vendredi 29 octobre 2010

Le lac de Bienne I

De toutes les habitations où j’ai demeuré (& j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a rendu si véritablement heureux & ne m’a laissé de si tendres regrets que l’Isle de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. Cette petite Isle qu’on appelle à Neufchâtel l’Isle de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très-agréable & singuliérement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aye trouvé jusqu’ici chez nul autre.

Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages & romantiques que celles du Lac de Geneve, parce que les rochers & les bois y bordent l’eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs & de vignes, moins de villes & de maisons ; il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asyles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens & des accidens plus rapprochés. Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, & à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, & le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! Ce beau bassin d’une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles, l’une habitée & cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte & en friche, & qui sera détruite à la fin par les transports de terre qu’on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues & les orages font à la grande. C’est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n’y a dans l’île qu’une seule maison, mais grande, agréable & commode, qui appartient à l’hôpital de Berne ainsi que l’île, & où loge un receveur avec sa famille & ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une voliere & des réservoirs pour le poisson. L’île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains & ses aspects qu’elle offre toutes sortes de sites & souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets & bordés d’arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur ; une haute terrasse plantée de deux rangs d’arbres borde l’île dans sa longueur, & dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitans des rives voisines se rassemblent & viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C’est dans cette Île que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J’en trouvai le séjour si charmant, j’y menois une vie si convenable à mon humeur que résolu d’y finir mes jours, je n’avois d’autre inquiétude sinon qu’on ne me laissât pas exécuter ce projet qui ne s accordoit pas avec celui de m’entraîner en Angleterre, dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m’inquiétoient j’aurois voulu qu’on m’eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie, & qu’en m’ôtant toute puissance & tout espoir d’en sortir on m’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j’en eusse oublié l’existence & qu’on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m’a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j’y aurois passé deux ans, deux siècles & toute l’éternité sans m’y ennuyer un moment, quoique je n’y eusse, avec ma compagne, d’autre société que celle du receveur, de sa femme & de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très-bonnes gens & rien de plus, mais c’étoit précisément ce qu’il me fallait. Je compte ces deux mois pour le tems le plus heureux de ma vie & tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence sans laisser naître un seul instant dans mon ame le desir d’un autre état.

Quel étoit donc ce bonheur & en quoi consistoit sa jouissance ? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menais. Le précieux farniente fut. la premiere & la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, & tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse & nécessaire d’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté.

L’espoir qu’on ne demanderoit pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m’étois enlacé de moi-même, dont il m’étoit impossible de sortir sans assistance & sans être bien aperçu, & où je ne pouvois avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m’entouraient, cet espoir, dis-je, me donnoit celui d’y finir mes jours plus tranquillement que Je ne les avois passes, & l’idée que j’avois le tems de m’y arranger tout à loisir fit que je commençai par n’y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul & nu, j’y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres & mon petit équipage, dont j’eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses & mes malles comme elles étoient arrivées & vivant dans l’habitation où je comptois achever mes jours comme dans une auberge dont j’aurois dû partir le lendemain. Toutes choses telles qu’elles étoient alloient si bien que vouloir les mieux ranger étoit y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés & de n’avoir point d’écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçoient de prendre la plume pour y répondre, j’empruntois en murmurant l’écritoire du receveur, & je me hâtois de la rendre dans la vaine espérance de n’avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses & de toute cette bouquinerie, j’emplissais ma chambre de fleurs & de foin, car j’étois alors dans ma premiere ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d’Ivernois m’avoit inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d’œuvre de travail il m’en falloit une d’amusement qui me plût & qui ne me donnât de peine que celle qu’aime à prendre un paresseux. J’entrepris de faire la Flora petrinsularis & de décrire toutes les plantes de l’Île sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours. On dit qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j’en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers, enfin je ne voulois pas laisser un poil d’herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j’allois une loupe à la main & mon Systema naturae sous le bras, visiter un canton de l’île que j’avois pour cet effet divisée en petits carrés dans l’intention de les parcourir l’un après l’autre en chaque saison. Rien n’est plus singulier que les ravissemens, les extases que j’éprouvois à chaque observation que je faisais sur la structure & l’organisation végétale & sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système étoit alors tout à fait nouveau pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n’avois pas auparavant la moindre idée, m’enchantoit en les vérifiant sur les espèces communes en attendant qu’il s’en offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l’ortie & de la pariétaire, l’explosion du fruit de la balsamine & de la capsule du buis, mille petits jeux de la fructification que j’observais pour la premiere fois me combloient de joie, & j’allois demandant si l’on avoit vu les cornes de la brunelle comme La Fontaine demandoit si l’on avoit lu Habacucs. Au bout de deux ou trois heures je m’en revenois chargé d’une ample moisson provision d’amusement pour l’après-dînée au logis en cas de pluie. J’employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme & Thérèse visiter leurs ouvriers & leur récolte, mettant le plus souvent la main à l’œuvre avec eux, & souvent des Bernois qui me venoient voir m’ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d’un sac que je remplissais de fruits, & que je dévalois ensuite à terre avec une corde. L’exercice que j’avois fait dans la matinée & la bonne humeur nui en est inséparable me rendoient le repos du dîner très-agréable ; mais quand il se prolongeoit trop & que ce beau tems m’invitait, je ne pouvois long-tems attendre, & pendant qu’on étoit encore à table je m’esquivais & j’allois me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau étoit calme, & là, m’étendant tout de non long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller & dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, & qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissoient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avois trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l’heure de la retraite je me trouvois si loin de l’île que j’étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D’autres fois, au lieu de m’égarer en pleine eau je me plaisais à côtoyer les verdoyantes rives de l’île dont les limpides eaux & les ombrages frois m’ont souvent engagé à m’y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d’aller de la grande à la petite île, d’y débarquer & d’y passer l’après-dînée, tantôt à des promenades très-circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espèce, & tantôt m’établissant au sommet d’un tertre sablonneux couvert de gazon, de serpolet, de fleurs même d’esparcette & de trèfles qu’on y avoit vroisemblablement semés autrefois, & très-propre à loger des lapins qui louvoient là multiplier en paix sans rien craindre & sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur qui fit venir de Neuchâtel des lapins mâles & femelles, & nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse & moi, les établir dans la petite île, où ils commençoient à peupler avant mon départ & où ils auront prospéré sans doute s’ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n’étoit pas plus fier que moi menant en triomphe la compagnie & les lapins de la grande île à la petite, & je notois avec orgueil que la receveuse, qui redoutoit l’eau à l’excès & s’y trouvoit toujours mal, s’embarqua sous ma conduite avec confiance & ne montra nulle peur durant la traversée.

Jean Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire.