vendredi 29 octobre 2010

Le lac de Bienne II

Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite & à gauche m’asseyant tantôt dans les réduits les plus rians & les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses & les tertres, pour parcourir des yeux le superbe & ravissant coup d’œil du lac & de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines & de l’autre élargis en riches & fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendoit jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.

Quand le soir approchoit je descendais des cimes de l’île & j’allois volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues & l’agitation de l’eau fixant mes sens & chassant de mon ame toute autre agitation la plongeoient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenoit souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux & reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille & mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi & suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De tems à autre naissoit quelque faible & courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offroit l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçoient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçoit, & qui sans aucun concours actif de mon ame ne laissoit pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure & par le signal convenu je ne pouvois m’arracher de là sans effort.

Après le souper, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac & la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on riait, on causoit on chantoit quelque vieille chanson qui valoit bien le tortillage moderne, & enfin l’on s’alloit coucher content de sa journée & n’en desirant qu’une semblable pour le lendemain.

Telle est, laissant à part les visites imprévues & importunes, la maniere dont j’ai passé mon tems dans cette île durant le séjour que j’y ai fait Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres & si durables qu’au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du desir.

J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances & des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire & me touche le plus. Ces courts momens de délire & de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne sont cependant, & par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares & trop rapides pour constituer un état, & le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instans fugitifs mais un état simple & permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.

Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou desirer encore quelque chose après ?

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entiere & rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le tems ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée & sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de desir ni de crainte que celui seul de notre existence, & que ce sentiment seul puisse la remplir tout entiere ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre & relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfoit & plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle riviere ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement & de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chere & douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles & terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire & en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, & ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instans n’en conservent qu’une idée obscure & confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine & qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile & de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune & les hommes ne lui sauroient ôter.

Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être sentis par toutes les âmes ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix & qu’aucune passion n’en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve, il en faut dans le concours des objets environnants. Il n’y faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme & modéré qui n’oit ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille ; en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie, & nous arrache d’au-dedans de nous pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune & des hommes & nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. Alors le secours d’une imagination riante est nécessaire & se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable avant de légères & douces idées sans agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface, Il n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l’on peut être tranquille, & j’ai souvent pensé qu’à la Bastille, & même dans un cachot où nul objet n’eût frappé ma vue, j’aurois encore pu rêver agréablement.

Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux & plus agréablement dans une île fertile & solitaire, naturellement circonscrite & séparée du reste du monde, où rien ne m’offroit que des images riantes, où rien ne me rappeloit des souvenirs attristans où la société du petit nombre d’habitans étoit liante & douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment, où je pouvois enfin me livrer tout le jour sans obstacle & sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L’occasion sans doute étoit belle pour un rêveur qui, sachant se nourrir d’agréables chimeres au milieu des objets les plus déplaisants, pouvoit s’en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant d’une longue & douce rêverie, en me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux & laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordoient une vaste étendue d’eau claire & cristalline, j’assimilois à mes fictions tous ces aimables objets, & me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même & à ce qui m’entourait, je ne pouvois marquer le point de séparation des fictions aux réalités, tant tout concouroit également à me rendre chere la vie recueillie & solitaire que je menois dans ce beau séjour. Que ne peut-elle renaître encore ! Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu’ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d’années ! Ils seroient bientôt oubliés pour jamais : sans doute ils ne m’oublieroient pas de même, mais que m’importerait, pourvu qu’ils n’eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos ? Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon ame s’élanceroit fréquemment au-dessus de cette atmosphère, & commerceroit d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, & d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitois encore. Ce que j’y ferois de plus doux seroit d’y rêver à mon aise. En rêvant que j’y suis ne fais-je pas la même chose ? Je fais même plus ; à l’attroit d’une rêverie abstraite & monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappoient souvent à mes sens dans mes extases & maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement.

Je suis souvent plus au milieu d’eux, & plus agréablement encore, que quand j’y étois réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit, cela vient avec plus de peine & ne dure pas si long-tems. Hélas ! c’est quand on commence à quitter sa dépouille qu’on en est le plus offusqué !

Jean Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire.