jeudi 28 mai 2009
Andy Warhol
We have one more of those curious paradoxes with which Warhol's work abounds. There is this popular notion that Warhol is the commercial artist of the Underground. That notion is promoted by both the wider public and by the aestheticians of the avant-garde. The paradox is that the cinema of Andy Warhol, more than any other cinema, is undermining the accepted notions of the American entertainment and commercial film. The cinema of Brakhage or the cinema of Markopoulos or the cinema of Michael Snow has nothing to do with the entertainment film. They are clearly working in another, non-narrative, non-entertainment area, as in a classical way and meaning we say all poetry is in a different area. But the cinema of Warhol, The Chelsea Girls, The Nude Restaurant, The Imitation of Christ, is part of the narrative cinema, is within the field of cinema that is called 'movies,' it deals with 'people,' is part of if. Is part of if, but is of a totally different ilk. That's why the movies of Andy Warhol cannot be ignored by the commercial exhibitors. At the same time, once they are in, and they are ln,they are undermining, or rather transforming, or still more precisely, transporting the entertainment, the narrative film to an entirely different plane of experience. From the plane of purely sensational, emotional and kinesthetic entertainment, the film is transported to a plane that is outside the suspense,outside the plot, outside the climaxes - to a plane where we find Tom Jones, and Moby Dick, and Joyce, and also Dreyer, Dovzhenko, and Bresson. That is, it becomes an entertainment of a more subtle, more eternal kind, where we are not hypnotized into something but where we sort of study, watch, contemplate, listen - not so much for the 'big actions' but for the small words, intonations, colors of voices, colors of words, projections of the voices; the content that is in the quality and movements of the voices and expressions (in the Hitchcock or Nichols movies the voices are purposeful, theatrical monotones) - a content of a much more complex, finer and rarer kind is revealed through them. And these faces and these words and these movements are not bridges for something else, for some other actions, no: they are themselves the actions. So that when you watch The Imitation of Christ, when you watch this protagonist who does practically nothing, who gays very little - when you watch him from this new, transported plane of the New Art (all minimal art exists on this transported plane) - you discover gradually that the occupation of watching him and listening to him is more intellectually fruitful, more engaging, and more entertaining than watching most of the contemporary 'action' and 'entertainment' or serious 'art' movies. A protagonist emerges with a unique richness of character. All the mystical and romantic seekers of Truth and God have left their marks in this character. Patrick is the hero of the end of the 20th century. Every little word, sound, hesitation, silence, movement reflects it totally and completely. Not that Warhol made him act that way, to be that way: he chose him perfectly and flawlessly and allowed him to be himself within the context, and chose him for those qualities and in that place.
Jonas Mekas, Notes After Reseeing the Movies of Andy Warhol (extrait), publié dans Andy Warhol Film Factory, Michael O'Pray ed., British Film Institute, 1989
Jonas Mekas, Notes After Reseeing the Movies of Andy Warhol (extrait), publié dans Andy Warhol Film Factory, Michael O'Pray ed., British Film Institute, 1989
lundi 25 mai 2009
Andy Warhol
Mia Hansen-Loeve : Vous défendez aussi le cinéma expérimental. Pouvez-vous me parler du cinéma d'Andy Warhol ?
Jonas Mekas : Il y a plusieurs époques dans son cinéma. La période silencieuse, la période sonore, puis une autre qui commence avec, arrivée de Paul Morrissey et des autres. Ces périodes sont très différentes les unes des autres. Pour moi, la plus importante est la silencieuse. Sleep, Empire, Heat. A cette époque, Andy est très proche de certains courants dans la musique contemporaine, comme de La Monte Young qui étire une seule note pendant quatre, cinq voire six heures. On en perçoit ainsi les variations et les échos. Il est aussi très familier de mouvements qui viennent des autres arts contemporains, notamment du théâtre de happenings, Jim Dine, Oldenburg par exemple et, bien sûr, plus tard, Fluxus. Puis, à la période sonore, des gens nouveaux imposent leur personnalité. C'est une période très riche, notamment en tant que documentation d'une certaine marge, parfois joyeuse, parfois très triste, de la société. Andy lui a permis de faire ce qu'elle avait envie. Le chef-d'œuvre de cette période, c'est naturellement Chelsea Girls (1966). S'il ne devait rester qu'un film, ce serait celui-là. Et c'est un film narratif, avec de nombreux personnages et de nombreuses histoires enchevêtrées. C'est un film très réjouissant. Puis Paul Morrissey reprend le flambeau. Moi, j'organisais les événements. Pendant la période silencieuse, tout le monde attaquait Warhol, se moquait de lui. Même aujourd'hui, la plupart des gens ne le prennent pas vraiment au sérieux. Il fallait donc que je le défende, que j'essaie de persuader, d'expliquer pourquoi Warhol est important. Il est important, parce qu'il a révélé un aspect de la société que personne n'avait montré, et d'une telle façon que personne ne peut l'imiter. Personne. On peut dire la même chose de Rossellini,d'Eisenstein, de Dreyer - de Godard, je ne suis pas si sûr. On ne peut pas imiter Rossellini, on ne peut pas imiter Dreyer, on ne peut pas imiter Renoir. A l'époque, une des critiques adressées à Warhol était : «Tout le monde peut faire pareil... » Non. Personne ne l'a imité et personne ne peut l'imiter. Ceux qui ont essayé ont échoué. L' œuvre de Warhol est bien trop liée à son époque, à son tempérament, aux gens qui l'entouraient. C'est une capsule de temps totalement unique. L' œuvre de Warhol est absolument originale. Et tout ce qu'elle contient est unique.
Propos recueillis au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Jonas Mekas : Il y a plusieurs époques dans son cinéma. La période silencieuse, la période sonore, puis une autre qui commence avec, arrivée de Paul Morrissey et des autres. Ces périodes sont très différentes les unes des autres. Pour moi, la plus importante est la silencieuse. Sleep, Empire, Heat. A cette époque, Andy est très proche de certains courants dans la musique contemporaine, comme de La Monte Young qui étire une seule note pendant quatre, cinq voire six heures. On en perçoit ainsi les variations et les échos. Il est aussi très familier de mouvements qui viennent des autres arts contemporains, notamment du théâtre de happenings, Jim Dine, Oldenburg par exemple et, bien sûr, plus tard, Fluxus. Puis, à la période sonore, des gens nouveaux imposent leur personnalité. C'est une période très riche, notamment en tant que documentation d'une certaine marge, parfois joyeuse, parfois très triste, de la société. Andy lui a permis de faire ce qu'elle avait envie. Le chef-d'œuvre de cette période, c'est naturellement Chelsea Girls (1966). S'il ne devait rester qu'un film, ce serait celui-là. Et c'est un film narratif, avec de nombreux personnages et de nombreuses histoires enchevêtrées. C'est un film très réjouissant. Puis Paul Morrissey reprend le flambeau. Moi, j'organisais les événements. Pendant la période silencieuse, tout le monde attaquait Warhol, se moquait de lui. Même aujourd'hui, la plupart des gens ne le prennent pas vraiment au sérieux. Il fallait donc que je le défende, que j'essaie de persuader, d'expliquer pourquoi Warhol est important. Il est important, parce qu'il a révélé un aspect de la société que personne n'avait montré, et d'une telle façon que personne ne peut l'imiter. Personne. On peut dire la même chose de Rossellini,d'Eisenstein, de Dreyer - de Godard, je ne suis pas si sûr. On ne peut pas imiter Rossellini, on ne peut pas imiter Dreyer, on ne peut pas imiter Renoir. A l'époque, une des critiques adressées à Warhol était : «Tout le monde peut faire pareil... » Non. Personne ne l'a imité et personne ne peut l'imiter. Ceux qui ont essayé ont échoué. L' œuvre de Warhol est bien trop liée à son époque, à son tempérament, aux gens qui l'entouraient. C'est une capsule de temps totalement unique. L' œuvre de Warhol est absolument originale. Et tout ce qu'elle contient est unique.
Propos recueillis au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Jonas Mekas
Revenons à vous. En vérité, vous n'avez pas choisi d'aller à NewYork.
Oui, ça m'importait peu de savoir où j'allais, du moment que je n'étais plus dans les camps.
Dans vos films, on a pourtant l'impression d'une coïncidence quasi miraculeuse entre l'âme de New York et la vôtre.
Si je restais un peu plus longtemps ici, à Caen, bientôt j'appartiendrais à Caen. Où qu'on me jette, je prends racine. C'estd'autant plus vrai pour New York que je n'avais aucun autre choix. Aujourd'hui, au moins,j'ai plusieurs endroits où aller. A l'époque, c'était différent. J'avais besoin, vraiment besoin de m'attacher, de connaître l'endroit et les gens. Mes racines se sont donc enfoncées très profondément dans New York. J'ai vécu comme un exilé qui ne veut pas passer sa vie à flotter. Je suis un exilé. C'est une part essentielle de moi...
