dimanche 12 décembre 2010

Nerval - Aurélia IV

Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s’ébauchait dans l’ombre. J’entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là ; l’un deux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j’appelai Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis l’enfance, me dit : « N’allez-vous pas vous mettre au lit ? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper. » Je m’étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m’étonnais pas plus de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté d’un siècle en arrière. L’oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément, et me dit : « Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire son portrait d’avance… maintenant, elle est avec nous. » Je portai les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien à l’allemande, penchée sur le bord du fleuve et les yeux attirés vers une touffe de myosotis. — Cependant la nuit s’épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent ; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis un vieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même qui m’avait parlé par la voix de l’oiseau, et, soit qu’il me parlât, soit que je le comprisse en moi-même, il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et qu’ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence.

Le vieillard quitta son travail et m’accompagna jusqu’à une maison qui s’élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui d’un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes : le champ entouré de bosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de bruyères, — image rajeunie des lieux que j’avais aimés. Seulement, la maison où j’entrai ne m’était point connue. Je compris qu’elle avait existé dans je ne sais quel temps, et qu’en ce monde que je visitais alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.

J’entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dans d’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m’embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. — C’était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.

— Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… J’étais bien fatigué de la vie !

– Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d’en haut et tu as à supporter de rudes années d’épreuves. Le séjour qui t’enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées : nous sommes les rayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli…

— Eh quoi ! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis par le néant ?

— Le néant, dit-il, n’existe pas dans le sens qu’on l’entend ; mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.

Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs.


— Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.

— C’est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine, et, par extension, sept fois sept, et davantage [1].

Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même est restée très obscure. La métaphysique ne me fournit pas de termes pour la perception qui me vint alors du rapport de ce nombre de personnes avec l’harmonie générale. On conçoit bien dans le père et la mère l’analogie des forces électriques de la nature ; mais comment établir les centres individuels émanés d’eux, — dont ils émanent, comme une figure animique collective, dont la combinaison serait à la fois multiple et bornée ? Autant vaudrait demander compte à la fleur du nombre de ses pétales ou des divisions de sa corolle…, au sol des figures qu’il trace, au soleil des couleurs qu’il produit.

Gérard de Nerval

1. Sept était le nombre de la famille de Noé ; mais l’un des sept se rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Éloïm !…
… L’imagination, comme un éclair, me présenta les dieux multiples de l’Inde comme des images de la famille pour ainsi dire primitivement concentrée. Je frémis d’aller plus loin, car dans la Trinité réside encore un mystère redoutable… Nous sommes nés sous la loi biblique…