mardi 9 mars 2010

Les Trois Gorges

Comment est née votre aventure de cinéaste aux Trois Gorges, entre Dong et Still Life?

Liu Xiaodong [peintre et protagoniste principal du documentaire Dong, ndlr] avait déjà travaillé trois ans avant le film sur les Trois Gorges. C’est un de mes amis très proche et mon peintre préféré. Il m’a invité à venir là-bas et en Septembre 2005 pour le suivre sur une série de peintures consacrée aux ouvriers qui détruisaient les immeubles d’une zone qui allait passer sous les flots. Il réunissait ses hommes autour d’une sorte de grand matelas, il disposait les uns, les autres, avec cette idée de les réunir, de leur faire comme un nid. C’était très beau, et j’ai été très touché par ces hommes.

On a vraiment le sentiment d’un jeu de doubles, de frères jumeaux entre Liu Xiadong et vous. Où tout ce qui dit ou fait l’un pourrait l’être exactement par l’autre.

C’est vrai que nous ne sommes pas amis par hasard. Il y a vraiment un écho, une résonance, une compréhension intime entre son travail et mon travail, même si ce sont deux formes d’art différentes. En plus, si lui, Xiadong a eu l’idée de me faire venir dans cette région, c’est qu’il a toujours été très proche du cinéma indépendant chinois. Il a tout de suite compris que quelque chose de visuel et d’important se passait là-bas. Il était déjà acteur dans le film de Wang Xiaoshuai The Days. Il s’est aussi occupé de la direction artistique dans le film de Zhang Yuan Beijing Bastards. Il avait encore un rôle dans mon film The World. Il a donc un lien très fort avec le cinéma indépendant. Il n’a absolument pas peur de la caméra et c’est quelque chose d’assez naturel pour lui.


Ce que dit Liu Xiaodong sur les corps de ces ouvriers, cette beauté, cette force, se retrouve sur la pellicule de Still Life. On a l’impression qu’il s’agit parfois de réinventer avec des corps d’ouvriers les canons de la beauté classique.

Oui, c’est très juste, même si au départ ce n’est pas venu de nous. Si ces corps sont dénudés, c’est simplement qu’il faisait très chaud. Ces ouvriers ont l’habitude de travailler comme cela. Ce qui est vrai en revanche, c’est que pour la première fois j’ai ressenti cette beauté naturelle des corps. C’est pour cela que j’ai volontairement insisté sur ces hommes, surtout dans Still Life d’ailleurs. Avant, je m’intéressais surtout aux relations des gens entre eux, d’un individu à un autre. Mais avec ces deux films, il y a vraiment cette idée d’une beauté naturelle des êtres sur laquelle j’avais envie de travailler. Cette simplicité qui les caractérise.

A quel moment les femmes sont-elles devenues le miroir opposé des hommes, face au peintre d’abord, et dans la structure du film ensuite, opposition reprise sur le jeu extérieurs/intérieurs, couleurs sombres/claires ?

Cela s’est passé assez naturellement. En fait, juste avant le dernier tableau de la série des Trois Gorges, on a beaucoup discuté avec Liu sur ce sujet des modèles masculins/féminins, de la culture chinoise du double, des opposés yin/yang. On s’est dit ensemble qu’il faudrait équilibrer le film avec une partie féminine. Or il se trouve que la rivière avait une grande présence dans ces deux régions. Elle crée vraiment une ligne invisible dans le film, une ligne de transition d’un film à l’autre. J’aime bien le côté physique de la rivière, comme pour matérialiser la frontière, la ligne permettant de passer d’un côté à l’autre de quelque chose, et qu’on retrouve dans toute la pensée asiatique.

Une rivière bordant deux rives, en quelque sorte, masculin/féminin mais aussi fiction/réalité. Il y a toujours ce basculement subtil où l’on ne sait jamais si ce que l’on voit était écrit ou non, surtout dans Dong. Par exemple l’épisode de l’accident durant le travelling arrière ?

Ah, oui (rires). C’était vraiment le hasard cet accident. Mais c’est vraiment la Chine aussi, où il se passe des choses incroyables sans arrêt. C’est un peu pourquoi il y a ce côté surréaliste dans Still Life. On a parfois du mal à croire à ce que l’on voit. Et c’est peut-être aussi la force d’un film, de pouvoir capturer ces moments-là. Ce qui est écrit, c’est la mise en scène des femmes qui posent pour Liu, par exemple, ou le trajet d’une des jeunes femmes à la gare, c’est à dire surtout des scènes tournées en Thaïlande.

D’ailleurs on retrouve dans Dong ce travail sur la dignité, l’intimité des petites gens, des pauvres, très présent dans vos premiers films. Lorsque l’on rentre dans la famille du mort, par exemple, où la caméra très digne se contente de filmer les visages pour dire la pauvreté.

