the original film.
Same with martial arts films. Because of where I live (Hong Kong), the people I’ve worked with, I know the working details. In fact, I know better than Zhang Yimou the actual physical procedure to make a martial arts film. However, it’s much more his job to try to make his own film. That was a difficult thing for me to work with because Zhang didn’t know the procedure to shoot a martial arts film. Now, the West is taking over, The Matrix and all that…they are borrowing this style but they’re structuring scenes much more systematically…storyboards, all kinds of preparation.
However, Hero was shot like an old-style Hong-Kong martial arts film. To be honest, you don’t know what you are going get while shooting. The martial artists don’t know either, but they make it up as they go along and they continuously try new things. It’s choreography. Which means the communication is quite difficult and the logistics are quite complicated as well. Basically, what you need to do is to try to direct the film in a certain direction and then take what you need. You’re dealing with very special people. Martial artists come from a very proud tradition and you know, they can beat the shit out of you…
RS: So in Hero, Zhang, the choreographer, and the martial artists planned a scene and then you adapted to what they were doing…
Doyle: Zhang Yimou tried but it’s much less planned than other forms of cinema. The wind is too strong so someone cannot fly, or, on the lake, it’s very difficult to get people in the air, you need wires…it’s a very slow procedure. Sometimes, you get two or three shots in a day. It takes a lot of concentration and collaboration. Even if you have a plan, then you have actors that are tired, or we are in a very high altitude, most of film is at 3000 thousand feet, physically it’s quite difficult to do. So it’s not a Tarantino kind of exercise, it’s much more organic. Zhang’s main reason to make a martial arts film is political. If you make a genre piece, you have much more scope than if you make a film about people taking ecstasy in Beijing. It’s much easier to get things across. There’s still censorship, and script supervision in China.
RS: The ultimate message of Hero seems to defend a kind of internal imperialism. It has been widely criticized as racist. What’s at stake in this film?
Doyle: There’s a really strong reaction for people who know Chinese history, especially in some areas in China and Taiwan. It’s a little bit revisionist for some people in terms of the white-washing of this historical character. There are many films about this period, like Emperor and the Assassin, so the jury is still out. There’s a debate about what this emperor really did. He was the first emperor of China; he did unite the country. How did he do it? He was an extremely ruthless man. Zhang’s intentions and personal relationship with the politics of his country are much more complex than that. I don’t know and I don’t think I have the right to talk about it. I don’t choose films based on the script but based on the person. If it was too disgusting, I’d stay away from it.
RS: After seeing To Live and Red Sorghum, which are very critical films, it’s surprising that Hero…
Christopher Doyle: You’re saying he sold out, right? I can’t judge, but many people say that…I can’t judge. By the way, Zhang is a very rich man…I have very rich friends in China and I’m not really sure…I’ve seen the way society is evolving now…it’s going in a direction I don’t personally like…but look what they come from…look at the shit they’ve been through…At a personal level, I can reject certain aspects the way China is changing. But I don’t think I have any right to criticize them because they’ve gone through a hell I don’t truly know, I don’t have any right, or precision, to be critical. Zhang has to evolve the way he wants, that’s his choice.
RS: In Hero, calligraphy is represented as an artistic process, having an organic relationship with the individual psyche and also his abilities as martial artist. In the end, this same calligraphy is used in order to offer the unity of China, “Our Land,” as an ideal and to endorse the Emperor’s slaughtering practice.
Doyle: In Chinese it’s slightly different. The ideogram Tony Leung writes, on the one hand, means “Under Heaven”; it means there is a god. It also means “Under the Emperor.” Of course, it still has this implication that this is our place, also that it’s a gift, given to us by Heaven, it’s a unified place but it’s a gift. It’s not quite as heavy as “our land.” You have to take into account that China means “Central Country.” Chinese people have a very centralist worldview.
RS: In the trailer of Hero, the film is introduced as “Quentin Tarantino presents…”
Doyle: Oh really?
RS: According to what I’ve heard, Miramax was hesitant to release the film and Tarantino volunteered to make it happen. Though his intentions might be good, Hero is being sold to audiences as a Tarantino product with Jet Li created by the producer of Crouching Tiger.
Doyle: To me it implies that they want to trick everybody into seeing a martial arts film and make all the money in the first weekend and then they don’t give a shit. Hero is not a martial arts film as Crouching Tiger is. If you go to the film, expecting back-to-back action, you’re going be disappointed. Crouching Tiger, because of who Ang Lee is, has a more American background. This doesn’t have a user-friendly American narrative structure. It’s much more literary. I think it’s the wrong angle to promote the film.
RS: How would you compare the work of Zhang and Wong Kar-wai to that of Tarantino, who is a great appropriator, combining different film styles and traditions?
Doyle: He’s like that in person too…He never stops talking. Quentin is quite fun in a bar…. I think that, in a positive way, he references enough stuff so people go to see the other films. Tarantino promotes a certain vision of cinema that is different. However, I do think his intentions are good. Personally and most of the people I’ve worked with, we come from a different place. Whatever you’re appropriating, you’re absorbing it, it’s filtered through your unconscious and it comes back as something else. Wong and I reference multiple things, but we’re not repeating them. The opposite, we usually avoid repetition. It’s impossible not to repeat other things. Nothing is original, but it can be very personal and the angle, the intention can be very personal.
Trouvé ici.
Christopher Doyle: For better of worse, they do get the complete package. Although I’ve known Zhang Yimou for a long time, I got involved in Hero because of the producer Billy Kong. Originally I was supposed to shoot Crouching Tiger for him but I couldn’t since I was shooting In the Mood for Love and it kept going on forever. Zhang Yimou and I come from a very different culture, different filmmaking culture too. Lots of people seem to think filmmakers are similar and overlook this. Filmmakers might have similar intentions but the way they work is informed by their culture. The way the industry works in America is because Americans are like that, same in France. I’ve worked in China many times but it implies a different kind of engagement. It’s more formal. In Last Life in the Universe, because of the fact that Thai culture has a much more loose way of approaching things, it was an open collaboration. It’s another structure. This comes from the size of the films, character of people involved. For me, actually, on a very personal level I prefer working on films like Last Life in the Universe. I think you can see that, if you really look at it, you can see the person behind the film and you can see their pleasure. There’s not much else there! It’s a small story. Hero is a much more formal film, it’s a very structured film and the way it was executed is much more structured as well. As a filmmaker you have to try different areas and different places.
RS: Would you compare making Hero to Ashes of Time? Since the latter is also a martial arts film set in the desert, how did your experience in the former help you to work through the challenges of the latter?
Doyle: Yeah, I could not have made Hero without Ashes of Time. The desert really informs you. I’ve made five desert films. The desert has been one of the important learning platforms. It’s a place that has taught me a great deal about filmmaking because you can’t light the desert. You exchange, it’s temperamental, it’s like some relationships. It’s vast and beautiful and engaging. And yet there are a lot of details in the desert. It’s all there. The desert taught me to look more. To be more observant, more patient and to do less. Don’t intrude. Take what you have and make it what you need. The city of Hong Kong also taught me that. In Hong Kong the space is so limited and people move so fast and there’s certain kind of energy and all those things are reflected in Hong Kong-style filmmaking.
RS: What was the process of composing the mise-en-scène in Hero. You have these huge spaces and also this extremely complex choreography. In addition, there’s a wide spectrum of colors that define the narrative structure of the film.
Doyle: Zhang Yimou is a cinematographer; he has a certain visual energy. I’ve done many films where we have avoided red and that was a very conscious choice; up to In the Mood for Love, there’s no red in Wong Kar-wai’s films. For Chinese, red has a very special significance. It means joy. It’s the color for marriages, temples…in many ways it’s the most beautiful color…and it’s a very auspicious color, with many associations in Chinese culture. That’s why we have avoided in the past. In Hero, we wanted all these cultural associations. The point of departure is color. You have a Rashomon kind of story. And then color. The easy one was red, red as passion. We were not sure about the others and that was the journey, specifically based on locations. Sixty percent of the film is shot outdoors, and, for example, you cannot change the color of the lake. We knew the lake and the forest with the yellow leaves were very important. So we searched for the locations and from them we reworked the script, instead of imposing a color to a particular location. I think this also comes across in Last Life in the Universe. The house is very much a character in the film. When we found that house I insisted on it, because it had such a presence that I felt the film would be three times better. In Hero, we were choosing colors depending on the locations. The most difficult one was the flashback, in the Emperor’s palace, when they almost assassinate the Emperor. We basically ran out of colors and we were not going to use pink! Green was the choice, it was the only color we felt comfortable with. I knew Fuji has an interesting green so we went along with it.
[Vittorio] Storaro claims green is the color of knowledge. It’s not as simple as Storaro and other people claim. It’s not a theoretical exercise; it’s a practical one. To say the stuff that Storaro says to the kids is really misinformation. It’s dangerous, it confuses people, and makes them think that film is a theoretical exercise. As a cinematographer you’re dealing every minute with weather, people’s emotions, technical problems. The style comes from the contingencies of the film and that’s very important to realize for younger filmmmakers.
RS: Like the black-and-white shots in Fallen Angels. They were the result of a problem…
Doyle: We fucked up with the film stock. It was old. We couldn’t re-shoot…so of course it was foggy in color. We said: “maybe this can represent something so let’s pick some other pieces,” and that’s what we did. Because of a mistake, a certain structure came out of the film and you can write a PhD about it if you want. What happened was that we gave it a system, so we made the most important parts of each scene in black-and-white. But that was a solution to the problem, not an original concept. We just appropriated the mistake and made it work. It’s a more intuitive, open, or, maybe, Asian way of working.
RS: Fallen Angels was completely groundbreaking. It’s a film in which the closer you get to the image the less you see. This is obviously very different from Hero, in which everything is supposed to be pristine and harmonic…
Doyle: Hong Kong and the desert are two very different spaces. Both films are totally informed by the location where they happen. In addition, Wong Kar-wai and Zhang Yimou are two very different filmmakers in their approach to the image and storytelling. Hero, above all, is a celebration of martial arts chivalry.
RS: Is it true that Tony Leung’s apartment in Chungking Express is your actual apartment?
Doyle: I still live there… it’s actually a Japanese tourist stop. Especially after the movie came out in 1995. They would take photographs of my house all day. It’s right in the middle of Hong Kong. As a result of this, everybody knows where I live. Just ask in the street. Downstairs, there are lots of bars. They all know me because I’m always in the bar.
RS: I’d like to talk about Gus Van Sant’s Psycho remake, on which you worked. Would you agree that contemporary cinema is, to a great extent, defined by an appropriation of other cinematic traditions, genres, visual styles? Wong Kar-wai once said that current filmmakers no longer make original works of art, they recycle what has been done before.
Doyle: No. I think the only time I see films is on planes. I take a lot of planes, so I do manage to see lots of films. But to me film is not the basis of my life, my creative energy comes from other things, usually music, or people, or the way in which I live. The people who decide to work with me know that. Therefore, what you mention is their job. Gus Van Sant knew that. Psycho is not a film but a conceptual artwork. I don’t think you need to see the film. It’s just a concept, a very expensive one. It cost $20 million to make and $40 million to promote. If you went to Hollywood, and tell them let’s do some performance art, they wouldn’t give you 60 million. They did in this case. My role in Psycho was not to know, not to remember the original film.
Same with martial arts films. Because of where I live (Hong Kong), the people I’ve worked with, I know the working details. In fact, I know better than Zhang Yimou the actual physical procedure to make a martial arts film. However, it’s much more his job to try to make his own film. That was a difficult thing for me to work with because Zhang didn’t know the procedure to shoot a martial arts film. Now, the West is taking over, The Matrix and all that…they are borrowing this style but they’re structuring scenes much more systematically…storyboards, all kinds of preparation.
