jeudi 4 mars 2010

2046

Dans une scène de In the Mood for Love, Chow referme la porte de sa chambre d'hôtel sur laquelle on peut lire le numéro 2046. Cela veut-il dire que vous aviez déjà 2046 en tête au moment du tournage de In the Mood for Love ?

Wong Kar-wai ­ : C'est mystique, vous savez ! En fait, nous avons tourné les deux films en même temps. Nous avons tourné la partie futuriste de 2046 à Bangkok et, en même temps, nous y tournions In the Mood for Love. Un jour où nous tournions une scène de In the Mood..., j'ai remarqué que le numéro de la chambre était trois mille et quelques. Je me suis alors dit : pourquoi ne pas plutôt décider qu'elle porte le numéro 2046, titre du film d'anticipation que je venais de commencer en parallèle ? C'était seulement un clin d'œil. Mais peu à peu s'est imposée une connexion plus profonde. A tel point qu'après avoir terminé In the Mood for Love, quand je me suis remis à l'écriture de 2046, tout est parti de cette chambre.

Qu'est-ce qui vous a amené à reprendre le même personnage que dans In the Mood for Love ?
Dans la première version du scénario de 2046, le personnage principal était un facteur du futur. Mais j'ai considéré qu'en 2046 plus personne n'aurait encore besoin d'un facteur, puisque personne n'enverrait plus de lettres. Et puis, à force de tout articuler autour de cette chambre, je me suis convaincu qu'il fallait reprendre le même personnage. Il vit dans son monde, ce chiffre 2046 devient pour lui une obsession. Cette obsession signifie qu'il ne s'est pas remis de son passé, qu'il vit encore dans cette époque de sa vie.

Selon vous, Tony, M. Chow de 2046, est-il le même personnage que dans In the Mood for Love ?

Tony Leung ­ : Non, pour moi, ce sont deux personnages très différents. Le premier jour où je suis arrivé sur le plateau, Kar-wai m'a dit que je jouerais le même personnage, mais qu'il voulait que je le joue différemment, comme s'il s'agissait d'un autre personnage. Un play-boy très sombre, presque cynique, à la Bukowski. Pour moi, ça a été très dur, parce qu'il porte la même coiffure, les mêmes vêtements et le même nom. Dans ces conditions, c'est très difficile de jouer différemment. Il faut trouver une allure, une voix, une façon de marcher différentes.

Il est différent par rapport à In the Mood for Love, mais il est également différent dans chaque épisode du film. On n'a pas le sentiment que c'est la même personne selon qu'il est avec Zhang Ziyi ou avec Faye Wong.

Absolument : j'ai essayé de le jouer différemment dans sa relation avec chacune de ces femmes. Avec le personnage de Gong Li, on peut penser qu'il en est très amoureux. Mais, en fait, non : il essaie juste de trouver quelqu'un pour remplacer le personnage de Maggie Cheung. Avec le personnage de Zhang Ziyi, je ne pense pas qu'il soit amoureux : il cherche juste une compagnie. Quand vient la période de Noël, vous pouvez sentir de façon très lourde le poids de la solitude. Il garde une apparence joyeuse, mais au fond il crève de solitude. Je ne pense pas que Chow soit profondément amoureux d'elle. Et finalement, il découvre qu'elle est tombée amoureuse de lui : ça l'effraie un peu. Ce qui est intéressant, c'est à quel point In the Mood for Love est présent dans 2046 : pas par les images proprement dites du film ­ on ne voit quasiment pas Maggie ­, mais on sent que Chow est incapable de passer à une autre histoire. C'est vraiment quelque chose de difficile à jouer : faire sentir qu'on n'est pas dans le même film, mais que l'état du personnage dans 2046 est directement affecté par ce qu'il a vécu dans In the Mood for Love. On a beau être profondément déterminé à se débarrasser du passé, on est toujours à sa merci.

Quand on voit dans le taxi Tony et Maggie Cheung, est-ce un plan de In the Mood for Love ou avez-vous retourné cette séquence ?

WKW : ­ On l'a retournée. Ils portent les mêmes costumes, mais c'est en noir et blanc. Et cette fois, on a tourné en Cinémascope. C'est la première fois que j'utilise ce format. Je voulais filmer les mêmes situations dans un autre format. Hong-Kong est une ville très étroite, où toutes les lignes sont verticales : ces paysages urbains rendent très différemment en Cinémascope.

On a l'impression que pour vous le rêve absolu serait de retourner ou remixer, d'un film à l'autre, toujours la même scène.


Pour moi, ce n'est pas la même scène. Je n'ai pas eu le sentiment de l'avoir déjà tournée. Ici, le point de vue est celui de M. Chow. On est au centre de son cerveau. Il revoit les moments les plus forts de sa vie et revient le fantôme de Maggie dans In the Mood for Love. Ce n'était pas cet état que je filmais en tournant les scènes de taxi de In the Mood... Les personnages que j'ai créés dans mes films précédents resurgissent parfois. En fait, je repense à mes premiers films, et je me dis : il n'aurait pas dû lui arriver ça ou ça. Alors je les reprends et je leur fais vivre d'autres choses. L'idéal serait un public qui n'aurait pas vu un seul de mes films et commencerait par 2046. Il aurait ensuite la curiosité de voir mes autres films : par exemple, ce spectateur qui aurait découvert Chow dans 2046 aurait envie de savoir pourquoi il est si fermé, se demanderait d'où viennent ses blessures, et il irait voir In the Mood for Love pour comprendre le secret de sa souffrance.

