Il y a plus d’une dizaine d’années que le projet The Grandmaster traînait dans vos tiroirs…
En 1996, je flânais dans une gare de Buenos Aires où nous tournions Happy Together, et j’ai aperçu le visage de Bruce Lee en couverture d’un magazine. J’avais toujours adoré ses films, mais j’ai été stupéfait par la persistance de son aura, si loin de chez nous, plus de vingt ans après sa mort. J’ai alors compris ce qui le rendait si hors du commun. Son physique, son attitude en rupture avec les autres acteurs de films de kung-fu avant lui qui étaient avant tout des combattants machos, plutôt plus âgés, alors que lui était séduisant, plein d’assurance, charismatique, et parlait anglais. Ensuite, il fut le premier à avoir apporté par sa présence une forme de modernité à cette figure du héros martial chinois. Eduqué en Occident, sa grande intelligence a été de ne pas suivre les règles, mais de les analyser pour mieux s’inventer les siennes propres. Il était capable mieux que quiconque de communiquer l’idée la plus complexe des arts martiaux de la manière la plus simple. Moi qui avais jusqu’alors surtout filmé des femmes, je me suis dit que je voulais faire un film sur la beauté d’un tel homme chinois.
Sauf que The Grandmaster n’évoque pas Bruce Lee. Comment le projet a-t-il ainsi dérivé ?
Bruce Lee se référait sans cesse dans ses écrits et ses propos à Ip Man, son maître en arts martiaux, et je m’y suis intéressé. Sa vie est un reflet passionnant d’un pan de l’histoire chinoise au XXe siècle. Il est né sous la monarchie, a traversé le temps de la république, vécu la guerre sino-japonaise et a fini dans la colonie britannique qu’était Hongkong. C’est aussi ce que je voulais raconter, à travers lui. Surtout, deux ans plus tard, alors que je recherchais l’angle personnel à adopter, je suis tombé sur un documentaire et j’ai été frappé par une séquence extrêmement émouvante. On y voyait Ip Man vieillard, s’enregistrant trois jours avant sa mort en train d’effectuer une démonstration de wing chun. A la fin, il marque un temps d’arrêt, et la caméra est trop loin pour que l’on sache s’il a oublié le mouvement suivant ou s’il est simplement trop faible pour poursuivre. C’était bouleversant. Le document en question est légendaire : de son vivant, nombreux sont ceux, y compris Bruce Lee, qui lui ont offert beaucoup d’argent pour qu’il leur enseigne cette démonstration, et il a toujours refusé, préférant prodiguer son savoir à ses étudiants plutôt qu’à une seule personne dans un échange marchand. Et c’est là que j’ai su quel film je voulais faire : une histoire d’héritage, de générosité et de noblesse, qui ait à voir avec l’énergie de cet homme à porter cette flamme.
Entre-temps, vous avez réalisé trois autres films. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps à celui-ci pour se faire ?
Le projet nécessitait une préparation et des moyens de production importants. Il a fallu attendre que la croissance du marché du cinéma chinois ait suffisamment progressé pour qu’il devienne possible de réaliser un tel film à cette échelle économique. Ensuite, ce n’était pas évident d’exiger de stars comme Zhang Ziyi et Tony Leung qu’elles consacrent un an à s’entraîner, puis deux ans au tournage. Il fallait attendre le bon moment.
Une fois de plus vous avez commencé à tourner sans scénario arrêté ?
En effet. On a démarré très simplement, avec la biographie d’Ip Man pour trame. C’est une histoire d’héritage, de verticalité et d’horizontalité, d’un grand maître du Sud et d’un autre du Nord qui se trouve être une femme (un personnage fictif, car à cette époque les femmes n’avaient pas de place dans les arts martiaux). Je ne sais pas pour les autres cinéastes, mais pour moi ces quelques informations que je vous donne sont suffisantes pour constituer le commencement d’un film. L’idée originelle était de tourner d’abord la scène d’ouverture avec Tony Leung, mais il se trouve qu’il s’est cassé le bras dès le premier jour. En attendant qu’il se rétablisse, on a dû déplacer la production au Nord et commencer par s’attacher au personnage féminin. Cela a apporté une autre dimension à cette part du film, plus longue et détaillée.
Quels autres accidents ont pu ainsi façonner le cheminement du film ?