However, Hero was shot like an old-style Hong-Kong martial arts film. To be honest, you don’t know what you are going get while shooting. The martial artists don’t know either, but they make it up as they go along and they continuously try new things. It’s choreography. Which means the communication is quite difficult and the logistics are quite complicated as well. Basically, what you need to do is to try to direct the film in a certain direction and then take what you need. You’re dealing with very special people. Martial artists come from a very proud tradition and you know, they can beat the shit out of you…
RS: So in Hero, Zhang, the choreographer, and the martial artists planned a scene and then you adapted to what they were doing…
Doyle: Zhang Yimou tried but it’s much less planned than other forms of cinema. The wind is too strong so someone cannot fly, or, on the lake, it’s very difficult to get people in the air, you need wires…it’s a very slow procedure. Sometimes, you get two or three shots in a day. It takes a lot of concentration and collaboration. Even if you have a plan, then you have actors that are tired, or we are in a very high altitude, most of film is at 3000 thousand feet, physically it’s quite difficult to do. So it’s not a Tarantino kind of exercise, it’s much more organic. Zhang’s main reason to make a martial arts film is political. If you make a genre piece, you have much more scope than if you make a film about people taking ecstasy in Beijing. It’s much easier to get things across. There’s still censorship, and script supervision in China.
RS: The ultimate message of Hero seems to defend a kind of internal imperialism. It has been widely criticized as racist. What’s at stake in this film?
Doyle: There’s a really strong reaction for people who know Chinese history, especially in some areas in China and Taiwan. It’s a little bit revisionist for some people in terms of the white-washing of this historical character. There are many films about this period, like Emperor and the Assassin, so the jury is still out. There’s a debate about what this emperor really did. He was the first emperor of China; he did unite the country. How did he do it? He was an extremely ruthless man. Zhang’s intentions and personal relationship with the politics of his country are much more complex than that. I don’t know and I don’t think I have the right to talk about it. I don’t choose films based on the script but based on the person. If it was too disgusting, I’d stay away from it.
RS: After seeing To Live and Red Sorghum, which are very critical films, it’s surprising that Hero…
Christopher Doyle: You’re saying he sold out, right? I can’t judge, but many people say that…I can’t judge. By the way, Zhang is a very rich man…I have very rich friends in China and I’m not really sure…I’ve seen the way society is evolving now…it’s going in a direction I don’t personally like…but look what they come from…look at the shit they’ve been through…At a personal level, I can reject certain aspects the way China is changing. But I don’t think I have any right to criticize them because they’ve gone through a hell I don’t truly know, I don’t have any right, or precision, to be critical. Zhang has to evolve the way he wants, that’s his choice.
RS: In Hero, calligraphy is represented as an artistic process, having an organic relationship with the individual psyche and also his abilities as martial artist. In the end, this same calligraphy is used in order to offer the unity of China, “Our Land,” as an ideal and to endorse the Emperor’s slaughtering practice.
Doyle: In Chinese it’s slightly different. The ideogram Tony Leung writes, on the one hand, means “Under Heaven”; it means there is a god. It also means “Under the Emperor.” Of course, it still has this implication that this is our place, also that it’s a gift, given to us by Heaven, it’s a unified place but it’s a gift. It’s not quite as heavy as “our land.” You have to take into account that China means “Central Country.” Chinese people have a very centralist worldview.
RS: In the trailer of Hero, the film is introduced as “Quentin Tarantino presents…”
Doyle: Oh really?
RS: According to what I’ve heard, Miramax was hesitant to release the film and Tarantino volunteered to make it happen. Though his intentions might be good, Hero is being sold to audiences as a Tarantino product with Jet Li created by the producer of Crouching Tiger.
Doyle: To me it implies that they want to trick everybody into seeing a martial arts film and make all the money in the first weekend and then they don’t give a shit. Hero is not a martial arts film as Crouching Tiger is. If you go to the film, expecting back-to-back action, you’re going be disappointed. Crouching Tiger, because of who Ang Lee is, has a more American background. This doesn’t have a user-friendly American narrative structure. It’s much more literary. I think it’s the wrong angle to promote the film.
RS: How would you compare the work of Zhang and Wong Kar-wai to that of Tarantino, who is a great appropriator, combining different film styles and traditions?
Doyle: He’s like that in person too…He never stops talking. Quentin is quite fun in a bar…. I think that, in a positive way, he references enough stuff so people go to see the other films. Tarantino promotes a certain vision of cinema that is different. However, I do think his intentions are good. Personally and most of the people I’ve worked with, we come from a different place. Whatever you’re appropriating, you’re absorbing it, it’s filtered through your unconscious and it comes back as something else. Wong and I reference multiple things, but we’re not repeating them. The opposite, we usually avoid repetition. It’s impossible not to repeat other things. Nothing is original, but it can be very personal and the angle, the intention can be very personal.
Trouvé ici.
Christopher Doyle 王家卫
DU KE FENG (CHRISTOPHER DOYLE): What does redux literally mean? And where does the word come from?
WONG KAR WAI: The first time the word redux appeared in a film title was when Francis Ford Coppola used it for his film Apocalypse Now Redux [2001]. For Coppola the word means "reassessed" and "reconsidered." But in our case it has nothing to do with reconsideration. It's more about rescuing a film that means a lot to us. Our film could have been called Saving Ashes of Time. The laboratory where we stored all our negatives went bankrupt overnight following the Asian economic crisis in 1997. So on short notice we had to retrieve all the materials in the middle of the night before the debtor-receiver took over the laboratory the next morning. While checking the materials we salvaged, we noticed that some of the original negatives and sound tapes had deteriorated into pieces. We decided to rescue the film from a life of existing only on DVD or bootlegged Chinatown VHS. At first, we thought it was only a simple restoration. Not until a few years later did we realize that it was actually an odyssey. We spent the first few years searching for missing materials. It took us from Hong Kong to overseas distributors and to various Chinatowns across North America. By the time we collected all the materials, we realized that a 100-percent restoration of the original version was out of the question, so we trimmed out the parts that were beyond repair and replaced them with other options. From there we embarked on another five-year journey from restoration to redux. To revisit a dream that is more than 15 years old is complicated. Technology helps much of the time but not always. The hardest part is to restrain myself from looking at it with the experiences and changes that I went through in the years since; I just wanted to make sure [the film] was what it was supposed to be back then, when we were making it.
