Il est donc vrai que mon âme n’est pas fermée au plaisir, et qu’un sentiment de joie y peut pénétrer encore ! Hélas ! je croyais depuis ton départ n’être plus sensible qu’à la douleur ; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n’imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser ; je l’ai lue et baisée avec des larmes d’attendrissement : elle a répandu la fraîcheur d’une douce rosée sur mon cœur séché d’ennuis et flétri de tristesse ; et j’ai senti, par la sérénité qui m’en est restée, que tu n’as pas moins d’ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.
Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient au courage d’un homme ! Je t’en estimerai davantage, et m’en mépriserai moins de n’avoir pas en tout avili la dignité d’un amour honnête, ni corrompu deux cœurs à la fois. Je te dirai plus, à présent que nous pouvons parler librement de nos affaires ; ce qui aggravait mon désespoir était de voir que le tien nous ôtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l’usage de tes talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t’a donné : ce ne serait pas trop de ta vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour réparer l’offense que tu viens de lui faire, et j’espère que tu n’auras plus besoin d’autre leçon pour contenir ton imagination fougueuse. C’est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde ; c’est à l’appui de son crédit, c’est guidé par son expérience, que tu vas tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi ; tâche au moins d’honorer ses bontés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s’offre encore à toi ; vois quel succès tu dois espérer dans une carrière où tout concourt à favoriser ton zèle. Le ciel t’a prodigué ses dons ; ton heureux naturel, cultivé par ton goût, t’a doué de tous les talents ; à moins de vingt-quatre ans, tu joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédommage plus tard des progrès des ans :
Frutto senile in su ’l giovenil fiore.
L’étude n’a point émoussé ta vivacité ni appesanti ta personne ; la fade galanterie n’a point rétréci ton esprit ni hébété ta raison. L’ardent amour, en t’inspirant tous les sentiments sublimes dont il est le père, t’a donné cette élévation d’idées et cette justesse de sens qui en sont inséparables. A sa douce chaleur, j’ai vu ton âme déployer ses brillantes facultés, comme une fleur s’ouvre aux rayons du soleil : tu as à la fois tout ce qui mène à la fortune et tout ce qui la fait mépriser. Il ne te manquait, pour obtenir les honneurs du monde, que d’y daigner prétendre, et j’espère qu’un objet plus cher à ton cœur te donnera pour eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.
O mon doux ami, tu vas t’éloigner de moi !... O mon bien-aimé, tu vas fuir ta Julie !... Il le faut ; il faut nous séparer si nous voulons nous revoir heureux un jour ; et l’effet des soins que tu vas prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chère idée t’animer, te consoler durant cette amère et longue séparation ; puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la fortune ! Hélas ! le monde et les affaires seront pour toi des distractions continuelles, et feront une utile diversion aux peines de l’absence. Mais je vais rester abandonnée à moi seule ou livrée aux persécutions, et tout me forcera de te regretter sans cesse : heureuse au moins si de vaines alarmes n’aggravaient mes tourments réels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en moi tous ceux auxquels tu vas t’exposer !
Je frémis en songeant aux dangers de mille espèces que vont courir ta vie et tes mœurs. Je prends en toi toute la confiance qu’un homme peut inspirer ; mais puisque le sort nous sépare, ah ! mon ami, pourquoi n’es-tu qu’un homme ? Que de conseils te seraient nécessaires dans ce monde inconnu où tu vas t’engager ! Ce n’est pas à moi, jeune, sans expérience, et qui ai moins d’étude et de réflexion que toi, qu’il appartient de te donner là-dessus des avis ; c’est un soin que je laisse à milord Edouard. Je me borne à te recommander deux choses, parce qu’elles tiennent plus au sentiment qu’à l’expérience, et que, si je connais peu le monde, je crois bien connaître ton cœur : n’abandonne jamais la vertu, et n’oublie jamais ta Julie.
Je ne te rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m’as toi-même appris à mépriser, qui remplissent tant de livres, et n’ont jamais fait un honnête homme. Ah ! ces tristes raisonneurs ! quels doux ravissements leurs cœurs n’ont jamais sentis ni donnés ! Laisse, mon ami, ces vains moralistes et rentre au fond de ton âme : c’est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus ; c’est là que tu verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme, et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer. Souviens-toi des larmes délicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos cœurs agités, des transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcusable et font l’honneur de l’humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur préfère quand son choix est impartial ; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étaient point, et tu le sentais bien ; c’est qu’ils étaient vils et méprisables, et qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c’était l’Athénien buvant la ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’étaient tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent même en dépit d’eux. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons ; sitôt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler ; et si le plus méchant des hommes pouvait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.
Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ; tu sais qu’ils me viennent de toi, et c’est à l’amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t’enseigner ici tes propres maximes, mais t’en faire un moment l’application pour voir ce qu’elles ont à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes propres leçons et de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S’il n’est pas question d’être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être intègre et courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de soi-même ; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l’univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l’homme appartient à tous les états, et que nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime ; car si la véritable jouissance de l’âme est dans la contemplation du beau, comment le méchant peut-il l’aimer dans autrui sans être forcé de se haïr lui-même ?
Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent ; ils sont des pièges peu dangereux pour un cœur sensible, et il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes et les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel et continuel du vice ; je crains les sophismes adroits dont il se colore ; je crains enfin que ton cœur même ne t’en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d’acquérir une considération, que tu saurais dédaigner si notre union n’en pouvait être le fruit.
Je t’avertis, mon ami, de ces dangers ; ta sagesse fera le reste : car c’est beaucoup pour s’en garantir que d’avoir su les prévoir. Je n’ajouterai qu’une réflexion, qui l’emporte, à mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fières erreurs des insensés, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l’homme sage ; c’est que la source du bonheur n’est tout entière ni dans l’objet désiré ni dans le cœur qui le possède, mais dans le rapport de l’un et de l’autre ; et que, comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du cœur ne sont pas propres à la sentir. Si l’âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d’un cœur dépravé ; car il y a des deux côtés une préparation nécessaire, un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de tout être sensible et toujours ignoré du faux sage, qui s’arrête au plaisir du moment faute de connaître un bonheur durable. Que servirait donc d’acquérir un de ces avantages aux dépens de l’autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens d’être heureux en perdant l’art de les employer ? Ne vaut-il pas mieux encore, si l’on ne peut avoir qu’un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre à celui qu’on ne recouvre point quand on l’a perdu ? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n’ai fait qu’empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble ? Laisse donc dire les méchants qui montrent leur fortune et cachent leur cœur ; et sois sûr que s’il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon et honnête : n’écoute que tes propres désirs, ne suis que tes inclinations naturelles ; songe surtout à nos premières amours : tant que ces moments purs et délicieux reviendront à ta mémoire, il n’est pas possible que tu cesses d’aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral s’efface dans ton âme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d’un bien dont on aurait perdu le goût ? Non, pour pouvoir posséder ce qu’on aime, il faut garder le même cœur qui l’a aimé.
Me voici à mon second point : car, comme tu vois, je n’ai pas oublié mon métier. Mon ami, l’on peut sans amour avoir les sentiments sublimes d’une âme forte : mais un amour tel que le nôtre l’anime et la soutient tant qu’il brûle ; sitôt qu’il s’éteint elle tombe en langueur, et un cœur usé n’est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n’aimions plus ? Eh ! ne vaudrait-il pas mieux cesser d’être que d’exister sans rien sentir, et pourrais-tu te résoudre à traîner sur la terre l’insipide vie d’un homme ordinaire, après avoir goûté tous les transports qui peuvent ravir une âme humaine ? Tu vas habiter de grandes villes, où ta figure et ton âge, encore plus que ton mérite, tendront mille embûches à ta fidélité ; l’insinuante coquetterie affectera le langage de la tendresse, et te plaira sans t’abuser ; tu ne chercheras point l’amour, mais les plaisirs ; tu les goûteras séparés de lui, et ne les pourras reconnaître. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le cœur de Julie ; mais je te défie de jamais retrouver auprès d’une autre ce que tu sentis auprès d’elle. L’épuisement de ton âme t’annoncera le sort que je t’ai prédit ; la tristesse et l’ennui t’accableront au sein des amusements frivoles ; le souvenir de nos premières amours te poursuivra malgré toi ; mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout à coup te surprendre. A l’instant le voile du dégoût couvrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naîtront dans ton cœur. Mon bien-aimé, mon doux ami, ah ! si jamais tu m’oublies... Hélas ! je ne ferai qu’en mourir ; mais toi tu vivras vil et malheureux, et je mourrai trop vengée.
Ne l’oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi, et dont le cœur ne sera point à d’autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance où le ciel m’a placée. Mais après t’avoir recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J’ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît plus, mais mon cœur, dernière règle de qui n’en saurait plus suivre ; et voici le résultat de ses inspirations. Je ne t’épouserai jamais sans le consentement de mon père, mais je n’en épouserai jamais un autre sans ton consentement : je t’en donne ma parole ; elle me sera sacrée, quoi qu’il arrive, et il n’y a point de force humaine qui puisse m’y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu’il a dépendu de moi de l’y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.
Julie