Ma manière de faire a peu à voir avec l’idée de cheminement, justement, parce que je tiens à garder toujours le récit aussi flexible que possible. Une des raisons pour lesquelles je ne veux pas partir d’un soi-disant «scénario complet» est que je ne veux pas d’un destin tout tracé, je ne veux pas que les choses se fassent scène par scène, selon une trame écrite alors que je ne peux rien anticiper des nombreux accidents qui vont survenir, bons ou mauvais. Je prends les choses comme elles viennent. Nous savions où le film devait s’achever : quand Tony Leung s’installe à Hongkong, où il crée son école et finira ses jours. Comment y arriver ? Il fallait laisser la route se tracer d’elle-même. Ma méthode est très organique.
Vos collaborateurs disent que le sens de vos scènes naît de leur tournage même…
Tout est affaire de hasard, rien n’est destiné à l’avance. Comme l’accident de Tony qui nous a poussés à aller au Nord en pleine saison froide, travailler jour et nuit sans dormir sur les décors afin de pouvoir tourner au plus vite, puis filmer des combats sur des semaines, par -20°C. Plus tard, il a fallu y retourner dans la chaleur étouffante de l’été pour compléter ces scènes hivernales, et les acteurs ont ainsi dû tourner en manteaux de fourrure alors qu’il faisait plus de 40°C. Malgré tout, ce tournage fut une expérience très détendue. Le «lâcher prise» est une des valeurs des arts martiaux, et il fallait s’y accorder pour faire un tel film. C’est ce que j’en ai appris : oublier la technique, partir sans structure, se laisser porter par le cours des scènes.
Il paraît que The Grandmaster restera comme le dernier film tourné en pellicule Fuji. Et, justement, il n’y est question que de nostalgie, de mondes et d’époques perdues…
Il y avait une certaine dimension métaphorique, presque poétique, à ce que nous tournions ainsi en pellicule, ce qui est devenu rare : on nous en envoyait des stocks régulièrement, jusqu’à ce que l’on reçoive un message de Fuji, un mois avant que nous arrêtions de tourner, nous annonçant que leur dernier envoi de pellicule serait bel et bien le dernier, que la production s’arrêtait, que c’était la fin. Je l’ai pris comme un indice, un signe que le film devait s’arrêter là. J’ai gardé la dernière boîte, en souvenir. Et cela résonnait au fond avec cette idée que l’esprit, la dimension philosophique des arts martiaux se perd au fil des temps, et qu’un jour cela ne devient rien de plus qu’une page d’histoire.
Tous vos films, même ceux qui se déroulent dans une époque passée, n’ont cessé de porter un regard plus ou moins déguisé sur la vibration du Hongkong présent. In the Mood for Love parlait de la colonisation, 2046 d’un certain état de paralysie. Ici, il est question de l’invasion japonaise, faut-il y voir un écho au Hongkong redevenu chinois ?
Ce n’est pas ça, il ne s’agit pas d’invasion : on n’envahit pas sa propre famille. Les Hongkongais ont peur de la Chine, mais je crois qu’ils ont tort. En revanche, il est question dans le film de la rivalité entre les grands maîtres du Nord et du Sud, et leurs philosophies respectives. Et j’y vois une métaphore des pôles Nord et Sud de la Chine moderne. Au premier plan, il est question de l’histoire chinoise, mais quand vous regardez le film vous comprenez comment s’est construit le Hongkong contemporain, par l’afflux d’immigrants au gré des secousses historiques sur le continent, qui ont considérablement influencé la population locale. Ce sont les guerres et les changements politiques en Chine qui ont amené le sang neuf, la finance et d’innombrables ressources à Hongkong. A travers la métaphore de l’école fondée par Ip Man, le film montre aussi une culture sur laquelle Hongkong a pris racine et qui s’est perdue. Ce que je veux dire avec ce film, c’est : «Voilà d’où nous venons, voilà qui nous étions autrefois.»
Vos derniers films tournent de plus en plus autour de l’époque de votre enfance, quand vous arrivez à Hongkong avec votre mère à l’âge de 5 ans alors que votre père reste coincé à Shanghai par la Révolution culturelle…
Je ne dirais pas que je tourne autour, mais que c’est peut-être plutôt quelque chose qui me manque aujourd’hui. Une certaine élégance, un certain caractère de cette époque, qui manquent à notre temps. J’ai beaucoup filmé le présent, et en attendant qu’il m’inspire à nouveau je préfère revisiter cette expérience et la partager avec le public.
Entretien avec Julien Gester, trouvé ici.