DKF: I couldn't have done Rabbit-Proof Fence [2002, with Phillip Noyce] if I hadn't learned from Ashes to listen to the rhythms of a place. I feel the organic evolution of the storytelling has as much to do with the space in which it takes place as it does the idiosyncrasies of our working style.
WKW: Unlike today, shooting in the remote desert in the western part of China was an adventure. Arranging the trips for our eight lead actors back and forth between Hong Kong and our location was in itself a nightmare.
DKF: Those were the days: Shooting one actor's side of a conversation, then shooting the other side two months later, when the actor he or she was supposed to be talking to finally arrived.
WKW: Do you still remember what happened on the last day of shooting?
DKF: Thankfully not.
WKW: I have kept in my file a picture of your naked butt. To me, it's like a metaphor of the way we worked then.
DKF: I could say I wanted to be naked for the whole shoot, or I could claim the heat was getting to me. But mostly I was apologizing (in my way) for not getting all the shots we had in our hearts and our heads. Or perhaps I just wanted to be as true (or do I mean "blue") as the desert sky.
The happenstances of our shared and separate ways have meant that WKW and I are not able to sit this interview out (i.e., meet to talk). Deadlines have always been less relevant than the one this magazine gave us, so this e-mail is our recourse. As in our approach to our films, it is as much the talking as the gesture that is the content. -DKF
WKW: It is not very often that a director is offered the chance to make a big-budget martial arts epic. I jumped at this opportunity with all my knowledge about this genre, fearing that there wouldn't be a second chance. To separate ourselves from the previous adaptations, we simply put the original novel aside and went ahead to invent our own vision. It's more than a standard martial arts film; it's Shakespeare meets Sergio Leone in Chinese.
DKF: Action is a bitch to shoot, as is football or any endeavor whose rules and conventions are unfamiliar (to me).
WKW: For me, shooting an action scene is no different from shooting a love scene. What really matters is what happens before the penetration and not after.
DKF: We tried to give each episode its particular look. This effort seems to me more evident in Ashes of Time Redux. Is it the music? Or the reworking of the structure? Or have perhaps other martial arts-based films educated our eye?
WKW: You mean Kung Fu Panda put us on the map?
DKF: Well, they say the Minister of Film (or whatever he or she is called) apologized to the Chinese people for not having made Kung Fu Panda themselves. Maybe in the States we should change the name [of our film] to Ashes of Panda.
Monday afternoon at a café in the Toronto airport, watching Roger Federer beat Andy Murray at the U.S. Open. -WKW
WKW: Dear DKF, normally you dance to my music, and now I have to match your steps. Not easy, but let's figure out the dance floor first: How long ago did we finish Ashes of Time? Fifteen years ago, or four months ago, or at some point in between?
DKF: Fifteen years ago? [The film] certainly is taking its time finding its time, and yet it feels immediate enough to be the new film it has become. Even now there are moments and images I can't stop rethinking and reworking. Perhaps that is what one does in the films that follow.
WKW: Another picture that I have kept in my file is of Leslie, taken by you, with a note. May I quote what you wrote then? "Leslie hates me when I say my habitual ‘anytime' if I'm not completely ready to shoot. He thinks I'm more up and down, emotionally, than he is. But I'm not so sure. We've made four films together now, and we intend to make many more. I've come to know the fine details of his moods and needs and how much he gets into his role." The night Leslie died we were shooting Eros [2004] with Gong Li and Chang Chen. When the news reached our office, we thought it was an April Fools' Day joke. Soon we realized it was true and we had lost him.
DKF: We have not lost Leslie, but I didn't know that I could miss him so till I missed him so. We aren't immortal in or through our art-we live in the ways of those we touch to love. Leslie is where he needs to be.
Trouvé ici.
WONG KAR WAI: The first time the word redux appeared in a film title was when Francis Ford Coppola used it for his film Apocalypse Now Redux [2001]. For Coppola the word means "reassessed" and "reconsidered." But in our case it has nothing to do with reconsideration. It's more about rescuing a film that means a lot to us. Our film could have been called Saving Ashes of Time. The laboratory where we stored all our negatives went bankrupt overnight following the Asian economic crisis in 1997. So on short notice we had to retrieve all the materials in the middle of the night before the debtor-receiver took over the laboratory the next morning. While checking the materials we salvaged, we noticed that some of the original negatives and sound tapes had deteriorated into pieces. We decided to rescue the film from a life of existing only on DVD or bootlegged Chinatown VHS. At first, we thought it was only a simple restoration. Not until a few years later did we realize that it was actually an odyssey. We spent the first few years searching for missing materials. It took us from Hong Kong to overseas distributors and to various Chinatowns across North America. By the time we collected all the materials, we realized that a 100-percent restoration of the original version was out of the question, so we trimmed out the parts that were beyond repair and replaced them with other options. From there we embarked on another five-year journey from restoration to redux. To revisit a dream that is more than 15 years old is complicated. Technology helps much of the time but not always. The hardest part is to restrain myself from looking at it with the experiences and changes that I went through in the years since; I just wanted to make sure [the film] was what it was supposed to be back then, when we were making it.
DKF: I couldn't have done Rabbit-Proof Fence [2002, with Phillip Noyce] if I hadn't learned from Ashes to listen to the rhythms of a place. I feel the organic evolution of the storytelling has as much to do with the space in which it takes place as it does the idiosyncrasies of our working style.
WKW: Unlike today, shooting in the remote desert in the western part of China was an adventure. Arranging the trips for our eight lead actors back and forth between Hong Kong and our location was in itself a nightmare.
