Cela échappe un peu aux spectateurs français, mais vos films sont d’une rare complexité linguistique - on y parle mandarin, mais aussi différents dialectes chinois, minnan, cantonais, hakka, shanghaien et japonais : les personnages font souvent appel à des interprètes pour arriver à se comprendre...
Ma famille est en fait hakka, originaire de la ville de Mei-Xian dans le Guangdong (la région de Canton), où beaucoup de dialectes cohabitent, comme le hakka et le cantonais. Il y a d’ailleurs pas mal de problèmes de communication. C’est une région montagneuse où il était difficile de se déplacer : quand les gens arrivaient quelque part, ils se mettaient à parler comme les gens du coin, et maintenant on ne sait plus lesquels ont commencé à parler le chinois de travers (Rires).
Quand j’étais petit à Taiwan, ma famille parlait hakka. À l’extérieur de la maison, avec mes copains, on parlait le taiwanais [c’est-à-dire le minnan, un dialecte de Chine méridionale, du Fujian, que parlent les deux-tiers de la population taiwanaise, ndlr]. Et à l’école, la langue officielle, le mandarin. Les dialectes sont des langues plus anciennes, et surtout plus riches que le mandarin qui est issu du pékinois, mais n’est pas tout à fait le pékinois : c’est une langue standard, relativement pauvre, récente, mise en place pour simplifier la communication entre les différentes régions de Chine. Beaucoup d’expressions subsistent uniquement dans les dialectes et c’est pour ça qu’ils sont plus intéressants à utiliser dans les films. Et puis c’est simplement naturel de voir un Taiwanais parler à sa mère en minnan : c’est comme ça dans la réalité.
Pour Les Fleurs de Shanghai, j’ai utilisé le shanghaien, bien qu’en fait, dans l’histoire d’origine, la langue utilisée était le dialecte de Suzhou. C’est un dialecte très rare et très peu d’acteurs sont capables de le parler. Du coup, j’ai opté pour le shanghaien et ce n’était pas grave si certains acteurs ne le parlaient pas bien, puisque de toutes façons je savais que les Taiwanais n’y comprendraient rien. J’ai fait exprès, bien sûr.
Quand on regarde le film dans cette langue étrangère, on a immédiatement une distance par rapport au film : les gens sont bien obligés de regarder ce qui se passe à l’écran sans être distraits par les dialogues. On peut au contraire avoir des difficultés avec un film dans sa langue maternelle parce qu’on est d’une certaine façon perturbé par la familiarité. Avec une langue étrangère, on peut d’avantage se concentrer sur les images. On est tenu à distance, et la beauté surgit avec la distance. Dans Les Fleurs de Shanghai, je voulais que les spectateurs se concentrent sur l’atmosphère du film. J’ai même veillé à ce que les sous-titres anglais ou français soient des résumés brefs des dialogues et non des traductions littérales.
En plus, le dialecte de Shanghai avait des avantages. Il y a dans le film des acteurs de Taiwan, de Hong Kong, du Continent, et si j’avais tourné en mandarin, les spectateurs chinois à Taiwan se seraient tout de suite aperçu de leurs accents différents, ils auraient été écroulés de rire. Alors qu’avec le dialecte de Shanghai, comme personne n’en comprend un mot, il n’y avait aucun danger, j’étais tranquille.
Des Taiwanais ont mal pris les Fleurs de Shanghai : ils ont pratiquement ressenti ça comme une désertion, une façon de tourner le dos à vos films antérieurs et à Taiwan. Ils étaient furieux de ne littéralement rien comprendre, puisque le film a été tourné dans un dialecte incompréhensible...
Oui, certains étaient en colère parce qu’ils voudraient pouvoir couper tout lien avec la Chine. Mais les Taiwanais sont tous des Chinois. C’est seulement une question de temps : certains sont arrivés de Chine avant les autres, c’est tout. La distinction entre Taiwanais “taiwanais” et Taiwanais “continentaux” qu’on essaie d’imposer aux gens est une pure manipulation à but électoral. La culture taiwanaise vient de Chine et Les Fleurs de Shanghai est un film qui se passe de toutes façons vers 1900, bien avant la République Populaire de Chine et la Révolution culturelle : l’univers qui y est décrit est très proche de la culture de Taiwan, de la façon dont sont organisées les relations entre les gens à Taiwan. D’une certaine manière, les Taiwanais sont plus proches des personnages du film, des Chinois de la fin du dix-neuvième siècle, que des Chinois de Chine Populaire d’aujourd’hui. Je trouve que la Révolution Culturelle a tellement changé les mentalités en Chine continentale qu’on a beaucoup de mal à simplement communiquer avec eux.
Mais c’est complètement absurde de vouloir couper les ponts avec la Chine, avec ses propres racines. C’est une tendance qui existe maintenant à Taiwan. Il y a une sorte de surenchère pour mettre en avant la culture taiwanaise locale. On bascule dans un autre extrême, et ça effraie les gens, en particulier les personnes maintenant âgées qui sont venues du continent après 1949. Franchement, j’ai fait exprès de faire ce film sur la Chine ancienne, en utilisant le dialecte de Shanghai, pour aller contre cette atmosphère actuelle de nationalisme taiwanais extrémiste, où tout le monde se met à parler minnan à tout bout de champ, les jeunes en particulier.
Tout ça, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, ce sont des jugements de valeur et un mode de pensée fondés sur des alternatives simplistes, le Bien, le Mal, le Vrai, le Faux ; ça bascule d’un côté ou de l’autre, mais à chaque fois, ce sont des gens qui veulent absolument juger de ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est une sorte d’éducation de la pensée qui n’est pas loin du nazisme, cette façon de classer les gens en espèces, de les hiérarchiser, et de finir par en exclure certains : « Les Allemands sont supérieurs aux juifs. » C’est pareil quand on commence à dire : « La culture taiwanaise locale est supérieure à ce qui vient de Chine continentale. » Pour moi, cette façon d’obliger les gens à se choisir une identité, à sans cesse leur demander ce qu’ils sont, par exemple “Taiwanais” ou “continentaux”, est très menaçante. Qu’ils soient Taiwanais ou Chinois, ce sont des gens, et je m’intéresse aux gens, aux êtres humains.
Le pire aujourd’hui, ce sont les hommes politiques qui, à Taiwan, décident de diviser la population en deux catégories pour gagner des voix lors des batailles électorales ; ils défendent une vision extrémiste de l’identité taiwanaise, présentent les gens originaires du continent comme des “traîtres à la patrie”. Les jeunes qui entendent ces discours de propagande sont forcément influencés. Récemment, lors d’une cérémonie officielle à Kyoto pour commémorer la fondation de la ville il y a 1200 ans, j’ai rencontré un étudiant taiwanais qui habitait au Japon et qui m’a reproché de n’avoir employé que le terme “chinois”, et pas “taiwanais”. En plus, c’était un étudiant en droit, qui sans doute un jour deviendra un juge ou un magistrat important. Et il avait exactement ce tour d’esprit que je trouve très inquiétant. Mais enfin, j’ai l’impression que ce genre d’extrémisme identitaire local a tendance à refluer depuis un an ou deux.
"La poésie chinoise avec les moyens du cinéma" extrait d'un entretien avec Hou Hsiao Hsien réalisé par Irène Bonnaud & Anne Kerlan-Stephens publié dans publié dans Vacarme 11 printemps 2000 et qu'on peut lire ici dans son intégralité.