Un être errant - Je suis issu d'une famille normale, d'une famille de Chinois moyens. Le cursus de tous les Chinois est à peu près le même, j'ai donc moi aussi travaillé pendant plusieurs années avant d'entrer à l'Université. Ma seule particularité, c'est que j'ai commencé à travailler très jeune, dans un centre de recherche en architecture où mon père avait lui-même travaillé, où la plupart des gens étaient des intellectuels. J'ai commencé à m'intéresser au cinéma plus tard, quand j'étais à l'université. Andreï Tarkovski est le cinéaste qui m'a le plus marqué. Devenir un professionnel était pour moi à l'époque hors de question. D'ailleurs, je ne suis pas sûr que le cinéma soit ma profession. Mes études elles-mêmes ont suivi divers chemins... Au départ, je me destinais à la photographie ! Je crois que je suis un être errant entre plusieurs réalités incertaines (sourire). Entre la fin de mes études et le tournage d'A l'ouest des rails, j'ai vécu dans la banlieue de Pékin avec des artistes, des musiciens, des peintres, des gens qui faisaient des installations et des performances... Moi-même, j'en ai fait une. J'ai toujours été sensible à l'image en mouvement. Je pense même que l'image et le son sont mes seules sensibilités.
Genèse - Pendant mes études à Shenyang (ma ville d'origine se trouve à deux mille kilomètres de Shenyang), le quartier de Tie Xi était très proche de l'université. J'y suis allé souvent pour y faire des photos. La première fois, je me suis senti perdu, très triste. Chacun aimerait pouvoir espérer dans l'avenir, mais ce n'est pas toujours le cas. Et quand je me trouvais dans Tie Xi, c'était la sensation la plus forte qu'il m'arrivait d'éprouver, pour ces gens-là et pour moi-même. La plupart de mes amis de la fac venaient des environs. Mes amis préféraient aller faire des photos à la campagne pour échapper à leur réalité. Moi, je préférais photographier Tie Xi, sans doute parce que ce lieu n'a rien à voir avec ma vie antérieure. La découverte de Tie Xi a donc été pour moi un choc. Quand je faisais des photos, il y avait une force apparente dans l'image, presque déjà une forme proposée par le lieu lui-même. C'était très suggestif. Il me semblait qu'il y avait quelque chose derrière cette forme. Je n'ai pas creusé ce point à ce moment-là. Ensuite, au contact de mes amis artistes, à Pékin, j'ai commencé à regarder le monde différemment. J'avais besoin de savoir qui j'étais, quel était le sens de la vie, etc. Nous nageons dans une mer d'incertitude, et je pensais qu'en faisant un film, je comprendrais mieux ce que nous sommes et pourquoi nous sommes comme nous sommes. C'était comme une sorte d'idéal, sans doute trop élevé, mais c'était le mien. Aujourd'hui, je m'aperçois qu'en réalisant A l'ouest des rails, plutôt que d'essayer de me comprendre moi, j'ai contourné le problème en tentant de comprendre comment les autres vivent.
Tournage - La famille de ma copine habite tout près de Tie Xi. Comme je n'avais pas de boulot, j'ai cherché ce que je pouvais bien faire. Je me suis procuré une caméra et nous avons loué une petite chambre dans le quartier pendant deux ans. Tous les jours ou presque, comme si j'allais au travail, j'allais filmer. Je ne savais absolument pas ce que j'allais faire de ces images. Je connaissais très bien la géographie du quartier. Pour pouvoir tourner, j'ai systématiquement évité les chefs et les directeurs. Si j'avais parlé avec eux, je me serais sûrement fait virer définitivement. Je me suis attaché à parler et à vivre avec les ouvriers, avec ceux qui travaillent. C'était très agréable, je me sentais très à l'aise et eux aussi. J'ai passé beaucoup de temps avec eux. J'ai compris qu'il ne fallait pas trop prendre le film au sérieux. Si je pouvais tourner, tant mieux, sinon tant pis. Filmer est devenu une partie de mon existence, mais le plus important était de vivre parmi eux. Au bout d'un moment, je crois qu'ils ne se rendaient plus compte que je filmais. Je leur étais devenu si familier qu'ils ne faisaient plus de différence entre moi avec ma caméra et un marchand avec ses légumes. D'autre part, les événements extérieurs au film (l'usine était sur le point de fermer) pesaient de plus en plus lourd et des gens avaient l'impression d'être aspirés par un trou noir. Ils se sentaient seuls et sans aide. Le film a soudain pris une autre importance pour eux, et certains ont voulu parler pour témoigner, peut-être aussi pour se confier parce qu'ils n'avaient personne d'autre à qui parler. Je n'intervenais pas du tout dans ce qui leur arrivait. Je me contentais de les écouter. Est-ce qu'ils avaient vraiment confiance en moi ? Je ne sais pas. Mais je sais que certaines personnes, à cause des incertitudes de la vie, se sont confiées à ma caméra. Je ne sais pas si j'ai réalisé un film politique, mais la politique fait partie de la vie, et j'ai filmé la vie. Aujourd'hui, la plupart des usines de Tie Xi ont été démolies. Il reste une couche de ciment et de brique par terre, très épaisse.
Filmage/montage - Je filmais beaucoup, j'aimais laisser les plans aller, recadrer souvent pour suivre ce qui se passait à côté. Pendant le tournage, je me suis aperçu qu'il fallait aussi respecter l'intégralité de l'espace. La quantité de rushes (300 heures) n'a pas été un handicap au moment du montage. J'avais une mémoire très fraîche des scènes que j'avais tournées et je savais très bien ce que je voulais garder. Je n'ai donc pas revu tout ce que j'avais filmé. Le gros problème qui s'est posé à moi est d'ordre esthétique : je ne savais pas très bien à quel moment je devais couper... J'ai passé un très long moment à réfléchir à ce problème. J'ai d'abord collaboré avec deux monteurs chinois différents, mais le résultat ne me satisfaisait pas. J'ai finalement trouvé la solution grâce un monteur anglais qui s'appelle Adam Kerby et qui m'a aidé à monter la première partie. Le principe de montage une fois établi, j'ai pu ensuite monter seul les deux dernières parties. Le problème était de trouver le bon rythme, un équilibre entre récit et fragmentation. Je ne voulais pas que le film soit trop narratif, mais je ne voulais pas non plus gommer toute trace de récit. Mais plus importante est la construction. A l'ouest des rails est un film que j'ai voulu construire avec rigueur, où les parties différentes font partie d'une structure générale solide et préconçue : au moment du tournage, je savais déjà que mon film serait divisé en trois parties et je savais lesquelles.
Entretien avec Jean-Baptiste Morain réalisé le 09 juin 2004 pour les inrocks et trouvé ici. Interprète : Zhang Xian Min.