DKF: Those were the days: Shooting one actor's side of a conversation, then shooting the other side two months later, when the actor he or she was supposed to be talking to finally arrived.
WKW: Do you still remember what happened on the last day of shooting?
DKF: Thankfully not.
WKW: I have kept in my file a picture of your naked butt. To me, it's like a metaphor of the way we worked then.
DKF: I could say I wanted to be naked for the whole shoot, or I could claim the heat was getting to me. But mostly I was apologizing (in my way) for not getting all the shots we had in our hearts and our heads. Or perhaps I just wanted to be as true (or do I mean "blue") as the desert sky.
The happenstances of our shared and separate ways have meant that WKW and I are not able to sit this interview out (i.e., meet to talk). Deadlines have always been less relevant than the one this magazine gave us, so this e-mail is our recourse. As in our approach to our films, it is as much the talking as the gesture that is the content. -DKF
WKW: It is not very often that a director is offered the chance to make a big-budget martial arts epic. I jumped at this opportunity with all my knowledge about this genre, fearing that there wouldn't be a second chance. To separate ourselves from the previous adaptations, we simply put the original novel aside and went ahead to invent our own vision. It's more than a standard martial arts film; it's Shakespeare meets Sergio Leone in Chinese.
DKF: Action is a bitch to shoot, as is football or any endeavor whose rules and conventions are unfamiliar (to me).
WKW: For me, shooting an action scene is no different from shooting a love scene. What really matters is what happens before the penetration and not after.
DKF: We tried to give each episode its particular look. This effort seems to me more evident in Ashes of Time Redux. Is it the music? Or the reworking of the structure? Or have perhaps other martial arts-based films educated our eye?
WKW: You mean Kung Fu Panda put us on the map?
DKF: Well, they say the Minister of Film (or whatever he or she is called) apologized to the Chinese people for not having made Kung Fu Panda themselves. Maybe in the States we should change the name [of our film] to Ashes of Panda.
Monday afternoon at a café in the Toronto airport, watching Roger Federer beat Andy Murray at the U.S. Open. -WKW
WKW: Dear DKF, normally you dance to my music, and now I have to match your steps. Not easy, but let's figure out the dance floor first: How long ago did we finish Ashes of Time? Fifteen years ago, or four months ago, or at some point in between?
DKF: Fifteen years ago? [The film] certainly is taking its time finding its time, and yet it feels immediate enough to be the new film it has become. Even now there are moments and images I can't stop rethinking and reworking. Perhaps that is what one does in the films that follow.
WKW: Another picture that I have kept in my file is of Leslie, taken by you, with a note. May I quote what you wrote then? "Leslie hates me when I say my habitual ‘anytime' if I'm not completely ready to shoot. He thinks I'm more up and down, emotionally, than he is. But I'm not so sure. We've made four films together now, and we intend to make many more. I've come to know the fine details of his moods and needs and how much he gets into his role." The night Leslie died we were shooting Eros [2004] with Gong Li and Chang Chen. When the news reached our office, we thought it was an April Fools' Day joke. Soon we realized it was true and we had lost him.
DKF: We have not lost Leslie, but I didn't know that I could miss him so till I missed him so. We aren't immortal in or through our art-we live in the ways of those we touch to love. Leslie is where he needs to be.
Trouvé ici.
lundi 5 mai 2014
一代宗师 The Grandmaster
新京报:这部影片的评价两极化,你都有关注吗?大家的各种看法和你最想要表达的东西是一样的吗?
王家卫:对于外界的评价当然有耳闻。电影是个载体,每个人看完都有自己的感受,让观众自己讲比较好。有些观众评价影片的结构,有些关心感情的起伏,也有人认为这部电影多精致、再现了民国的氛围,但我觉得,这部电影最重要的还是讲述民国武林,武林就不能没有功夫。这部电影最大的挑战是怎么去把功夫表现出来。
一开始我和八爷(袁和平)有过沟通,我希望《一代宗师》从画面和动作上能看出每个门派。每个门派都有自己的手法和哲学,叶问和宫二,如果不是从小到大练习功夫培养的思维方法,他们的人格就不完整。
新京报:但普通观众不一定能看出门派的差别,能帮忙普及一下吗?
王家卫:譬如说,分辨咏春拳和八卦掌,八卦掌是走圆形的,是走偏门抢攻的,它的方位是前后左右上下,所以宫二会说“咏春拳只有眼前路,八卦掌要兼顾到身后身”,因为咏春拳基本上是直线的,攻和防是在一起,只有眼前路。咏春拳以前的电影里有很多表现,但拳理是什么,我想通过电影给大家看。梁朝伟这次展现的咏春八脚(撑、踹、蹬、凿、扫、钉、摊、挑),大家在以前的电影里都没见过
八卦掌在电影上也没有具体地讲过,比如六十四手就是八卦掌的基本功能,宫家的六十四手则是带有形意路的八卦掌,因为形意拳和八卦掌两门是通的,形意比较刚烈,补充了八卦掌的阴柔,两个一起练就会刚柔并重。我们从小听过的郭云深老师(注:清末武术家)的半步崩拳,我拜访过很多形意门的老师,包括这部电影的编剧徐皓峰也是形意门的,他对这门派很有研究。我们就把形意的半步崩拳都放在电影里了。
八极拳最有名的是李书文,我们都希望很具体地表现出来,你不掌握这些特点,没法展示这些拳的拳理和它的风格。八极拳有个说法叫“硬开门”,不等你开门,他们就会硬闯进来。
新京报:你觉得门派的风格会影响到人物的命运?
王家卫:对,你选择哪个拳种,它的拳理和训练过程慢慢和你的人融合在一起。叶问是坚持做人只有眼前路、没有身后身,因为咏春的拳理就是回头无岸。我为什么把叶问跟宫二对立,他们也是一阳一阴,代表了两种人生态度,一种人眼睛永远望着前面,宫二是永远看后面,到最后她宁愿留下,因为她一生都在回头。所以为什么梁朝伟说她缺一个转身,她没往前看。那老猿挂印的那个回首望月,就是说很多时候回头是一种回想,一种反思,但有时候也是怀旧。
新京报:你曾在发布会上说还可以剪辑3个月,上映版本不是你最完美的版本吧?