C’est vrai que le décor peut apparaître comme quelque chose de secondaire. Pour moi, les êtres humains sont toujours plus importants. Lorsque je me retrouve devant ces gens, je suis toujours très touché. Je me contente de les observer en face à face, directement. Donc il me semble juste, respectueux de mettre aussi dans le film ces moments où il ne se passe rien, car je trouve qu’il y a quelque chose de très profond derrière.

Dignité que l’on retrouve avec la scène de la prostituée, filmée à distance avec le flot des voitures pour ne pas rendre le spectateur trop voyeur.

Oui, mais alors là, typiquement c’est en voyant les rushs que j’ai décidé de faire un lien entre ces deux femmes. Mais sur cette distanciation, ce que vous dites est très juste. Il y a aussi le fait qu’au départ, on avait de la difficulté face à cette langue. On ne comprenait pas ce que ces gens nous disaient, on voulait chercher un interprète, et finalement j’ai préféré qu’on reste un peu dans le flou. J’ai trouvé cela plus intéressant d’essayer de comprendre par nous-même ce qui se passait, d’essayer de filmer les choses sur le vif, le réel tel qu’il se présentait, sans forcément comprendre. Il était alors inutile d’avoir un interprète, quelqu’un qui intervienne dans la scène. C’est donc aussi pour cela qu’il y a une certaine distance, où l’on observe un peu les gens de loin.
Le travail du temps sur les corps est partout présent, surtout dans Still Life. Cette fuite du temps comme thème fondamental rapproche beaucoup votre cinéma de la peinture classique.

C’est tout à fait juste. Il se trouve que j’ai étudié les Beaux-Arts et la peinture classique. Si j’ai choisi le cinéma, c’est justement parce qu’il permet de montrer et de saisir le temps qui passe. Notre destin, notre vie ont un lien direct avec le temps. Cette ligne temporelle dans notre vie nous conduit quelque part, et même si l’on ne sait pas exactement où, c’est le trajet qui importe. C’est une idée très bouddhiste. Si le destin est déjà écrit, alors le trajet importe d’autant plus.

Cela se retrouve dans la structure de Still Life avec ces deux lignes parallèles entre les hommes et les femmes que vous représentez à différents âges de la vie. Cette structure était-elle au départ du projet ?

Les relations entre les personnages sont écrites, scénarisées précisément. Mais ce qui se passe réellement dans l’histoire, les évènements eux-mêmes, sont rarement écrits. L’important est de connaître les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Ou les groupes de personnes, les liens qui unissent telle famille à telle autre. Par exemple, je voulais qu’Hen Shong aille chercher son mari dans une usine, sans savoir laquelle je choisirais, ni à quoi elle ressemblerait vraiment. Il y a donc une idée au départ, qu’il faut ensuite matérialiser durant le tournage. L’espace, les lieux, les évènements, tout cela se décide véritablement au moment du tournage.

S’il fallait donner un pourcentage entre ce qui est déjà écrit et ce qui s’écrit durant le tournage ?

(Rires) Ce serait 30% avant et 70% durant le tournage, vraiment.

On retrouve cette opposition entre une Chine traditionnelle et une autre davantage tournée vers le contemporain. Dans Still Life, les femmes semblent s’en sortir par la modernité tandis que les hommes, au contraire, s’en sortent grâce aux valeurs traditionnelles.

C’est quelque chose que je ressens de manière très subjective. En Chine, les hommes sont souvent un peu paresseux (rires) puisque ce sont eux les puissants, ceux qui contrôlent le pays. En revanche, les femmes donnent souvent ce sentiment d’un élan vers la liberté beaucoup plus fort. Elles semblent plus volontaires, plus déterminées à faire tomber les barrières, à sortir d’un certain immobilisme. C’est ce que j’aime chez elles. On retrouve d’ailleurs souvent ce trait dans mes personnages féminins.

Still Life est-il selon vous votre film le plus politique ?

Tout est politique. Toutes les scènes du quotidien cachent en fait des informations politiques. Tous les changements des personnages, dans leur vie quotidienne, révèlent en réalité quelque chose de politique. Tous ces ouvriers sont plus ou moins au chômage, tous sont aussi plus ou moins sans domicile fixe, avec ce perpétuel mouvement d’un endroit à un autre, ce sentiment d’exil permanent.

Ces paysans détruisent les immeubles, détruisant par là même ce qu’ils avaient peut-être eux-même construit sous le communisme. N y’a-t-il pas là de votre part une très grande ironie politique ?

C’est tout à fait juste. Il y a une grande ironie puisque c’est un même mouvement en réalité. On construit une ville, on la détruit, tout cela dans un temps finalement très rapide à l’échelle d’une vie. Il y a cette vitesse très rapide du développement en Chine, trop rapide. Ce n’est d’ailleurs pas un discours politique par rapport à une censure. Ces scènes se passent réellement et la dimension symbolique évidente fait partie de cette réalité là. Je n’ai rien inventé. Je me contente d’être là, de capter ce moment.

