Laterna Magica : Pourquoi reniez-vous vos premiers films ?
Hou Hsiao-hsien : En fait, je fais une distinction dans mon œuvre. Au début j’ai commencé comme scénariste, assistant réalisateur etc. J’ai fait une dizaine de films comme cela. C’était une expérience très importante dans ma carrière. Ensuite, mes premiers films étaient des comédies, des histoires d’amour qui ont eu beaucoup de succès au box-office. C’est à partir de L’Homme-sandwich et surtout des Garçons de Fengkuei que j’ai commencé à tracer mon chemin artistique. Un chemin sans retour.Avec « La Cité des douleurs », votre travail prend un tournant véritablement politique.
J’aimerais prendre mon temps pour expliquer deux ou trois choses. Tout d’abord, je m’intéresse à l’être humain et à sa place dans le monde.
Ensuite, L’Histoire de Taiwan est assez spéciale. Taiwan a été occupé pendant près de cinquante ans par le Japon. Après, à partir de 1949, le Guomindang (parti nationaliste chinois) exerce son influence sur Taiwan. Il se passe alors beaucoup de choses, notamment « la terreur blanche » et le conflit entre taiwanais et immigrés chinois. Il y a ensuite la présence américaine lors de la Guerre Froide (1).
Tout ceci provoque des problèmes que l’on ressent encore aujourd’hui. La politique taiwanaise n’est pas stable. Je lis beaucoup et je rencontre des personnes. Je crois qu’il y a ce fardeau du passé et ce que j’ai envie de faire c’est d’essayer de retrouver quelle est la place de chacun dans cette société.
Quel regard portez-vous sur la jeune génération du cinéma chinois, celle qu’on appelle ici « la sixième génération » ? Comment perçoit-on ce cinéma depuis Taiwan ?
Je n’ai pas vu beaucoup de films de « la sixième génération » mais je suis toujours curieux des films qui se font en Chine. En 1949, il y a eu la révolution Culturelle en Chine et c’est à partir de là que l’on peut distinguer ces deux pays, Chine et Taiwan. J’ai remarqué que déjà avec les cinéastes de « la cinquième génération », le cinéma chinois et très différent du nôtre. Dans le cinéma taiwanais, on a gardé la culture chinoise traditionnelle.
Le cinéma chinois, avec Zhang Yimou et Chen Kaige, s’est aussi beaucoup ouvert avec des budgets très importants, de grands acteurs etc. Leurs films sont destinés au grand public en Chine mais aussi dans les autres pays d’Asie et du monde. Ces cinéastes font des films commerciaux mais je crois qu’ils ne savent pas saisir les états et les émotions d’aujourd’hui. Je ne sais pas comment le public chinois reçoit vraiment ces films mais cela donne une impression de désordre car je ne suis pas sûr que ce cinéma là soit très adapté aux valeurs de la Chine.
Concernant « la sixième génération », ce sont plutôt des films underground dont on sent qu’ils sont nés en Chine mais en même temps, on perçoit une influence du cinéma étranger, des « films dollars » aussi.
Pour moi, je pense que c’est très important, il faut utiliser le cinéma pour observer le lieu ou l’on vit, où l’on grandit, les émotions des gens que l’on côtoie…
Or la Chine s’est ouverte très récemment et je pense qu’il y a tellement de choses à raconter.
Vous êtes aussi producteur, vous avez produit un film de Zhang Yimou (2), quel est votre rapport avec les jeunes cinéastes taiwanais ?
J’étais plutôt producteur exécutif sur le film de Zhang Yimou. C’est parce que la personne qui a investi dans ce film avait déjà investi dans La Cité des douleurs. Cette personne voulait travailler avec Zhang Yimou et est aller me chercher pour aider Zhang Yimou. Je suis aller à Pékin pour discuter du scénario avec Zhang Yimou. Nous n’avions pas le même point de vue déjà parce que l’environnement politique en Chine est totalement différent de Taiwan. Le langage cinématographique n’est pas le même non plus. J’ai donc dit à Zhang Yimou de faire son propre cinéma et que je ne pouvais pas l’aider autrement.