王家卫:所谓3个月、6个月,对于这部电影你可以继续慢慢弄,每个阶段都有不同的看法,今天这个版本是今天这个看法,明天做出来会有不一样,哪个好我不敢说。有时候是你迷在这件事里面、有自己特别的感受,观众不一定会认同这一点。我不认为现在上映的是半成品,这部电影我花了很长时间,绝对不会匆忙剪出来嘛。有观众感觉我很赶,所以就觉得声音或画面还没做到完美,这个意见我也有注意。
新京报:有香港媒体报道说你希望4小时完整版能上映,真的是这样吗?
王家卫:我想这应该是多年以后的事情,就像《东邪西毒》终极版那样(笑)。4小时版本准确的意思是:我们拍的素材是可以剪辑成4个小时,会让每个角色的故事都完整,但这样的安排不会是一个最佳的结果。
我原来的想法就像民国的章回体小说,小时候看平江不肖生的武侠小说,每个章回都是讲一个人物,或许这个人物下个章回就不见了,再下去也不会出现。人生也有点像这样。我曾想让《一代宗师》就用10个章节讲10个人物,但我心想观众肯定不会习惯。我们没有这个能力要求大家牺牲一天里的4个小时看这个电影,尤其是当你对这个电影还不太了解时。我们往后有机会会做4个小时的电影,愿意看的人过来看一下。
新京报:张震扮演的一线天、赵本山扮演的丁连山在4小时版本里都会有完整地讲述?
王家卫:是的。但这是以后的事情,如果遇到合适的机会可以把他们的故事发展开来。就像丁连山和宫保田,他俩是第一代中华武士会的精英,当年和辛亥革命都有关联,故事都很精彩。
这些人身在武林,其实都裹挟在政治里
新京报:宗师们的人生变故和大时代关系很大,这么看来,一线天、丁连山等都和军政界有瓜葛?
王家卫:宫老爷子开场来到佛山是代表中华武士会,这个组织就是同盟会的嘛。这些人身在武林,其实都裹挟在政治里面。我们后来在电影里没有选择讲述背景,宫老爷子为何是1936年来到广东,那时候刚好是两广事变(广西的新桂系和广东的陈济棠粤系借抗日之名反抗蒋介石)所以南北分家,宫老爷子在这个时候说“南拳北传”是非常不适宜的,所以他会面对困难,但他还是坚持自己的想法:“拳分南北,国也分南北吗?”
一线天基本就算是特工,民国是个暗杀的时代,所谓面子和里子,面子上是做光彩的事情,里子却是搞暗杀。一线天的原型来自两个人,一个是八极拳的大师,叫李书文,他出手不留情,但人非常懒,他说有用的一招就够。另一个是台湾的大师,叫刘云樵,他在民国时代是一个特工,也为抗日做了很多事情,之后到了台湾也是发扬八极拳。
新京报:电影中你对主角的军政背景还是做了虚化处理,为什么?
王家卫:《一代宗师》确实有政治关联在里面,但所谓的江湖、武林,是相对于朝廷的,它和政治有关联,但永远要保持着距离。
新京报:宗师南下,这和你家当年从上海南迁到香港很像,拍这部片是不是也有个人情怀在里面?
王家卫:唯一的个人情怀是:我原来的构想是从家旁边那条路的武馆讲起。为什么一线天要开理发厅,因为小时候我家对面有一个上海理发厅,那时经常去理发,也没觉得有多奇怪,后来做资料搜集时才发现,原来形意门最早来到香港就在楼上开宗立派,楼下的理发厅里很多都是他们的徒弟。最早我想拍香港街道上的武馆,但发现他们都来自内地。于是现在的故事就是从他们的根说起,最后他们流落到了香港。
最有意思、最值得去探讨和纪念的是那个时代的精神。从清朝到共和、北伐、抗日,在这个过程里,很多人在面对困难时,还保持着自己的情操。那个年代的人对信、义、家庭、国家都有自己的坚持。应该珍惜的是民国的精神,在民族最困难时还有这一批人坚持可贵的信念。宫二为何在最后说,面对这个大时代,民国就是这个大时代。为何有些武师选择留在香港,不是因为他们没落了,而是要保持他们的尊严。
1 宫二的戏份超过叶问引发了较多争议。可能多数观众都是来看“一代宗师叶问”的,为何做出这样的安排?
王家卫:这个戏份的比例我没仔细算,但人物戏多戏少很重要。宫二是我杜撰的人物。她非常传奇,民国这样的奇女子很多,比如施剑翘。(注:施剑翘是奉系第二军军长施从滨之女,为报杀父之仇枪杀孙传芳。)宫二对观众来说是比较新鲜的,叶问呢,之前电影也拍了很多,大家对他比较熟悉。以前观众关注的是叶问的打,但我希望观众看到他的成长。他的成长不是从7岁开始,而是从40岁开始的。最有趣的是,叶问40岁之前什么都有,但40岁之后开始变得一无所有,唯一留在他身上的是武术赋予的精神。
2 叶问妻子张永成这个角色呢,和宫二完全不一样?
王家卫:我跟宋慧乔说,你不是普通的大家闺秀,这个女人是一种大智慧。在这个戏里面,她第一个出场是在屏门后面。一般来说我们看电影,从男性的角度欣赏女人,好像女人是男人的宠物,这个故事相反,这个女人是把男人当成是她的宠物。为什么梁朝伟到最后没有再娶,因为有这个女人。
3 很多资料说,叶问1950年去香港后绝口不提他在内地的事直到去世。这是否就是电影中所指“只走眼前路,不管身后身”?
