dimanche 24 février 2008
samedi 9 février 2008
Dubois
L'abbé Dubois était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d'esprit, qui était en plein ce qu'un mauvais français appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens; l'impiété parfaite, son repos; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on se pare, et qui n'ont de réalité dans personne, son principe, en conséquence duquel tous moyens lui étaient bons. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s'en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendaient, avec une patience qui n'avait de terme que le succès, ou la démonstration réitérée de n'y pouvoir arriver, à moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vit jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait ainsi sa vie dans les sapes. Le mensonge le plus hardi lui était tourné en nature avec un air simple, droit, sincère, souvent honteux. Il aurait parlé avec grâce et facilité, si, dans le dessein de pénétrer les autres en parlant, la crainte de s'avancer plus qu'il ne voulait ne l'avait accoutumé à un bégayement factice qui le déparait, et qui, redoublé quand il fut arrivé à se mêler de choses importantes, devint insupportable, et quelquefois inintelligible. Sans ses contours et le peu de naturel qui perçait malgré ses soins, sa conversation aurait été aimable. Il avait de l'esprit, assez de lettres, d'histoire et de lecture, beaucoup de monde, force envie de plaire et de s'insinuer, mais tout cela gâté par une fumée de fausseté qui sortait malgré lui de tous ses pores et jusque de sa gaieté, qui attristait par là. Méchant d'ailleurs avec réflexion et par nature, et, par raisonnement, traître et ingrat, maître expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effronté à faire peur étant pris sur le fait; désirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dépouilles. On connut après, dès qu'il osa ne se plus contraindre, à quel point il était intéressé, débauché, inconséquent, ignorant en toute affaire, passionné toujours, emporté, blasphémateur et fou, et jusqu'à quel point il méprisa publiquement son maître et l'État, le monde sans exception et les affaires, pour les sacrifier à soi tous et toutes, à son crédit, à sa puissance, à son autorité absolue, à sa grandeur, à son avarice, à ses frayeurs, à ses vengeances. Tel fut le sage à qui Monsieur confia les moeurs de son fils unique à former, par le conseil de deux hommes qui ne les avaient pas meilleures, et qui en avaient bien fait leurs preuves.
Saint-Simon
Saint-Simon
Paul Sharits
Paul Sharits a commencé par réaliser, entre 1958 et 1965, des films mis en scène et narratifs ; mais en 1966, "pris d'une rage d'engagement non-narratif" (ainsi qu'il le décrit dans l'article "Exposition/Images gelées"), il détruisit ces films - un seul d'entre eux fut préservé et retrouvé, Wintercourse (1962). Résumant cette période, Paul Sharits décrit ces films comme des Haïku, c'est à dire une recherche d'ensemble sur la temporalité filmique comme composition instantanée.
Il est touchant de constater que, lorsqu'il décrit l'évolution de son travail, Sharits commence en deux occasions par faire état de cette autodestruction : dans les articles "Exposition/Images gelées" (1974) et "Entendre : Voir" (1975). Tout se passe comme si, à l'origine du cinéma sharitsien, devait se trouver la destruction d'images antécédentes dont on ne veut plus, que l'on ne veut plus faire et donc qu'il ne faut plus voir. Une telle origine bien sûr s'avère plus symbolique qu'effective puisque la destruction des films narratifs date de 1966 et que la réalisation du premier film "sharitsien" date de 1965 : il s'agit de Ray Gun Virus, son premier flicker (film à clignotement, succession rapide de photogrammes choisis pour la puissance de leur contraste, par exemple entre positif et négatif, ou entre couleurs, ou entre figuration et abstraction).
L'oeuvre de Sharits appartient à un courant de l'histoire qui s'est baptisé lui-même "Cinéma structurel", courant dominant dans le cinéma expérimentaal entre la fin des années 60 et celle des années 70. Les auteurs qui font partie de ce mouvement international sont américains (Sharits, George Landow, Hollis Frampton...), canadiens (Michael Snow, Joyce Wieland...), autichiens (Kurt Kren, Peter Kubelka...), allemands (Birgit et Wilhelm Hein...), anglais (Malcolm Le Grice, Peter Gidal...). Bien sûr, le travail de chacun de ces auteurs diffère des autres mais, s'il faut désigner leur commun dénominateur, on peut formuler deux principes fondamentaux :
1) un film structurel est un film réflexif - c'est à dire qu'il se consacre à élucider quelque chose de son propre fonctionnement et donc participe d'une description voire d'une définition du cinéma;
2) un film structurel s'inscrit dans un programme d'investigation d'ensemble sut les propriétés et les puissances du cinéma - ou, plus exactement, ainsi que le désigne Sharits lui-même, du "cinématique" (cinematics).
