Le livre est l'objet qui me fascine, car il est pour moi l'objet d'une interdiction. Ma toute première proposition artistique porte l'empreinte de ce maléfice. Le solde d'une édition de poèmes, par moi écrits, m'a servi de matériau pour une sculpture. J'ai plâtré à moitié un paquet de cinquante exemplaires d'un recueil, Le Pense-Bête. Le papier d'emballage déchiré laisse voir, dans la partie supérieure de la "sculpture", les tranches des livres (la partie inférieure étant donc cachée par le plâtre). On ne peut, ici, lire le livre sans détruire l'aspect plastique. Ce geste concret renvoyait l'interdiction au spectateur, enfin je le croyais. Mais à ma surprise, la réaction de celui-ci fut tout autre que celle que j'imaginai. Quel qu'il fût, jusqu'à présent, il perçut l'objet ou comme une expression artistique ou comme une curiosité. "Tiens, des livres dans du plâtre !" Aucun n'eut la curiosité du texte, ignorant s'il s'agissait de l'entererrement d'une prose, d'une poésie, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s'est ému de l'interdit. Jusqu'à ce moment, je vivais pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public étant fictif. Soudain, il devint réel, à ce niveau où il est question d'espace et de conquête...
Marcel Broodhaerts, Dix mille francs de récompense, Entretien avec Irmeline Lebeer.