王家卫:那个年代的人啊,都不太喜欢讲往事,就像戏里面章子怡对未婚夫说的,“没消息就是消息”。叶问到香港之后,从来不喜欢拍照。我在想,一个人为什么不喜欢拍照,可能是照片总是会让他想起某一些岁月,他不愿意再去想,所以不想再拍。
4 片中叶问说因为战乱他没有去东北,但有观众发现片中有个叶问在宫家门口徘徊的镜头,他到底有没有去东北?
王家卫:这个应该交给观众去琢磨,可以说他去了,也可以说这只是叶问的梦想。
5 张震扮演的一线天剧情很少,有观众觉得删除也可以,但你为何还保留了几段戏呢?
王家卫:张震和梁朝伟平行。两个都是开宗立派,但叶问有了光环,成为一代宗师,另一个就成了一代理发师。也就是戏里说的人活一世,有的活成了“面子”,有的活成了“里子”,能耐是其次的,都是时势使然。张震、梁朝伟的两场重要打戏都是在雨中,这不是观众说的重复,而是要强调他们都是一个平台出来的,面对这么多人,最后都能站着,但最后的境遇是不一样的。但这个武林啊,不能全都是拿着光环的人,很多人默默在做很多事情,他们没有光环,他们默默地把祖宗传下来的东西还给众生。
6 你以往的电影中,人物都有着家长里短的对话,但《一代宗师》中人物说话格言警句变得很多,这是为什么?
王家卫:《2046》《花样年华》里面的人物都是我们身边的人,不可能在生活中讲一些特别玄的话。《一代宗师》讲述的是武林人物,那些深刻的话都不是我们编出来的,而是去访问武林的老师傅时他们随口讲出来的。他们是武者,讲话有一些特别的气场。如果你要拍一些武术宗师,缺少这样的台词,观众也不会认为这是真的宗师。
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王家卫:对于外界的评价当然有耳闻。电影是个载体,每个人看完都有自己的感受,让观众自己讲比较好。有些观众评价影片的结构,有些关心感情的起伏,也有人认为这部电影多精致、再现了民国的氛围,但我觉得,这部电影最重要的还是讲述民国武林,武林就不能没有功夫。这部电影最大的挑战是怎么去把功夫表现出来。
一开始我和八爷(袁和平)有过沟通,我希望《一代宗师》从画面和动作上能看出每个门派。每个门派都有自己的手法和哲学,叶问和宫二,如果不是从小到大练习功夫培养的思维方法,他们的人格就不完整。
新京报:但普通观众不一定能看出门派的差别,能帮忙普及一下吗?
王家卫:譬如说,分辨咏春拳和八卦掌,八卦掌是走圆形的,是走偏门抢攻的,它的方位是前后左右上下,所以宫二会说“咏春拳只有眼前路,八卦掌要兼顾到身后身”,因为咏春拳基本上是直线的,攻和防是在一起,只有眼前路。咏春拳以前的电影里有很多表现,但拳理是什么,我想通过电影给大家看。梁朝伟这次展现的咏春八脚(撑、踹、蹬、凿、扫、钉、摊、挑),大家在以前的电影里都没见过
八卦掌在电影上也没有具体地讲过,比如六十四手就是八卦掌的基本功能,宫家的六十四手则是带有形意路的八卦掌,因为形意拳和八卦掌两门是通的,形意比较刚烈,补充了八卦掌的阴柔,两个一起练就会刚柔并重。我们从小听过的郭云深老师(注:清末武术家)的半步崩拳,我拜访过很多形意门的老师,包括这部电影的编剧徐皓峰也是形意门的,他对这门派很有研究。我们就把形意的半步崩拳都放在电影里了。
八极拳最有名的是李书文,我们都希望很具体地表现出来,你不掌握这些特点,没法展示这些拳的拳理和它的风格。八极拳有个说法叫“硬开门”,不等你开门,他们就会硬闯进来。
新京报:你觉得门派的风格会影响到人物的命运?
王家卫:对,你选择哪个拳种,它的拳理和训练过程慢慢和你的人融合在一起。叶问是坚持做人只有眼前路、没有身后身,因为咏春的拳理就是回头无岸。我为什么把叶问跟宫二对立,他们也是一阳一阴,代表了两种人生态度,一种人眼睛永远望着前面,宫二是永远看后面,到最后她宁愿留下,因为她一生都在回头。所以为什么梁朝伟说她缺一个转身,她没往前看。那老猿挂印的那个回首望月,就是说很多时候回头是一种回想,一种反思,但有时候也是怀旧。
新京报:你曾在发布会上说还可以剪辑3个月,上映版本不是你最完美的版本吧?
王家卫:所谓3个月、6个月,对于这部电影你可以继续慢慢弄,每个阶段都有不同的看法,今天这个版本是今天这个看法,明天做出来会有不一样,哪个好我不敢说。有时候是你迷在这件事里面、有自己特别的感受,观众不一定会认同这一点。我不认为现在上映的是半成品,这部电影我花了很长时间,绝对不会匆忙剪出来嘛。有观众感觉我很赶,所以就觉得声音或画面还没做到完美,这个意见我也有注意。
新京报:有香港媒体报道说你希望4小时完整版能上映,真的是这样吗?
王家卫:我想这应该是多年以后的事情,就像《东邪西毒》终极版那样(笑)。4小时版本准确的意思是:我们拍的素材是可以剪辑成4个小时,会让每个角色的故事都完整,但这样的安排不会是一个最佳的结果。
我原来的想法就像民国的章回体小说,小时候看平江不肖生的武侠小说,每个章回都是讲一个人物,或许这个人物下个章回就不见了,再下去也不会出现。人生也有点像这样。我曾想让《一代宗师》就用10个章节讲10个人物,但我心想观众肯定不会习惯。我们没有这个能力要求大家牺牲一天里的4个小时看这个电影,尤其是当你对这个电影还不太了解时。我们往后有机会会做4个小时的电影,愿意看的人过来看一下。
新京报:张震扮演的一线天、赵本山扮演的丁连山在4小时版本里都会有完整地讲述?
