Qu’est-ce qui vous a décidé à aller filmer la région du barrage des Trois- Gorges ?
Jia Zhang Ke – Le point de départ, c’était un projet de documentaire autour du peintre Liu Xiaodong. Comme lui voulait aller dans cette région pour peindre des ouvriers qui travaillaient là-bas, je l’ai suivi. Une fois sur place, le lieu m’a fasciné et il m’est apparu évident qu’il fallait y tourner une fiction. Bien sûr, j’avais entendu parler du chantier du barrage par les médias, par la propagande gouvernementale mais, étant originaire du nord de la Chine, je n’avais pas de projet lié à la région du barrage. Sur place, je me suis rendu compte que tout ce que je voyais là pouvait devenir un symbole de la Chine actuelle.
Quels étaient les sentiments de la population face à ce chantier ? Et vous-même, que ressentiez-vous ?
Un sentiment de grande insécurité. Non seulement je voyais la destruction d’immeubles et de quartiers entiers, mais surtout la destruction du tissu humain et social. Or, pour ces gens très pauvres, les relations humaines sont le seul bien, la seule chose qui leur permet de survivre. Avant ces bouleversements, un homme qui travaillait sur le port pouvait vivre dans une petite pièce, où il n’avait pas besoin de payer de loyer. En installant un petit commerce de rue, il pouvait subvenir à ses besoins. En détruisant ou immergeant ces quartiers, on ôte à ces gens tout moyen de survie. Ce chantier imposait à tout le monde de prendre un nouveau départ dans la vie. Mais comment demander cela à un monsieur de 80 ans ?
A côté de tous ces dégâts, quelles étaient les raisons “positives” d’engager de tels travaux ?
Produire de l’électricité. Depuis l’avènement du communisme, tous les dirigeants successifs ont rêvé de construire ce barrage. C’était compréhensible dans les années 40, pour l’évolution du pays, le développement des sciences et de l’économie. Mais aujourd’hui, il y a bien d’autres moyens de produire de l’électricité. Le communisme chinois a toujours considéré que le Parti avait une force capable de transformer la nature, cette idée est très présente dans la société. Par contre, personne ne semble se préoccuper des conséquences de cette transformation de la nature pour les individus.
Le dernier plan du film, où un ouvrier avance en équilibre sur un fil, est-il un trucage numérique ?
Oui, absolument.
Pourquoi avoir mélangé une écriture documentaire, avec de vrais ouvriers, une matière directement prélevée à la réalité, un côté Allemagne année zéro pour aller vite, et à l’inverse des procédés de manipulation du réel, comme les trucages numériques ?
J’ai d’abord réagi à cet endroit et à ces gens et construit un canevas très simple autour des personnages. Après, je me suis rendu compte que le simple parcours linéaire de ces personnages ne suffisait pas pour exprimer la complexité de mes sentiments. C’est en prenant un recul, à la fois réel et imaginaire, par rapport à des événements surréalistes dans la vie quotidienne de cet endroit que je pouvais exprimer ce que je ressentais, notamment en accentuant certains de ces événements. Par exemple, prenons la construction bizarre que l’on voit dans le film ; quand je suis arrivé, ce drôle de bâtiment était vraiment là, au bord du fleuve. Il me faisait l’impression d’une espèce d’ovni qui s’était posé là et il me semblait évident qu’il allait repartir ! Alors je l’ai fait décoller grâce aux effets numériques. En réalité, ce bâtiment est une construction inachevée, faute de moyens financiers, et devait être un monument commémoratif en hommage à toutes les personnes déplacées à cause du barrage.
Vous avez découvert l’usage du numérique avec The World. En dehors des effets spéciaux, que pensez-vous de la qualité de l’image numérique, de sa netteté à tous les niveaux de profondeur de champ ?
En fait, le numérique me permettait d’être plus proche des ouvriers que je filmais. Par ailleurs, j’ai eu un dialogue très intense avec mon chef opérateur et on voulait s’approcher de la peinture traditionnelle chinoise, à laquelle cette région est particulièrement liée. Notre utilisation du travelling reprenait le mouvement d’un rouleau de peinture chinoise. Le numérique nous a permis aussi de retrouver la sensation nuageuse, brumeuse, diffuse, ainsi qu’une dominante de couleur verte que l’on retrouve dans la peinture chinoise.