Sur la base de ces deux principes, une alternative devient possible et a donné lieu à une distinction esthétique au sein même du mouvement structurel (distinction qui ne s'est jamais monnayée en ruptures ou exclusions, au contraire d'autres mouvements d'avant-garde comme le Surréalisme, le Cinéma structurel s'est plutôt distingué par sa formidable capacité d'intégration et d'acceuil en matière d'initiatives théoriques et pratiques) :
Il est touchant de constater que, lorsqu'il décrit l'évolution de son travail, Sharits commence en deux occasions par faire état de cette autodestruction : dans les articles "Exposition/Images gelées" (1974) et "Entendre : Voir" (1975). Tout se passe comme si, à l'origine du cinéma sharitsien, devait se trouver la destruction d'images antécédentes dont on ne veut plus, que l'on ne veut plus faire et donc qu'il ne faut plus voir. Une telle origine bien sûr s'avère plus symbolique qu'effective puisque la destruction des films narratifs date de 1966 et que la réalisation du premier film "sharitsien" date de 1965 : il s'agit de Ray Gun Virus, son premier flicker (film à clignotement, succession rapide de photogrammes choisis pour la puissance de leur contraste, par exemple entre positif et négatif, ou entre couleurs, ou entre figuration et abstraction).
L'oeuvre de Sharits appartient à un courant de l'histoire qui s'est baptisé lui-même "Cinéma structurel", courant dominant dans le cinéma expérimentaal entre la fin des années 60 et celle des années 70. Les auteurs qui font partie de ce mouvement international sont américains (Sharits, George Landow, Hollis Frampton...), canadiens (Michael Snow, Joyce Wieland...), autichiens (Kurt Kren, Peter Kubelka...), allemands (Birgit et Wilhelm Hein...), anglais (Malcolm Le Grice, Peter Gidal...). Bien sûr, le travail de chacun de ces auteurs diffère des autres mais, s'il faut désigner leur commun dénominateur, on peut formuler deux principes fondamentaux :
1) un film structurel est un film réflexif - c'est à dire qu'il se consacre à élucider quelque chose de son propre fonctionnement et donc participe d'une description voire d'une définition du cinéma;
2) un film structurel s'inscrit dans un programme d'investigation d'ensemble sut les propriétés et les puissances du cinéma - ou, plus exactement, ainsi que le désigne Sharits lui-même, du "cinématique" (cinematics).
Sur la base de ces deux principes, une alternative devient possible et a donné lieu à une distinction esthétique au sein même du mouvement structurel (distinction qui ne s'est jamais monnayée en ruptures ou exclusions, au contraire d'autres mouvements d'avant-garde comme le Surréalisme, le Cinéma structurel s'est plutôt distingué par sa formidable capacité d'intégration et d'acceuil en matière d'initiatives théoriques et pratiques) :
1) soit une oeuvre s'en tient à l'accomplissement de ces deux principes ; c'es ce que Peter Gidal a nommé "le cinéma structurel/matérialiste", qui se consacre à la pureté de la recherche sur le cinématographique ;
2) soit une oeuvre prend en charge une réalité autre que ce qui relève strictement du dispositif cinématographique : c'est ce que l'on pourrait nommer, à la suite d'un autre analyste de ce mouvement, P. Adams Sitney, "le cinéma structurel/visionnaire". Cette fois, il s'agit d'entrelacer l'investigation réflexive et un motif ou problème exogène.
Nicole Brenez
Jonas Mekas
Selon moi, le cinéma d'avant-garde français représentait une épée à double tranchant : d'un côté, on peut dire que, sans l'influence française, le cinéma d'avant-garde américain n'aurait pas même existé. D'un autre côté, le vrai cinéma d'avant-garde américain n'a pu voir le jour qu'en se libérant de l'influence française. Cela advint vers 1957, on date souvent ce décrochage par Anticipation of the Night de Stan Brakhage, même si Desistfilm n'avait déjà que peu à voir avec l'avant-garde française. Une fois la libération advenue, se constitua, au cours de la fin des années cinquante et tout au long des années soixante, un ensemble d'oeuvres qui représente le corpus classique du cinéma d'avant-garde américain.
Jonas Mekas
Jonas Mekas
The Doll is Mine
Asia Argento : Pour Cindy, on voulait faire une compilation des dix chansons les plus tristes du monde. Je craignais un peu de ne pas réussir à pleurer. Le moment qui me touche le plus, c'est celui où la brunette pleure.
Bertrand Bonello : J'avais amené beaucoup de disques sur le plateau. Je ne savais pas si Blonde Redhead te ferait pleurer. Cette chanson est bouleversante, mais aussi un peu ringarde, aussi je n'étais pas certain que ça marcherait. J'avais amené par sécurité des morceaux de Cat Power, de Lou Reed, et même le Requiem de Mozart. Pour la Brune, il me fallait quelques larmes, cinq ou six bien visibles, et Blonde Redhead n'a pas fonctionné. Je les ai obtenues avec Mozart. Pour le lendemain, la scène du modèle blond, il me fallait un torrent de larmes, et la chanson a fonctionné.
