dimanche 12 décembre 2010

Nerval - Aurélia V

Tout changeait de forme autour de moi. L’esprit avec qui je m’entretenais n’avait plus le même aspect. C’était un jeune homme qui désormais recevait plutôt de moi les idées qu’il ne me les communiquait… Étais-je allé trop loin dans ces hauteurs qui donnent le vertige ? Il me sembla comprendre que ces questions étaient obscures ou dangereuses, même pour les esprits du monde que je percevais alors… Peut-être aussi un pouvoir supérieur m’interdisait-il ces recherches. Je me vis errant dans les rues d’une cité très populeuse et inconnue. Je remarquai qu’elle était bossuée de collines et dominée par un mont tout couvert d’habitations. À travers le peuple de cette capitale, je distinguais certains hommes qui paraissaient appartenir à une nation particulière ; leur air vif, résolu, l’accent énergique de leurs traits, me faisaient songer aux races indépendantes et guerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées par les étrangers ; toutefois c’est au milieu d’une grande ville et d’une population mélangée et banale qu’ils savaient maintenir ainsi leur individualité farouche. Qu’étaient donc ces hommes ? Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les bruits divers de l’industrie. Nous montâmes encore par de longues séries d’escaliers, au-delà desquels la vue se découvrit. Çà et là, des terrasses revêtues de treillages, des jardinets ménagés sur quelques espaces aplatis, des toits, des pavillons légèrement construits, peints et sculptés avec une capricieuse patience : des perspectives reliées par de longues traînées de verdures grimpantes séduisaient l’œil et plaisaient à l’esprit comme l’aspect d’une oasis délicieuse, d’une solitude ignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits d’en bas, qui là n’étaient plus que murmure. On a souvent parlé de nations proscrites, vivant dans l’ombre des nécropoles et des catacombes ; c’était ici le contraire sans doute. Une race heureuse s’était créé cette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l’air pur et de la clarté. — Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cette montagne qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtemps ils ont vécu simples de mœurs, aimants et justes, conservant les vertus naturelles des premiers jours du monde. Le peuple environnant les honorait et se modelait sur eux. »

Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans des couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière. Je me trouvai enfin dans une vaste chambre où je vis un vieillard travaillant devant une table à je ne sais quel ouvrage d’industrie. — Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d’une arme qu’il tenait à la main ; mais celui qui m’accompagnait lui fit signe de s’éloigner. Il semblait qu’on eût voulu m’empêcher de pénétrer dans le mystère de ces retraites. Sans rien demander à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de races nouvelles, ils vivaient là, simples de mœurs, aimants et justes, adroits, fermes et ingénieux, — et pacifiquement vainqueurs des masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. Eh quoi ! ni corrompus, ni détruits, ni esclaves ; purs, quoique ayant vaincu l’ignorance ; conservant dans l’aisance les vertus de la pauvreté. — Un enfant s’amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d’une étude. Une femme âgée, mais belle encore, s’occupait du soin du ménage. En ce moment, plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs travaux. Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis de la chambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre. Là se promenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants. Leurs vêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils étaient agrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse.

Je ne puis rendre le sentiment que j’éprouvai de ces êtres charmants qui m’étaient chers sans que je les connusse. C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses ; ces beaux visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire…

Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j’ai gardé le souvenir. L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’événements logiques. J’aimais davantage ceux de mes amis qui, par une patiente complaisance ou par suite d’idées analogues aux miennes, me faisaient faire de longs récits des choses que j’avais vues en esprit. L’un d’eux me dit en pleurant : « N’est-ce pas que c’est vrai qu’il y a un Dieu ? — Oui ! » lui dis-je avec enthousiasme.

Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patrie mystique que j’avais entrevue. — Quel bonheur je trouvai d’abord dans cette conviction ! Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie.

Gérard de Nerval