Toute l’imagerie chinoise semble concentrée sur ce lieu des Trois Gorges. La Chine traditionnelle avec les nuages, la pluie, la montagne des peintres, mais aussi la Chine communiste qui s’effondre, et la Chine libérale qui s’érige.

C’est très vrai parce que la rivière , la montagne, la brume sont repris comme éléments fondamentaux de la peinture chinoise. Voilà pourquoi j’utilise ces panoramiques, dont le geste reprend les rouleaux de la peinture classique que l’on déroulait comme cela dans l’espace. Il y a donc cette beauté naturelle d’un côté et puis une certaine beauté de la destruction de l’autre. La première fois que j’ai vu la destruction de ces bâtiments, j’ai vraiment ressenti que cela signifiait la fin de quelque chose, mais aussi le début d’une nouvelle ère.

Est-ce que votre film ne montre pas que ces deux systèmes, capitalisme ou libéralisme, produisent au fond les mêmes effets sur les petites gens, les pauvres ?

On a cette vieille phrase en Chine disant que pour choisir quelque chose, il faut d’abord abandonner ce que l’on avait en premier. Donc il y a ce que vous dites, et le fait que ces deux situations représentent des dangers. D’où ce dernier plan de l’homme qui marche en équilibre entre les deux immeubles. Malgré ce danger permanent, il faut continuer à marcher, avancer et vivre.

Vous inaugurez d’ailleurs dans ce film toute une série de plans relevant de l’imaginaire, du rêve, du surréalisme, qui ajoutent de la légèreté, de l’humour au récit. Notamment ce plan absolument magnifique de l’immeuble qui s’effondre. Comment cela est-il né ?

Oui, c’est juste (rires). C’est vrai que c’est nouveau dans mes films. D’un autre côté, c’est véritablement ce qui se passe en Chine. C’est un peu ma mémoire personnelle de ce qui s’est passé en Chine ces dernières années. Le plan de l’immeuble est en fait quelque chose que j’ai vécu moi-même. Un jour, dans une ville de l’Est de la Chine, je mangeais avec un ami au restaurant quand soudain devant nous un énorme immeuble s’est effondré (rires) et ça m’a vraiment marqué. L’immeuble en l’occurrence avait été construit à moitié, mais il manquait l’argent pour finir la construction. Ils ont donc décidé de le détruire (rires).

Est-ce qu’il n’y a pas d’ailleurs dans ces plans comme une libération, une respiration, une fraîcheur nouvelle pour vous ?

Disons que j’accepte toutes les réalités de Chine (rires). Mais à partir de là il faut faire des choix. J’ai choisi le cinéma pour raconter ce type d’histoires, mais c’est vrai que c’est un changement pour moi. Il faut comprendre ce désir de transformation, cette volonté de se développer en Chine. Mais il faut aussi rester rationnel pour observer ces changements et prendre parfois la distance, le recul nécessaires pour émettre aussi des critiques.

Votre démarche cinématographique semble radicalement inverse à celle des médias.

Oui, il me semble important de montrer cet aspect de la Chine qui n’apparaît jamais dans les médias chinois. La partie sur la destruction dure donc longtemps. En même temps, je ne me focalise pas que sur la destruction. Il me semble que les femmes portent la vie, la volonté, le désir. Ce sont elles qui portent l’espoir, je trouve.

Outre votre lien très intime à la peinture, le fait que vous restiez attaché à la vie quotidienne de ceux qui n’ont rien donne à ce film une ampleur politique à la hauteur du projet de barrage.

C’est parce que je pense différemment la société chinoise. Dans mes premiers films, j’évoquais surtout le changement de la société, entre le passé et le présent, mais en termes de groupes. Ce qui m’intéresse davantage aujourd’hui, c’est le changement intérieur des gens, le changement à l’échelle individuelle. C’est assez nouveau pour moi également. Je suis passé de l’extérieur à l’intérieur, à ce qui ne se voit pas forcément. Il s’agit toujours du destin des gens ordinaires, mais considérés en tant qu’individus.

Votre prochain projet ?

Une fiction dont l’histoire se déroule dans les années 70-75. Deux groupes de jeunes se battent pour le contrôle d’une ville durant la révolution culturelle. Quelque chose à nouveau de très différent. Je pense vraiment que la réponse aux questions qui se posent aujourd’hui en Chine, tout ce rapport au développement, a ses racines profondes dans la révolution culturelle, dans ce qui s’est passé et sur lequel il me semble important de faire retour.

Propos recueillis par Stéphane Mas pour
Peau Neuve.