Vous travaillez donc pour la postérité plutôt que pour le public, qui découvre vos films dans l'ordre chronologique...

Le temps ne va pas toujours de l'avant, mais procède parfois par retours en arrière. Quand nous tournions en Argentine, à Buenos Aires, je ne savais absolument pas pourquoi nous étions là. Un de mes acteurs, Leslie, a dit : "Peut-être qu'on n'est pas là par hasard." Pendant le tournage, vous tournez certaines prises sans vous poser de questions, et puis c'est seulement à l'arrivée que vous réalisez à quel point ce plan est la clé de tout le film. J'ai souvent l'impression que le temps passe à l'envers : que le futur est derrière nous.

Il y a une constante dans vos films : vous filmez la plupart du temps des personnages seuls ou en couple. Il est très rare que vous filmiez trois ou quatre personnes dans le même plan.

Dans 2046, j'ai tourné quelques scènes de groupe. Pour le reste, je tiens à tourner avec des acteurs que je connais bien, que j'apprécie, ce qui réduit forcément leur nombre à l'écran. Je vois aussi une autre explication : je tiens à maîtriser ce que dit chaque acteur, la façon dont il se tient. Les scènes de groupe sont donc épuisantes pour moi car je dois veiller à chaque personne qui se trouve dans le cadre. Mais surtout, je pense que ce sont mes histoires qui dictent ce grand nombre de solos ou de duos. Je n'ai plus envie de filmer que des moments de grand intimisme, de grande intériorité.

Avez-vous tourné beaucoup de scènes qui n'apparaissent pas dans le montage final ?

Oui, beaucoup. On aurait pu tirer un long métrage de chacune des rencontres de Chow avec un nouveau personnage féminin. Mais on ne pouvait évidemment pas tout mettre. J'ai dû renoncer à beaucoup de scènes brillantes. On a assez pour faire trois films d'une heure et demie.

Vous y pensez sérieusement ?

Non, parce que ce serait une autre histoire. Or l'histoire que je veux raconter aujourd'hui, c'est celle qu'on voit dans 2046. Peut-être que plus tard j'aurai envie de faire un autre montage, peut-être aussi avec le matériel de In the Mood for Love. Je pourrais imaginer d'entièrement remonter autrement la matière des deux films confondus. On verra dans dix ans.

Pensez-vous que vous allez à nouveau filmer le Hong-Kong contemporain ?

C'est une question que je me pose souvent. Je n'ai pas filmé le Hong-Kong contemporain depuis au moins huit ou neuf ans. J'ai ressenti le besoin de filmer une histoire située dans les années 60 quand j'ai pris conscience il y a quelques années que les décors de ces années-là étaient en train de complètement disparaître. Or j'y suis évidemment très attaché puisque c'est dans ce décor que j'ai grandi. Ce sont des lieux mais aussi des visages comme celui de Rebecca Pan, la logeuse d'âge mûr dans In the Mood for Love. Mes films ont un aspect documentaire : il faut enregistrer tout ça avant que ça ne disparaisse. Mais depuis que je ne filme que les années 60, je me suis aperçu que le décor contemporain était lui-même en train de changer très rapidement. Il faut donc que je revienne vers l'époque contemporaine. Sinon je serais comme Tony dans 2046, toujours en train de courir derrière une chose qui s'évanouit (rires) ! Voilà, pour moi, la trilogie sur les sixties que forment Nos années sauvages, In the Mood for Love et 2046 est désormais close.

Pour vous, le tournage représente-t-il une grande bataille pour finir le film, y compris éventuellement contre vous-même ? Parce qu'il y a cette légende autour de vous depuis In the Mood for Love selon laquelle vous n'arrivez pas à finir vos films.

Oui, finir est le plus dur. Quand pouvez-vous lâcher ? La première difficulté, c'est de décider comment vous allez ouvrir le film. Quelle est la scène la plus intriguante ? Et après, il faut créer une fin aussi forte ! Souvent, je trouve assez facilement le début, mais j'ai du mal à inventer une fin aussi forte.

Cela vous est-il déjà arrivé de flirter avec le désastre économique, ou vous sentez-vous au contraire très responsable ?

Je produis mes films moi-même depuis mon deuxième film, pour la simple et bonne raison que personne d'autre ne veut le faire ! Je fais donc très attention et tente d'être le plus responsable possible. S'il y a un risque, c'est d'abord moi qui le prends. Donc oui, nous avons pris des risques, mais jusqu'à présent nous avons réussi à éviter ce désastre économique dont vous parlez. Le fait d'accepter que le film soit présenté à Cannes était un risque puisque nous savions que la postproduction était loin d'être terminée. Mais nous avons accepté parce que j'ai besoin de ce genre de contrainte pour mettre un terme à la production.

Extrait d'un entretien réalisé le 20 octobre 2004 par Jean- Marc Lalanne pour les inrocks, qu'on peut lire ici en entier.