Il arrive souvent que l’on parle d’un film “à la Jia Zhangke”. Je suis curieux de savoir comment vous définiriez cela.
Jia Zhangke - Il faudrait se garder de coller des étiquettes à un film ou à un réalisateur, c’est forcément réducteur. Certains ont cherché à résumer mes dix années de cinéma ; ils ont trouvé deux expressions pour cela : “marginal” et “Chine d’en bas”. Or je déteste ces deux formules. Pour moi, la notion de marginalité a d’abord le sens de minorité, en chinois du moins. Mais, depuis Xiao Wu, artisan pickpocket, ce que je ressens et ce que je m’efforce d’exprimer, c’est l’inverse. J’ai voulu filmer les masses, la vie d’une majorité de Chinois, la vie de gens simples, trop rarement portée à l’écran. De ce fait, quand de tels films sortent, ils semblent particuliers.
Ces films ont été montés en épingle : ils ont été interdits, considérés d’abord comme du cinéma underground, parce que le régime ne les acceptait pas [et ne les diffusait pas], puis primés à l’étranger – on s’est alors mis à les regarder en secret ou à acheter les DVD piratés… C’est ce qui m’a donné une image “marginale”, en particulier pour Xiao Wu, artisan pickpocket, où les gens ont pensé que je filmais des marginaux. J’estime que c’est un grand malentendu ! En fait, ces films ne sont marginaux qu’au sein du courant cinématographique dominant en Chine, mais la réalité qu’ils dévoilent, le genre de vie et les gens qu’ils montrent, c’est l’essentiel de notre société.
Quant à la “Chine d’en bas”, toute société a forcément une structure, et il faut bien reconnaître sans hypocrisie que notre monde n’est pas égalitaire. Mais ceux qui parlent de cinéma en employant l’expression “Chine d’en bas” s’identifient en fait au pouvoir et se considèrent comme distincts de ceux dont ils parlent, ce qui est très dangereux. Personne n’avoue en faire partie, parce qu’on pense toujours trouver quelqu’un de plus malheureux que soi ; cette “Chine d’en bas” n’a pas sa place dans notre culture sociale, et il ne peut être question d’injustice vis-à-vis de ce groupe social, puisqu’en fait personne ne s’identifie à lui.
Ces étiquettes vous dérangent-elles ?
Oui et non ! En tant que réalisateur, cela ne me dérange pas quand je conçois mes propres œuvres et que je filme l’univers qui m’est familier, que j’aime et qui m’intéresse. Mais, en tant que travailleur de la culture, cela me gêne beaucoup, surtout parce que cela implique d’adapter ma manière de présenter les choses pour pouvoir ouvrir certaines portes. Je veux, au-delà des expressions ou des conclusions simplistes sur la vie, proposer aux spectateurs une ouverture, ou même simplement aiguiser leur curiosité vis-à-vis des autres et de leur propre vie. Mais même la curiosité n’existe plus. Comment faire, avec les médias dont nous disposons, pour infléchir cette réalité culturelle ?
L’un des moments les plus pénibles que j’aie vécus, c’était en 2002, au Festival de Cannes, où j’étais allé présenter Plaisirs inconnus. Lors de la conférence de presse après la projection, la présentatrice vedette d’une chaîne de cinéma [chinoise] avait longuement pris la parole pour dire que c’était un film mensonger : nous, les Chinois, ne vivions pas du tout ainsi [le film décrit la vie quotidienne de deux jeunes chômeurs traînant dans les rues d’une petite ville du nord de la Chine] ; beaucoup de nos jeunes pouvaient apprendre l’anglais, l’informatique, partir à l’étranger poursuivre leurs études ; les portes de notre pays étaient grandes ouvertes… Pourquoi ce film décrivait-il ce genre de vie ? Cela relevait du mensonge !
Ces paroles, sans aucun doute sincères, m’ont piqué au vif, car elles m’ont brusquement fait comprendre que, tout en vivant dans le même pays, nous en étions arrivés à ne pas reconnaître l’existence d’une autre réalité que la nôtre. Il faut au moins garder une ouverture d’esprit permettant d’admettre que certaines personnes vivent de telle ou telle manière. Il en va de même en ce qui concerne l’Histoire. Moi, je ne suis pas “de droite”, et je n’ai donc jamais été jeté à ce titre en camp de travail. Il nous faut pourtant bien admettre qu’une partie des Chinois a vécu cela [allusion au “mouvement antidroitier” de 1957]. Pour quelle raison ne reconnaissons-nous pas l’existence d’une autre perception, d’autres expériences de vie, d’une autre mémoire nationale ? C’est une gêne dans mon travail.