A Taiwan j’ai aussi travaillé comme producteur ou producteur exécutif. Ce n’est pas tant pour prendre des décisions que pour aider à faire des choix. Cela vient aussi parce que j’ai vu des courts-métrages ou lu des scénarii très bons. J’interviens alors pour aider les jeunes cinéastes, trouver ce qu’il manque exactement dans leur travail ou comment faire pour que ces jeunes réalisateurs arrivent à travailler avec leurs techniciens sans problème.
Avez-vous envie de faire des films qui ne traitent peut-être plus du social mais, par exemple, un Wu Xia Pian (ndlr : film de sabre), où alors on contraire, revenir à un film un peu plus politique ? Qu’avez-vous envie de réaliser aujourd’hui ? Avec « Three Times » qui résume un peu votre filmographie, on se demande dans quelle direction vous allez aller ?
Le sujet sera toujours autour de l’être humain. J’aime beaucoup lire des romans du début du Xxème siècle des écrivains très célèbres en Chine ou à Taiwan. La façon de vivre à cette époque là m’intéresse beaucoup. J’aimerais aussi faire un film… disons un film pur, c’est à dire avec un style différent. Je vous donne un exemple… Picasso était un grand réaliste mais il a changé radicalement d’orientation artistique et il a fait ce qu’il voulait faire avec le cubisme.
Je crois que mon cinéma, esthétiquement, est déjà arrivé à maturité. J’aimerais donc faire des choses un peu expérimentales. J’aimerais aussi faire un film simple mais avec plein d’énergie à l’intérieur. Pour moi, le plus important pour faire un film, ce sont les acteurs et les lieux de tournage car chaque lieu de tournage montre l’ambiance de la vie quotidienne.
J’aime aussi la question du rapport de l’être humain à la nature, un peu comme le nouveau film d’Ang Lee, comment l’être humain communie avec la nature.
Sinon, j’aimerais aussi parler d’un film français, Le Ballon Rouge (3). Dans ce film, il ne se passe finalement rien mais le réalisateur à réussi à tout montrer de la vie à cette époque là. Ca m’intéresse beaucoup.
Enfin, je voudrais évoquer la famille de ma femme. Ma belle-mère lorsqu’elle est née à vécu ce que vivaient les bébés filles en Chine à l’époque. En général, on laissait les bébés dehors devant la porte, soumis au vent et au froid et, si le bébé survivait malgré ces conditions, alors on reprenait le bébé et on l’envoyait grandir à la campagne. C’était dans la philosophie chinoise, comme le taoïsme. C’est quelque chose de très spécial, comment l’on traitait la vie et la nature.
Je pense qu’avant, on pouvait dire que l’être humain naissait de la nature. Aujourd’hui, il naît de la société.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience sur « Café Lumière » (4) ?Je ne parle que quelques mots de japonais mais je ne parle pas la langue. Et je ne comprends pas non plus le mode de vie des japonais. Mais comme j’avais accepté de faire ce film japonais. J’ai commencé par faire le casting. J’ai très vite rencontré Asano, je l’ai bien observé et j’ai vite décidé qu’il serait le patron de la librairie d’occasion. Ensuite pour le casting à Taiwan, j’ai trouvé une chanteuse qui a ce moment là venait de sortir un album. Elle s’appelle Hitoto Yo . J’ai vu sa photo, son album etc. J’ai trouvé ça magnifique. A partir de là, j’ai trouvé la personne, je connais sa personnalité et sa vie, et après, je peux construire un personnage pour elle. Ensuite, j’ai trouvé un plan de Tokyo, j’ai vu comment le métro circulait. J’ai donc commencé à m’imaginer comment les gens allient bouger dans Tokyo. Je veux dire par-là que je m’imprègne des lieux. Je construis petit à petit. Je me suis aussi basé sur les histoires personnelles de certains de mes amis. Et enfin, comme c’était pour rendre hommage à Ozu, j’ai intégré le sujet famille dans le film etc. etc. Tout ça mis ensemble, ça a donné le film que vous avez vu.