Bertrand Bonello : J'avais amené beaucoup de disques sur le plateau. Je ne savais pas si Blonde Redhead te ferait pleurer. Cette chanson est bouleversante, mais aussi un peu ringarde, aussi je n'étais pas certain que ça marcherait. J'avais amené par sécurité des morceaux de Cat Power, de Lou Reed, et même le Requiem de Mozart. Pour la Brune, il me fallait quelques larmes, cinq ou six bien visibles, et Blonde Redhead n'a pas fonctionné. Je les ai obtenues avec Mozart. Pour le lendemain, la scène du modèle blond, il me fallait un torrent de larmes, et la chanson a fonctionné.
vendredi 8 février 2008
Paul Sharits
Si l’on prend en considération qu’un film est l’écoulement d’une ligne modulée, constitué d’éléments distribués par le clignotement, alors on comprend mieux la relation qui unit musique et film d’un point de vue compositionnel. Ayant étudié la musique pendant plusieurs années, la connaissance de celle-ci a permis à Sharits de composer ses films à partir de motifs musicaux qui sont de véritables déclencheurs ; Beethoven et Mahler pour Declarative Mode, Mozart pour T,O,U,C,H,I,N,G, Bach pour N:O:T:H:I:N:G. Ce n’est pas tant la transcription de la mélodie qui l’intéresse que la possibilité offerte aux musiciens de travailler avec de tels outils. Le flicker organise en accords de couleurs les séries de photogrammes de couleurs pures. À cet égard, Shutter Interface est exemplaire. Cette installation juxtapose selon les versions deux ou quatre projections qui se chevauchent partiellement. Dans ces zones où les bandes de flicker se superposent, on visualise des harmoniques et des résonances chromatiques, qui ne sont pas sur les rubans mais qui résultent de la périodicité et de la juxtaposition temporelle des photogrammes de couleurs pures clignotants. Ces accords, selon leur modulation, induisent des lignes mélodiques pour lesquelles les dessins modulaires autant que les partitions de travail sont des chaînons essentiels. Ils inscrivent le développement d’une proposition, mais ont une existence par eux-mêmes. Dans une interview, Paul Sharits parle de l’importance de ces travaux qui accompagnent la production de l’œuvre et de la nécessité de les montrer, au même titre que l’œuvre projetée : le film et le tableau de pellicule, les dessins. C’est d’autant plus important pour toutes les œuvres « in situ » (locational pieces) qui n’ont pas de durée définie puisqu’elles tournent en boucle, n’ont ni début ni fin. La partition, le dessin ou les Frozen Film Frames se présentent alors comme des moments distincts de l’œuvre mais cependant inséparables. Ils sont à la fois des moments de l’expérimentation d’un projet autant qu’ils élargissent l’usage du cinéma. Les dessins sont préparatoires (voir Score 3A for Declarative Mode, Analytical Studies IV), autant qu’ils sont la fidèle transcription du film, la partition. D’un côté, les Frame Studies, qui sont des partitions pouvant générer des films et des dessins, de l’autre les Studies for Frozen Film Frames, qui sont le rendu exact du film issu des Frame Studies.
Yann Beauvais. Figment (extrait).
[Une monographie sur Paul Sharits éditée par Yann Beauvais va être publiée par Les Presses du réel en février 2008.]
Yann Beauvais. Figment (extrait).
[Une monographie sur Paul Sharits éditée par Yann Beauvais va être publiée par Les Presses du réel en février 2008.]
Brise Marine
La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!
Mallarmé
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!
Mallarmé
jeudi 7 février 2008
La crise de la vérité
Jean-Jacques Brochier - Bouvard et Pécuchet, n'est-ce pas un peu, de la part de Flaubert, la même tentative, mais inversée, que celle du Livre à venir de Mallarmé ? Flaubert veut qu'après Bouvard et Pécuchet, personne n'ose plus écrire. Mallarmé souhaite faire le livre qui contienne tous les livres possibles.
Roland Barthes - Les encyclopédies du XVIIIe, du XIXe et même du XXe siècles sont des encyclopédies du savoir, ou des savoirs. Or au milieu de cette histoire, il y a un moment Flaubert, un moment Bouvard et Pécuchet, qui est le moment-farce. L'Encyclopédie y est prise comme une dérision, une farce. Mais cette farce s'accompagne, en sous-main, de quelque chose de très sérieux : aux encyclopédies de savoir succède une encyclopédie de langages. Ce que Flaubert enregistre et repère dans Bouvard et Pécuchet, ce sont des langages. Evidemment, dans la mesure ou par rapport aux savoirs c'est une farce, et où le problème du langage est dissimulé, le ton, l' « éthos » du livre est très incertain : on ne sait jamais si c'est sérieux ou pas.
Flaubert dit d'ailleurs dans une de ses lettres que le lecteur ne saura jamais si on se fiche de lui ou pas.
C'est l'avis unanime sur B. et P. : si on choisit de prendre le livre au sérieux, ça ne marche pas. L'option contraire non plus. Tout simplement parce que le langage n'est ni du côté de la vérité ni du côté de l'erreur. Il est des deux côtés à la fois, donc on ne peut pas savoir s'il est sérieux ou non. Ce qui explique que personne n'a pu fixer le Flaubert de B. et P., livre qui me semble l'essence même de Flaubert. Flaubert y apparaît comme un « énonciateur » à la fois parfaitement net et parfaitement incertain.