Comment voyez-vous la réalité ?
On est toujours très influencé par les apparences de l’époque, et cela nous limite. Par exemple, ces dernières années, la communauté internationale comme les Chinois eux-mêmes ont surtout conscience d’une chose : du boom économique de la Chine et de son enrichissement. S’enrichir, c’est le maître mot aujourd’hui. Mais je considère qu’en réalité la pauvreté est un grave souci, et que cette pauvreté est source de très nombreux autres problèmes pour la société chinoise.
Quand la pauvreté rentrera-t-elle à nouveau dans notre champ de vision ? En prendre conscience n’est pas difficile mais, quand on parle de la Chine, et notamment de l’art, on met toujours ce problème de côté. Notre état d’esprit est vraiment bizarre !
Outre la pauvreté, ne peut-on pas parler de la monotonie de l’existence ? Un projet de projection de films en zone rurale devait permettre à chaque village de voir un film par mois. Une enveloppe budgétaire annuelle de plusieurs centaines de millions de yuans était prévue, mais cela a conduit à des malversations. Qu’en pensez-vous ?
La question ne concerne pas seulement les villages, mais aussi les petites villes, les chefs-lieux de district, où il n’y a quasiment pas de grand écran. On peut toujours envoyer des équipes de projectionnistes parcourir la Chine, c’est comme lancer une poignée de sable dans l’océan ; on ne voit pas où ça va. Naturellement, il y a aussi des arnaques, mais ce n’est pas le problème de fond. Il est frappant de voir à quel point la vie culturelle rurale est monotone et insipide. En dehors de la télévision, elle se réduit au mah-jong et aux paris. Les vieux sont couchés à 8 ou 9 heures, que reste-t-il aux jeunes ? Le jeu : tout le monde est réuni dans une activité divertissante, et ce n’est pas tant pour l’argent que pour combattre la solitude. Dans un tel contexte, que peut apporter le cinéma ? Il faudrait d’abord se demander comment le faire entrer dans la vie des ruraux.
La diffusion de films par les chaînes de cinéma peut-elle apporter une solution ?
Non, car pour les jeunes le plaisir de se retrouver l’emporte largement sur celui d’apprécier un spectacle. Ils sont les premiers à se précipiter quand arrivent dans leur village un cirque ou des montreurs d’animaux. Ils ne viennent pas tant pour la représentation que pour être ensemble. Le plaisir du cinéma c’est de partager, de voir un film en groupe. Avez-vous remarqué comment les médias modernes séparent les gens les uns des autres ? Par exemple, avec le home cinema, on passe d’une salle de cinéma accueillant cinq cents personnes à un salon familial en rassemblant quatre ou cinq. Même chose pour le téléphone portable ou l’ordinateur, ils vous isolent, et tout cela réduit les occasions de pratiquer des activités en groupe.
Pour améliorer la vie culturelle en milieu rural, j’ai beau réfléchir, je ne vois pas par quel bout prendre le problème ni comment faire avec une population aussi importante et des ressources aussi réduites… Dans l’état actuel des choses, il me semble difficile que le cinéma parvienne à briser la médiocrité de la vie culturelle dans les campagnes.
Le cinéma chinois est-il adapté à cette population ?
Jadis, les spectateurs chinois avaient la solide habitude d’aborder les scénarios sous l’angle d’un discours collectif, et les textes leur fournissaient d’ailleurs matière à cela ; il existait une correspondance entre les œuvres et les attentes du public. Depuis les années 1990, la création a évolué vers une démarche très individualiste ; en particulier au cinéma, l’expérience personnelle est devenue primordiale, et les procédés esthétiques ou le langage choisis par un individu ne peuvent plus être uniformisés. Cependant, avec ces changements dans la création, l’inertie de toute une culture fait que les Chinois ne sont plus en phase avec les textes. Les spectateurs ont du mal à s’habituer rapidement à des scénarios aussi différents. La réaction la plus élémentaire consiste pour le spectateur à dire : je ne comprends pas ce que tu racontes. Avant, on saisissait ce que montrait le cinéma : le sang était toujours bouillant ; les réformes, une arme à double tranchant ; le lœss, les racines de notre peuple ; le sorgho rouge, un air de liberté… Quand la création devient une affaire très personnelle, quand on ne trouve plus de liens directs avec soi, quand la culture met en valeur des sentiments et une perception individuelle infiniment différents des siens, on en arrive à ne pas comprendre. Ce que les gens ne comprennent pas, ce n’est pas l’histoire, c’est qu’ils ne trouvent pas de cadre explicatif familier. C’est en ce sens que je dis que notre culture doit s’adapter peu à peu à l’individualisme, mais pas à l’aveuglette, il faut qu’elle apprenne petit à petit à faire face à une vraie expression personnelle.