Au début de votre carrière, vous avez fait des films évoquant vos souvenirs. Maintenant, au fil de l’âge, vous faites des films sur la jeunesse. D’habitude, c’est le contraire, c’est quand on devient plus vieux que l’on pense à ses souvenirs d’enfance… Alors est-ce que vous vous sentez plus proche de la jeunesse et comment vous ressentez cette évolution du temps ?
Quand j’ai réalisé Les Garçons de Fengkuei, à cette époque là, c’était un peu « la jeunesse et moi ». Maintenant, je suis plus âgé, j’ai presque 60 ans. Quand je vois la jeunesse, c’est différent. Et mon point de vue est celui d’un vieux. Et c’est à moi de trouver en quoi exactement la jeunesse m’attire.
J’étais en contact avec des jeunes durant deux ans et c’est de là que j’ai fait Millenium Mambo. Après ce film, je suis resté en contact avec eux. Je savais ce qu’ils faisaient.
Je peux aussi vous dire pourquoi j’ai fait Millenium Mambo en citant cette phrase de Calvino « Quand les feuilles tombent, si l’on fixe son attention sur une feuille, cette feuille devient quelque chose de particulier ».
Moi je trouve que la jeunesse, aujourd’hui, ils sont tous pareils parce qu’ils reçoivent les mêmes informations, ils écoutent la même musique etc. Tout est pareil. En plus, ils passent leurs temps à distinguer les choses, à prendre des décisions. Ce n’est pas comme nous. Quand on était jeune, on se concentrait seulement sur une chose.
Comment, tant hier qu’aujourd’hui, vos films ont ils été reçus à Taiwan ?
Avant Les Garçons de Fengkuei, mes films avaient assez de succès. Mais à partir de ce film, il y a eu de moins en moins de spectateurs pour voir mes films. Il y a quand même eu La Cité des douleurs. A cette époque là, le film traitait d’un sujet tabou, j’ai eu un prix à Venise et les gens en ont beaucoup discutés. Il a bien marché mais je crois que c’est un cas spécial.
Au Japon, c’est pareil. Avant Le Maître des Marionnettes, les spectateurs japonais recevaient très bien mes films mais c’est aussi à partir de là qu’ils ne comprennent plus mon travail.
Pour revenir à Taiwan, quand Les Garçons de Fengkuei est sorti, personne n’a compris le film. Par contre, aujourd’hui, si on repasse le film à la jeunesse, ils trouvent que c’est très facile à comprendre. Mais je crois que c’est un peu normal, ils ont vingt ans de recul.
Propos recueillis à Vesoul le 5 février 2006, et mis en forme par Benoît Thevenin. Traduit du chinois (mandarin) par Chang Chuti. Trouvé ici.
(1) Pendant la Guerre Froide, l’île de Taïwan est devenue un point stratégique pour l’Armée américaine en Asie, assurant une présence militaire proche de ces ennemis telle la Chine, La Corée et le Vietnam notamment.
(2) Epouses et concubines (Raise the red lantern), réalisé en 1991 par Zhang Yimou. Lion d’Argent au festival de Venise en 1991 et nominé à l’Oscar du meilleur film étranger en 1992.
(2) Epouses et concubines (Raise the red lantern), réalisé en 1991 par Zhang Yimou. Lion d’Argent au festival de Venise en 1991 et nominé à l’Oscar du meilleur film étranger en 1992.
(3) Court-métrage français réalisé en 1956 par Albert Lamorisse. Un petit garçon poursuit dans le ciel de Paris un ballon qui vole. Le film à reçu la Palme d’Or du Court-métrage lors du Festival de Cannes 56 ainsi que le prix Louis Delluc la même année. Le réalisateur nous a confié travailler actuellement sur un projet de film adapté de cette histoire du Ballon Rouge. Après le festival, HHH sera d’ailleurs à Paris pour les premier repérages d’un film commandé par le Musée d’Orsay…
(4) Film de commande réalisé au Japon dans le cadre d’un hommage au centième anniversaire de Yazujiro Ozu.