N'est-ce pas ce mélange que Flaubert appelle la bêtise ?
Ça a trait à la bêtise, mais il ne faut pas se laisser hypnotiser par ce mot. Je l'ai moi-même été en étudiant la bêtise chez Flaubert, puis je me suis rendu compte que l'important était peut-être ailleurs. Dans B. et P., mais aussi dans Madame Bovary, et encore davantage dans Salammbô, Flaubert apparaît comme un homme qui se bourre, littéralement, de langages. Mais de tous ces langages finalement aucun ne prévaut, il n'y a pas de langage-maître, pas de langage qui en coiffe un autre. Aussi, je dirai que le livre chéri de Flaubert, ça n'est pas le roman, c'est le dictionnaire. Et ce qui est important dans le titre Dictionnaire des idées reçues, ce n'est pas « idées reçues », mais « dictionnaire ». C'est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre. Le grand livre implicite de Flaubert, c'est le dictionnaire phraséologique, le dictionnaire des phrases, comme on en trouve par exemple dans les articles du Littré.
D'ailleurs, le dictionnaire est lié au thème de la copie par lequel commence et fini B. et P.. Parce que, qu'est-ce qu'un dictionnaire sinon copier des phrases chez les autres ?
Assurément. Le thème de la copie est d'ailleurs un grand thème. Il y a eu des dictionnaires de copie fort intéressants, comme le Dictionnaire critique de Bayle à la fin du XVIIe siècle. Mais la copie chez Flaubert est un acte vide, purement réflexif. Quand Bouvard et Pécuchet, à la fin du livre, se remettent à copier, il ne reste plus que la pratique gestuelle. Copier n'importe quoi, pourvu qu'on conserve le geste de la main. C'est un moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste également, par exemple chez Nietzsche, bien qu'il n'y ait aucun rapport entre Nietzsche et Flaubert. C'est le moment où on s'aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n'y a aucune instance, aucun garant du langage : c'est la crise de la modernité qui s'ouvre. Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l'excellente expression de Levi-Strauss. Ce qui ne veut pas dire que la production est simplement insignifiante. Elle est en mal de sens : il n'y a pas de sens, mais il y a comme un rêve du sens. C'est la perte inconditionnelle du langage qui commence. On n'écrit plus pour telle ou telle raison, mais l'acte d'écrire est travaillé par le besoin du sens, ce qu'on appelle aujourd'hui la signifiance. Pas de signification du langage, mais la signifiance.
Dans la nouvelle de B. Maurice, Les deux greffiers, dont Flaubert est parti, comme Bouvard et Pécuchet, à la fin, les deux greffiers recommencent à copier. Mais contrairement à eux, chacun dicte à l'autre ce qu'il copie. Il y aurait là comme une réapparition du langage, sous forme de dictée.
Cela touche à un second trait, à la fois énigmatique et pour certains répulsif, de Bouvard et Pécuchet. Vous savez que c'est un livre que beaucoup de gens, à commencer par Sartre lui-même, n'aiment pas. Je crois que le malaise que beaucoup ressentent, c'est qu'il n'y a pas, dans Bouvard et Pécuchet ce qu'on appelle, dans le jargon linguistique, de plan allocutoire : personne ne s'adresse à personne, et on ne sait jamais d'où part et où va le message. Eux-mêmes, les deux personnages, forment un bloc amoureux, mais ils sont en rapport de miroir : on a d'ailleurs beaucoup de mal à les distinguer. Et en réalité, si l'on regarde le livre de près, on s'aperçoit qu'ils ne s'adressent jamais la parole. Et ce couple, ce bloc amoureux qu'ils forment, on ne peut même pas s'y projeter. Il est lointain, glacé, et ne s'adresse pas au lecteur. Le livre ne s'adresse pas à nous, et c'est précisément ce qui peut gêner quelqu'un comme Sartre, dont j'ai noté cette citation à propos du Dictionnaire des idées reçues : « Etrange ouvrage : plus d'un millier d'articles, et qui se sent visé ? Personne, sinon Gustave lui-même ». Je dirai plus : Gustave lui-même n'est même pas visé. Il n'est pas un « sujet ». Pour moi, c'est cette perte de l'allocutoire, de l'adresse - intercommunication qui existe dans tout livre écrit, même à la troisième personne - qui est fascinante, parce qu'elle est, en germe, le discours du psychotique.
Le psychotique, quand il parle, ne s'adresse pas et c'est pourquoi Bouvard et Pécuchet, sous un habillage tout à fait traditionnel, est un livre fou, au sens propre du terme. Dans le même ordre d'idée, ce qui frappe dans Bouvard et Pécuchet, c'est la perte du don : Bouvard et Pécuchet ne donnent jamais rien. Même les excréments, qui sont aujourd'hui considérés comme la matière même du don, ils les récupèrent pour en faire du fumier : c'est un épisode célèbre du livre. Tout s'échange toujours, tout est prévu, dit comme un échange, mais cet échange rate toujours. C'est un monde sans dépense, sans écho, mat. L'art de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, est un art elliptique, donc en cela classique, mais où l'ellipse ne recouvre jamais aucun sous-entendu. Des ellipses sans reste. Ce qui est impensable pour une conscience classique, humaniste, et même pour une conscience ordinaire aujourd'hui. C'est littéralement une œuvre d'avant-garde.
C'est comme si le langage existait et que les hommes n'existent plus.
Oui. Et avec de telles expressions, vous définissez un mouvement très moderne.
Si Flaubert arrive jusqu'à la psychose avec Bouvard et Pécuchet, toute sa souffrance du style, de la phrase, est, elle, parfaitement névrotique.
Flaubert, acceptant l'héritage classique, s'est placé dans la perspective d'un travail du style, qui était la règle de l'écrivain depuis Horace et Quintilien : l'écrivain est quelqu'un qui travaille son langage, qui travaille sa forme. Flaubert a poussé ce travail de manière démentielle. On en a mille exemples : quand il raconte qu'il mettait huit heures pour corriger cinq pages, que Madame Bovary, c'était toute une semaine pour quatre pages, qu'il avait passé un lundi et un mardi entiers à rechercher deux lignes, etc. Ce travail de la forme ressortit à la catégorie de « l'atroce ». L'atroce représente un sacrifice total, et obstiné, de celui qui écrit : Flaubert s'est enfermé à Croisset à l'âge de vingt cinq ans. Et cet enfermément est symbolisé, emblématisé par ce meuble indispensable de son cabinet, le lit, où il allait se jeter quand il n'avait pas d'idée : ce qu'il appelait la marinade. Dans ce travauil du style, Flaubert portait deux croix particulièrement lourdes : la chasse maniaque aux répétitions de mots et les transitions. Et l'alibi de ce travail acharné était de substituer à la poésie comme valeur la prose comme valeur. C'est Flaubert le premier qui a dit que la prose était aussi compliquée à produire que la poésie.Tout ce travail se constitue autour d'un objet qui, par Flaubert, devient très singulier : la phrase. La phrase de Flaubert est un objet très complet : c'est à la fois une unité de style - donc pas seulement linguistique, mais aussi rhétorique - c'est une unité de travail puisqu'il mesure ses journées au nombre de phrases, et c'est une unité de vie : sa vie se résume dans des phrases. Flaubert a su élaborer, dans la théorie et dans la pratique, un concept que Proust a très bien vu et qu'il appelle la « substance spéciale » de la phrase, substance que, Proust le note aussi, Balzac n'a pas. La phrase de Balzac n'est pas cet objet incroyablement reconnaissable qu'est la phrase de Flaubert. La preuve pratique de cela, c'est que, parmi les pastiches de Proust, qui sont de très grandes analyses théoriques sur le style, le pastiche qui éclipse tous les autres, c'est celui de Flaubert ; On pourrait jouer sur l'ambiguïté de l'expression et dire que Flaubert a passé toute sa vie à « faire des phrases ». La phrase de Flaubert est un objet parfaitement identifiable. A un moment Flaubert dit : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie, si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures ». Pourquoi cette phrase de Flaubert a-t-elle eu un rôle de destin pour sa vie, et pour l'histoire de notre littérature ? C'est parce qu'elle présente, comme sur un piedestal, la contradiction même de tout le langage. A savoir que la phrase est structurable (la linguistique jusqu'à Chomsky, l'a démontré), et, puisqu'elle a une structure, elle pose un problème de valeur : il y a une bonne et une mauvaise structure, ce qui explique que Flaubert ait cherché cette bonne structure de manière obsessionnelle : et d'autre part elle est infinie. Rien n'oblige à finir une phrase, elle est infiniment « catalysable », on peut toujours lui ajouter quelque chose. Et cela, jusqu'à la fin de notre vie. Ce que Mallarmé, par exemple, a postulé dans le Coup de dé. Tout le vertige de Flaubert tient dans ces deux mots d'ordre, contradictoires mais maintenus simultanés : « travaillons à finir la phrase » et, d'autre part, « ça n'est jamais fini ».
Flaubert, par le travail du style, est le dernier écrivain classique, mais, parce que ce travail est démesuré, vertigineux, névrotique, il gêne les esprits classiques, de Faguet à Sartre. C'est par là qu'il devient le premier écrivain de la modernité : parce qu'il accède à une folie. Une folie qui n'est pas de la représentation, de l'imitation, du réalisme, mais une folie de l'écriture, une folie du langage.
In magazine littéraire n°108 - Janvier 1976
Roland Barthes - Les encyclopédies du XVIIIe, du XIXe et même du XXe siècles sont des encyclopédies du savoir, ou des savoirs. Or au milieu de cette histoire, il y a un moment Flaubert, un moment Bouvard et Pécuchet, qui est le moment-farce. L'Encyclopédie y est prise comme une dérision, une farce. Mais cette farce s'accompagne, en sous-main, de quelque chose de très sérieux : aux encyclopédies de savoir succède une encyclopédie de langages. Ce que Flaubert enregistre et repère dans Bouvard et Pécuchet, ce sont des langages. Evidemment, dans la mesure ou par rapport aux savoirs c'est une farce, et où le problème du langage est dissimulé, le ton, l' « éthos » du livre est très incertain : on ne sait jamais si c'est sérieux ou pas.
Flaubert dit d'ailleurs dans une de ses lettres que le lecteur ne saura jamais si on se fiche de lui ou pas.
C'est l'avis unanime sur B. et P. : si on choisit de prendre le livre au sérieux, ça ne marche pas. L'option contraire non plus. Tout simplement parce que le langage n'est ni du côté de la vérité ni du côté de l'erreur. Il est des deux côtés à la fois, donc on ne peut pas savoir s'il est sérieux ou non. Ce qui explique que personne n'a pu fixer le Flaubert de B. et P., livre qui me semble l'essence même de Flaubert. Flaubert y apparaît comme un « énonciateur » à la fois parfaitement net et parfaitement incertain.
N'est-ce pas ce mélange que Flaubert appelle la bêtise ?
Ça a trait à la bêtise, mais il ne faut pas se laisser hypnotiser par ce mot. Je l'ai moi-même été en étudiant la bêtise chez Flaubert, puis je me suis rendu compte que l'important était peut-être ailleurs. Dans B. et P., mais aussi dans Madame Bovary, et encore davantage dans Salammbô, Flaubert apparaît comme un homme qui se bourre, littéralement, de langages. Mais de tous ces langages finalement aucun ne prévaut, il n'y a pas de langage-maître, pas de langage qui en coiffe un autre. Aussi, je dirai que le livre chéri de Flaubert, ça n'est pas le roman, c'est le dictionnaire. Et ce qui est important dans le titre Dictionnaire des idées reçues, ce n'est pas « idées reçues », mais « dictionnaire ». C'est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre. Le grand livre implicite de Flaubert, c'est le dictionnaire phraséologique, le dictionnaire des phrases, comme on en trouve par exemple dans les articles du Littré.
D'ailleurs, le dictionnaire est lié au thème de la copie par lequel commence et fini B. et P.. Parce que, qu'est-ce qu'un dictionnaire sinon copier des phrases chez les autres ?
Assurément. Le thème de la copie est d'ailleurs un grand thème. Il y a eu des dictionnaires de copie fort intéressants, comme le Dictionnaire critique de Bayle à la fin du XVIIe siècle. Mais la copie chez Flaubert est un acte vide, purement réflexif. Quand Bouvard et Pécuchet, à la fin du livre, se remettent à copier, il ne reste plus que la pratique gestuelle. Copier n'importe quoi, pourvu qu'on conserve le geste de la main. C'est un moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste également, par exemple chez Nietzsche, bien qu'il n'y ait aucun rapport entre Nietzsche et Flaubert. C'est le moment où on s'aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n'y a aucune instance, aucun garant du langage : c'est la crise de la modernité qui s'ouvre. Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l'excellente expression de Levi-Strauss. Ce qui ne veut pas dire que la production est simplement insignifiante. Elle est en mal de sens : il n'y a pas de sens, mais il y a comme un rêve du sens. C'est la perte inconditionnelle du langage qui commence. On n'écrit plus pour telle ou telle raison, mais l'acte d'écrire est travaillé par le besoin du sens, ce qu'on appelle aujourd'hui la signifiance. Pas de signification du langage, mais la signifiance.
Dans la nouvelle de B. Maurice, Les deux greffiers, dont Flaubert est parti, comme Bouvard et Pécuchet, à la fin, les deux greffiers recommencent à copier. Mais contrairement à eux, chacun dicte à l'autre ce qu'il copie. Il y aurait là comme une réapparition du langage, sous forme de dictée.
Cela touche à un second trait, à la fois énigmatique et pour certains répulsif, de Bouvard et Pécuchet. Vous savez que c'est un livre que beaucoup de gens, à commencer par Sartre lui-même, n'aiment pas. Je crois que le malaise que beaucoup ressentent, c'est qu'il n'y a pas, dans Bouvard et Pécuchet ce qu'on appelle, dans le jargon linguistique, de plan allocutoire : personne ne s'adresse à personne, et on ne sait jamais d'où part et où va le message. Eux-mêmes, les deux personnages, forment un bloc amoureux, mais ils sont en rapport de miroir : on a d'ailleurs beaucoup de mal à les distinguer. Et en réalité, si l'on regarde le livre de près, on s'aperçoit qu'ils ne s'adressent jamais la parole. Et ce couple, ce bloc amoureux qu'ils forment, on ne peut même pas s'y projeter. Il est lointain, glacé, et ne s'adresse pas au lecteur. Le livre ne s'adresse pas à nous, et c'est précisément ce qui peut gêner quelqu'un comme Sartre, dont j'ai noté cette citation à propos du Dictionnaire des idées reçues : « Etrange ouvrage : plus d'un millier d'articles, et qui se sent visé ? Personne, sinon Gustave lui-même ». Je dirai plus : Gustave lui-même n'est même pas visé. Il n'est pas un « sujet ». Pour moi, c'est cette perte de l'allocutoire, de l'adresse - intercommunication qui existe dans tout livre écrit, même à la troisième personne - qui est fascinante, parce qu'elle est, en germe, le discours du psychotique.