On dit souvent que vous êtes un opposant au cinéma grand public. Est-ce le cas ?
Je m’intéresse beaucoup à ce que fait l’industrie du cinéma grand public en Chine, et j’approuve ce qu’elle produit ; je ne suis pas contre l’industrie, ni contre les gros budgets ou les grosses productions. Ce n’est pas à l’industrie cinématographique en tant que telle que je m’oppose, mais à une idéologie véhiculée et manipulée dans les films, qui s’associe en cela au pouvoir. Cela porte atteinte à de grands principes sociaux. Tout le monde croit que je m’oppose au cinéma commercial à gros budget. Je n’en suis pas un adversaire.
Pour remédier à la faiblesse de l’industrie cinématographique chinoise, beaucoup proposent de tourner davantage de grosses productions et des films commerciaux à moyen budget. Qu’en pensez-vous ?
C’est surtout pour le talent des gens de l’industrie cinématographique que j’ai de l’estime. Le cinéma commercial repose sur des talents. Aujourd’hui, à l’exception de deux ou trois cinéastes de Chine populaire, les réalisateurs de grosses productions sont tous des Hongkongais ou des Taïwanais. C’est le cas de Peter Chan Ho-Sun, de John Woo (Wu Yusen), d’Ang Lee (Li An) et de Tsui Hark (Xu Ke), et c’est particulièrement vrai pour les films de kung-fu et le cinéma d’art et d’essai. En fait, la grosse production réunit les meilleurs talents de toutes les régions chinoises. Mais je ne vois pas où est le moteur qui permette l’émergence de jeunes créateurs chinois, que ce soit en Chine populaire ou dans la région.
Les films commerciaux les meilleurs sont des films qui ont été conçus en se fondant sur l’expression des sentiments et les considérations artistiques, et ont employé ensuite des procédés les rendant accessibles à tous pour exprimer leur philosophie. Par exemple, dans Le Parrain, Le Seigneur des anneaux ou Star Wars, le réalisateur prend comme point de départ une réflexion philosophique et sentimentale très poussée.
Qui dit gens différents dit choix d’expression cinématographique différents. Certains aiment les films d’auteur ou les films expérimentaux, d’autres préfèrent un genre plus industrialisé. Mais l’industrie ne vit pas de ses seules ressources, elle repose aussi sur des sentiments et une philosophie. Pourquoi les films de science-fiction et les dessins animés chinois ne parviennent-ils pas à se développer ? Tout le monde dit que c’est du fait de leur manque d’imagination, mais ce n’est qu’une toute petite partie du problème ; le plus important, c’est que ces films manquent de fondement philosophique.
Certains estiment que les conditions sont loin d’être réunies en Chine pour la création de chaînes de salles de cinéma.
Pourquoi ne peut-on pas mettre en place ces chaînes ? Ce n’est pas faute de spectateurs, mais faute de films. Dans ce genre de cinémas, on projette des films 365 jours par an, et même ceux d’un pays comme la France ne parviennent pas à s’alimenter avec la seule production nationale, mais eux ont le droit d’importer librement des films de toutes les régions du monde. Ce n’est pas le cas en Chine, où nous sommes soumis à des restrictions très strictes [avec une liste annuelle de films étrangers autorisés par l’administration]. Si l’on voulait vraiment mettre en place un réseau de salles de cinéma, il faudrait d’abord obtenir du gouvernement qu’il ouvre plus grand la porte.
On dirait qu’il existe un décalage de plus en plus marqué entre le cinéma chinois et la réflexion moderne, alors qu’il doit pourtant être un art particulièrement engagé dans son temps.
C’est lié à la capacité des réalisateurs en tant que groupe social. Or la réflexion que l’ensemble du cinéma chinois est capable d’apporter à la société n’est pas très fournie. Mais ce n’est pas une raison pour supprimer tous les efforts en ce sens. Quand j’étais à l’Institut du cinéma, j’ai été frappé par une remarque du professeur et réalisateur Xie Fei, qui nous avait conseillé de penser et de lire davantage, ajoutant que le niveau d’ensemble du cinéma chinois était équivalent à celui de la littérature de gare. Je pense qu’il voulait parler de notre niveau culturel.
Entretien avec Xu Baike, publié par Courrier International le 29 janvier 2009, trouvé ici.