Ce qui rapproche Still Life de The World, c’est l’impression que pour vous, faire un film, c’est d’abord trouver le bon lieu. Quand vous avez déterminé le bon poste d’observation, le lunapark de The World, le barrage de Still Life, duquel vous pouvez scruter le monde libéral moderne dans son ensemble, c’est comme si le film était déjà fait.
Dans The World, le lieu a été artificiellement fabriqué, alors que dans les Trois-Gorges on était en train de détruire des lieux réels ! Mais dans un cas comme dans l’autre, ces lieux permettaient en effet d’avoir un bon poste d’observation du monde contemporain.
En poussant un peu le bouchon, on pourrait presque dire que le gouvernement chinois est co-auteur de Still Life !
Au Festival de Venise, quelqu’un m’a demandé comment on avait construit les décors de Still Life ! J’ai répondu que c’était le gouvernement chinois ! Le film a bénéficié d’un budget colossal !
Que pensez-vous du travail de Wang Bing (A l’Ouest des rails), qui résulte comme le vôtre d’un processus d’immersion dans la réalité chinoise contemporaine ?
La force du film de Wang Bing était de traiter de l’échec de l’économie planifiée et du devenir des ouvriers après un tel échec. Moi, dans ce film, j’ai été confronté à ce qui persiste de cette économie planifiée qui est encore extrêmement présente.
Est-ce que le Lion d’or vénitien pour Still Life a changé quelque chose à votre statut en Chine ?
J’étais très content de ce prix. Ma première réaction était que ces personnes ordinaires que je filme commencent à obtenir une reconnaissance, à recouvrer une dignité. J’ai entendu dire qu’il y a eu un ordre du gouvernement aux médias chinois de faire silence sur ce prix. Je pense qu’il craignait une publicité et une diffusion trop larges de ce film et que cela suscite des débats et remises en cause du chantier des Trois-Gorges. Ce chantier est un sujet sensible pour les autorités. Mais vu la vitesse d’internet, de tels efforts de censure me semblent désormais totalement irréalistes. Mon film a d’ailleurs été distribué normalement en Chine. Mon souci, c’est aussi que, dans les salles chinoises, on ne passe que les superproductions hollywoodiennes ou bien les grosses productions officielles chinoises. Nous avons choisi de sortir Still Life le même jour que La Cité interdite de Zhang Yimou afin que le vrai visage de la Chine contemporaine puisse aussi être présent sur les écrans chinois.
Vous sentez-vous surveillé par le gouvernement ou totalement libre de faire les films que vous souhaitez ?
Il appartient à chacun de créer son espace de liberté. Le problème, c’est de savoir comment on fonctionne en tenant compte de la réalité qui est celle de la Chine, avec un pouvoir fort, une censure. Mais il est possible de travailler avec ces contraintes et c’est à chaque réalisateur de trouver les moyens d’user de sa liberté en composant avec la réalité. Tous les films que j’ai fait jusqu’à maintenant montrent que c’est faisable.
Still Life est-il distribué en Chine dans le réseau commercial ou dans un équivalent de notre réseau art et essai ?
Il y avait cinquante-cinq copies pour toute la Chine. La distribution a commencé par les dix plus grandes villes. Après, on a voulu le diffuser dans des villes moins importantes et on a été confronté à un vrai problème : elles n’avaient plus de cinéma. Mais le plus important pour moi était de bénéficier d’une distribution “normale”, bien que les salles des grandes villes n’aient programmé le film qu’à 11 h 30 et 13 h 30. Les autres créneaux horaires étaient réservés au film de Zhang Yimou. Le débat entre moi et Zhang Yimou, c’est que je considère le cinéma comme un moyen de parler de notre monde contemporain alors que pour Yimou le cinéma est une pure distraction où ce sont les recettes qui comptent le plus. Zhang Yimou voulait signer un contrat avec les propriétaires de salles pour avoir le monopole de la distribution de son film. La réalité du cinéma chinois, c’est qu’il y a environ 300 films produits par an, 150 qui sont de jeunes réalisateurs et au moins 50 qui traitent de la réalité contemporaine. Et aucun de ces films n’a droit de cité dans les salles.
Rencontre avec Jia Zhang-Ke par Serge Kaganski. Traduction Pascale Wei-Guinot. Publié ici par les inrocks.