王家卫:是的。但这是以后的事情,如果遇到合适的机会可以把他们的故事发展开来。就像丁连山和宫保田,他俩是第一代中华武士会的精英,当年和辛亥革命都有关联,故事都很精彩。
这些人身在武林,其实都裹挟在政治里
新京报:宗师们的人生变故和大时代关系很大,这么看来,一线天、丁连山等都和军政界有瓜葛?
王家卫:宫老爷子开场来到佛山是代表中华武士会,这个组织就是同盟会的嘛。这些人身在武林,其实都裹挟在政治里面。我们后来在电影里没有选择讲述背景,宫老爷子为何是1936年来到广东,那时候刚好是两广事变(广西的新桂系和广东的陈济棠粤系借抗日之名反抗蒋介石)所以南北分家,宫老爷子在这个时候说“南拳北传”是非常不适宜的,所以他会面对困难,但他还是坚持自己的想法:“拳分南北,国也分南北吗?”
一线天基本就算是特工,民国是个暗杀的时代,所谓面子和里子,面子上是做光彩的事情,里子却是搞暗杀。一线天的原型来自两个人,一个是八极拳的大师,叫李书文,他出手不留情,但人非常懒,他说有用的一招就够。另一个是台湾的大师,叫刘云樵,他在民国时代是一个特工,也为抗日做了很多事情,之后到了台湾也是发扬八极拳。
新京报:电影中你对主角的军政背景还是做了虚化处理,为什么?
王家卫:《一代宗师》确实有政治关联在里面,但所谓的江湖、武林,是相对于朝廷的,它和政治有关联,但永远要保持着距离。
新京报:宗师南下,这和你家当年从上海南迁到香港很像,拍这部片是不是也有个人情怀在里面?
王家卫:唯一的个人情怀是:我原来的构想是从家旁边那条路的武馆讲起。为什么一线天要开理发厅,因为小时候我家对面有一个上海理发厅,那时经常去理发,也没觉得有多奇怪,后来做资料搜集时才发现,原来形意门最早来到香港就在楼上开宗立派,楼下的理发厅里很多都是他们的徒弟。最早我想拍香港街道上的武馆,但发现他们都来自内地。于是现在的故事就是从他们的根说起,最后他们流落到了香港。
最有意思、最值得去探讨和纪念的是那个时代的精神。从清朝到共和、北伐、抗日,在这个过程里,很多人在面对困难时,还保持着自己的情操。那个年代的人对信、义、家庭、国家都有自己的坚持。应该珍惜的是民国的精神,在民族最困难时还有这一批人坚持可贵的信念。宫二为何在最后说,面对这个大时代,民国就是这个大时代。为何有些武师选择留在香港,不是因为他们没落了,而是要保持他们的尊严。
1 宫二的戏份超过叶问引发了较多争议。可能多数观众都是来看“一代宗师叶问”的,为何做出这样的安排?
王家卫:这个戏份的比例我没仔细算,但人物戏多戏少很重要。宫二是我杜撰的人物。她非常传奇,民国这样的奇女子很多,比如施剑翘。(注:施剑翘是奉系第二军军长施从滨之女,为报杀父之仇枪杀孙传芳。)宫二对观众来说是比较新鲜的,叶问呢,之前电影也拍了很多,大家对他比较熟悉。以前观众关注的是叶问的打,但我希望观众看到他的成长。他的成长不是从7岁开始,而是从40岁开始的。最有趣的是,叶问40岁之前什么都有,但40岁之后开始变得一无所有,唯一留在他身上的是武术赋予的精神。
2 叶问妻子张永成这个角色呢,和宫二完全不一样?
王家卫:我跟宋慧乔说,你不是普通的大家闺秀,这个女人是一种大智慧。在这个戏里面,她第一个出场是在屏门后面。一般来说我们看电影,从男性的角度欣赏女人,好像女人是男人的宠物,这个故事相反,这个女人是把男人当成是她的宠物。为什么梁朝伟到最后没有再娶,因为有这个女人。
3 很多资料说,叶问1950年去香港后绝口不提他在内地的事直到去世。这是否就是电影中所指“只走眼前路,不管身后身”?
王家卫:那个年代的人啊,都不太喜欢讲往事,就像戏里面章子怡对未婚夫说的,“没消息就是消息”。叶问到香港之后,从来不喜欢拍照。我在想,一个人为什么不喜欢拍照,可能是照片总是会让他想起某一些岁月,他不愿意再去想,所以不想再拍。
4 片中叶问说因为战乱他没有去东北,但有观众发现片中有个叶问在宫家门口徘徊的镜头,他到底有没有去东北?
王家卫:这个应该交给观众去琢磨,可以说他去了,也可以说这只是叶问的梦想。
5 张震扮演的一线天剧情很少,有观众觉得删除也可以,但你为何还保留了几段戏呢?
王家卫:张震和梁朝伟平行。两个都是开宗立派,但叶问有了光环,成为一代宗师,另一个就成了一代理发师。也就是戏里说的人活一世,有的活成了“面子”,有的活成了“里子”,能耐是其次的,都是时势使然。张震、梁朝伟的两场重要打戏都是在雨中,这不是观众说的重复,而是要强调他们都是一个平台出来的,面对这么多人,最后都能站着,但最后的境遇是不一样的。但这个武林啊,不能全都是拿着光环的人,很多人默默在做很多事情,他们没有光环,他们默默地把祖宗传下来的东西还给众生。
6 你以往的电影中,人物都有着家长里短的对话,但《一代宗师》中人物说话格言警句变得很多,这是为什么?
王家卫:《2046》《花样年华》里面的人物都是我们身边的人,不可能在生活中讲一些特别玄的话。《一代宗师》讲述的是武林人物,那些深刻的话都不是我们编出来的,而是去访问武林的老师傅时他们随口讲出来的。他们是武者,讲话有一些特别的气场。如果你要拍一些武术宗师,缺少这样的台词,观众也不会认为这是真的宗师。
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