Le psychotique, quand il parle, ne s'adresse pas et c'est pourquoi Bouvard et Pécuchet, sous un habillage tout à fait traditionnel, est un livre fou, au sens propre du terme. Dans le même ordre d'idée, ce qui frappe dans Bouvard et Pécuchet, c'est la perte du don : Bouvard et Pécuchet ne donnent jamais rien. Même les excréments, qui sont aujourd'hui considérés comme la matière même du don, ils les récupèrent pour en faire du fumier : c'est un épisode célèbre du livre. Tout s'échange toujours, tout est prévu, dit comme un échange, mais cet échange rate toujours. C'est un monde sans dépense, sans écho, mat. L'art de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, est un art elliptique, donc en cela classique, mais où l'ellipse ne recouvre jamais aucun sous-entendu. Des ellipses sans reste. Ce qui est impensable pour une conscience classique, humaniste, et même pour une conscience ordinaire aujourd'hui. C'est littéralement une œuvre d'avant-garde.
C'est comme si le langage existait et que les hommes n'existent plus.
Oui. Et avec de telles expressions, vous définissez un mouvement très moderne.
Si Flaubert arrive jusqu'à la psychose avec Bouvard et Pécuchet, toute sa souffrance du style, de la phrase, est, elle, parfaitement névrotique.
Flaubert, acceptant l'héritage classique, s'est placé dans la perspective d'un travail du style, qui était la règle de l'écrivain depuis Horace et Quintilien : l'écrivain est quelqu'un qui travaille son langage, qui travaille sa forme. Flaubert a poussé ce travail de manière démentielle. On en a mille exemples : quand il raconte qu'il mettait huit heures pour corriger cinq pages, que Madame Bovary, c'était toute une semaine pour quatre pages, qu'il avait passé un lundi et un mardi entiers à rechercher deux lignes, etc. Ce travail de la forme ressortit à la catégorie de « l'atroce ». L'atroce représente un sacrifice total, et obstiné, de celui qui écrit : Flaubert s'est enfermé à Croisset à l'âge de vingt cinq ans. Et cet enfermément est symbolisé, emblématisé par ce meuble indispensable de son cabinet, le lit, où il allait se jeter quand il n'avait pas d'idée : ce qu'il appelait la marinade. Dans ce travauil du style, Flaubert portait deux croix particulièrement lourdes : la chasse maniaque aux répétitions de mots et les transitions. Et l'alibi de ce travail acharné était de substituer à la poésie comme valeur la prose comme valeur. C'est Flaubert le premier qui a dit que la prose était aussi compliquée à produire que la poésie.Tout ce travail se constitue autour d'un objet qui, par Flaubert, devient très singulier : la phrase. La phrase de Flaubert est un objet très complet : c'est à la fois une unité de style - donc pas seulement linguistique, mais aussi rhétorique - c'est une unité de travail puisqu'il mesure ses journées au nombre de phrases, et c'est une unité de vie : sa vie se résume dans des phrases. Flaubert a su élaborer, dans la théorie et dans la pratique, un concept que Proust a très bien vu et qu'il appelle la « substance spéciale » de la phrase, substance que, Proust le note aussi, Balzac n'a pas. La phrase de Balzac n'est pas cet objet incroyablement reconnaissable qu'est la phrase de Flaubert. La preuve pratique de cela, c'est que, parmi les pastiches de Proust, qui sont de très grandes analyses théoriques sur le style, le pastiche qui éclipse tous les autres, c'est celui de Flaubert ; On pourrait jouer sur l'ambiguïté de l'expression et dire que Flaubert a passé toute sa vie à « faire des phrases ». La phrase de Flaubert est un objet parfaitement identifiable. A un moment Flaubert dit : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie, si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures ». Pourquoi cette phrase de Flaubert a-t-elle eu un rôle de destin pour sa vie, et pour l'histoire de notre littérature ? C'est parce qu'elle présente, comme sur un piedestal, la contradiction même de tout le langage. A savoir que la phrase est structurable (la linguistique jusqu'à Chomsky, l'a démontré), et, puisqu'elle a une structure, elle pose un problème de valeur : il y a une bonne et une mauvaise structure, ce qui explique que Flaubert ait cherché cette bonne structure de manière obsessionnelle : et d'autre part elle est infinie. Rien n'oblige à finir une phrase, elle est infiniment « catalysable », on peut toujours lui ajouter quelque chose. Et cela, jusqu'à la fin de notre vie. Ce que Mallarmé, par exemple, a postulé dans le Coup de dé. Tout le vertige de Flaubert tient dans ces deux mots d'ordre, contradictoires mais maintenus simultanés : « travaillons à finir la phrase » et, d'autre part, « ça n'est jamais fini ».
Flaubert, par le travail du style, est le dernier écrivain classique, mais, parce que ce travail est démesuré, vertigineux, névrotique, il gêne les esprits classiques, de Faguet à Sartre. C'est par là qu'il devient le premier écrivain de la modernité : parce qu'il accède à une folie. Une folie qui n'est pas de la représentation, de l'imitation, du réalisme, mais une folie de l'écriture, une folie du langage.
In magazine littéraire n°108 - Janvier 1976
Bouvard et Pécuchet
Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre.
L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci :
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Étendue -- et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner ?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu ; car elle ne contient qu'un genre de perfection ; et l'Absolu les contient tous.
Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.
-- "Est-ce que cela t'amuse ? "
-- "Oui ! sans doute ! va toujours !"
Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment chacun à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux : l'Étendue et la Pensée.
De la Pensée et de l'Étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d'autres.
Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'Étendue et toute la Pensée n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel -- mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.
-- "Ah ! ce serait beau !" dit Pécuchet.
Donc, il n'y a pas de liberté chez l'homme, ni chez Dieu.
-- "Tu l'entends !" s'écria Bouvard.
Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pas Dieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses -- et l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'Étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond, -- et sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils y renoncèrent.
Gustave Flaubert
[Le site Gustave Flaubert de l'Université de Rouen propose une reconstitution de la bibliothèque de Flaubert ainsi que le relevé de ses emprunts à la Bibliothèque Nationale et à la Bibliothèque Municipale de Rouen.]
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre.
L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci :
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Étendue -- et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner ?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu ; car elle ne contient qu'un genre de perfection ; et l'Absolu les contient tous.
Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.
-- "Est-ce que cela t'amuse ? "
-- "Oui ! sans doute ! va toujours !"
Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment chacun à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux : l'Étendue et la Pensée.
De la Pensée et de l'Étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d'autres.
Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'Étendue et toute la Pensée n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel -- mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.
-- "Ah ! ce serait beau !" dit Pécuchet.
Donc, il n'y a pas de liberté chez l'homme, ni chez Dieu.
-- "Tu l'entends !" s'écria Bouvard.
Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pas Dieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses -- et l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'Étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond, -- et sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils y renoncèrent.
Gustave Flaubert
[Le site Gustave Flaubert de l'Université de Rouen propose une reconstitution de la bibliothèque de Flaubert ainsi que le relevé de ses emprunts à la Bibliothèque Nationale et à la Bibliothèque Municipale de Rouen.]
samedi 2 février 2008
Anna Karina
Bernard Payen : Est-ce que Godard vous parlait précisément des rôles qu'il vous proposait ?
Anna Karina : Au départ, rien n'était écrit, sauf un petit synopsis ou une simple idée. Après, il parlait vaguement des personnages, puis écrivait au fur et à mesure. Mais on sentait assez bien ce qu'il voulait faire et dire, peut-être beaucoup plus que lorsqu'il y a un synopsis ou un scénario très écrit, et qu'on ne sait jamais ce que ça paut donner. On était entraînés, manipulés par sa pensée. Il y avait beaucoup de répétitions, même si on avait le texte au dernier moment. Il fallait que ça fonctionne comme un ballet. Godard avait ce talent d'écrire des dialogues si naturels que les gens pensaient qu'on improvisait, ce qui est complètement faux. Si on inventait une bonne phrase au tournage, comme le "qu'est-ce que j'peux faire" de Pierrot le fou, elle pouvait être utilisée, sinon c'était du mot à mot.
[Le texte complet de cet entretien avec Anna Karina se trouve ici.]
Anna Karina : Au départ, rien n'était écrit, sauf un petit synopsis ou une simple idée. Après, il parlait vaguement des personnages, puis écrivait au fur et à mesure. Mais on sentait assez bien ce qu'il voulait faire et dire, peut-être beaucoup plus que lorsqu'il y a un synopsis ou un scénario très écrit, et qu'on ne sait jamais ce que ça paut donner. On était entraînés, manipulés par sa pensée. Il y avait beaucoup de répétitions, même si on avait le texte au dernier moment. Il fallait que ça fonctionne comme un ballet. Godard avait ce talent d'écrire des dialogues si naturels que les gens pensaient qu'on improvisait, ce qui est complètement faux. Si on inventait une bonne phrase au tournage, comme le "qu'est-ce que j'peux faire" de Pierrot le fou, elle pouvait être utilisée, sinon c'était du mot à mot.
[Le texte complet de cet entretien avec Anna Karina se trouve ici.]
vendredi 1 février 2008
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