Dans Lost Lost Lost (1976), vous parlez de votre solitude, durant les premières années à New York. A l'époque, vous viviez avec votre frère Adolfas ?
Oui et non. Nous avons vécu peut-être sept ou huit mois ensemble, puis il fut envoyé à l'armée (c'était la guerre de Corée). J'étais donc surtout seul.
L'époque où vous commencez à utiliser les clignotements lumineux correspond au moment où vous trouvez votre style?
Oui, je pense que c'est là où mon cinéma commence vraiment. A cet égard, le travail de Marie Menken fut crucial. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Kenneth Anger, Stan Brakhage et un bon nombre de cinéastes. Soit dit en passant, Marie Menken est d'origine lituanienne. Elle a grandi à Philadelphie, puis elle a déménagé à New York. Il y a une sensibilité commune.
Comment avez-vous rencontré George Maciunas ?
Très tôt. J'ai d'abord fait la connaissance de sa sœur, Nijole, qui étudiait le chant. Un jour, en 1952 ou en 1953, son frère est revenu de Pittsburg, où il faisait des études d'ingénieur, d'architecture, et d'histoire de l'art. Nous sommes devenus bons amis. En 1954, je commençais à travailler à la conception de Film Culture. J'avais besoin de quelqu'un. George m'a aidé au design et à la publication du magazine.
Quel était votre rôle dans Fluxus ?
Fluxus commence plus tard, en 1961. Bien sûr, j'y ai pris part, puisque cela se passait dans les endroits que je fréquentais. Les premières activités Fluxus avaient lieu sur la Madison Avenue. George et moi étions toujours ensemble. Je préparais des projections pour lui ; il organisait des shows, des happenings, toutes sortes de lectures, à la galerie AG. Il collaborait à Film Culture, et, moi, dès que j'avais des endroits disponibles, je l'aidais à y organiser les événements Fluxus. En1966-1967, George commença à mettre en place ce qu'on appela les « Soho cooperative buildings ». C'est là que j'ai ouvert la cinémathèque. De 1967 à 1977, presque tous les événements Fluxus avaient lieu à la cinémathèque, où George vivait. Nous étions vraiment très proches. Ce qui ne veut pas dire que j'assistais à tous les événements Fluxus, car c'était aussi une période très active de ma vie de cinéaste.
Quand avez-vous commencé à utiliser la couleur ?
Dès que j'ai pu. La limitation vient seulement du fait que c'était trop cher, trois ou quatre fois plus cher que le noir et blanc. Et j'avais très peu d'argent. C'est quand je me suis moins intéressé à la communauté lituanienne et que j'ai déménagé de Brooklyn à Manhattan, que j'ai commencé à utiliser la couleur.
Et, maintenant, la vidéo ?
Je filme maintenant plus en vidéo qu'avec la Bolex.
Cela vous plaît ?
Ce n'est pas la question. A un moment donné, j'ai eu envie de filmer la vie de famille. Or, avec la Bolex, il faut enregistrer le son séparément. En un sens, la façon dont j'utilise la Bolex est plus abstraite. Mais pas complètement, puisque je parle toujours aux gens. Le dernier film As l Was Moving ahead (2001), filmé avec la Bolex, est très fragmenté, mais il n'est pas abstrait. Je ne fais pas de films abstraits. Seulement avec la vidéo, mes plans sont beaucoup plus longs, et je suis attentif au son, c'est un outil complètement différent.
Comment est l'atmosphère de New York aujourd'hui ?
New York est constitué de vingt villes. Je n'en connais qu'une ou deux. Le East Side, et le Lower East Side. C'est une ville d'art, de musique : un monde en soi. Ces gens-là se foutent pas mal de politique, ou du 11 septembre. Ils sont complètement ailleurs.
Y a-t-il un nouveau cinéma expérimental ?
Il y en a toujours. Mais parfois je me demande si aujourd'hui Paris n'est pas plus actif que New York. Du point de vue des publications, la France est plus productive. En tout cas, il n'y a plus un centre qui domine le reste. Il est possible que nous traversions une époque plus lente, pour la vie artistique.
Propos recueillis par Mia Hansen-Loeve, au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Oui, ça m'importait peu de savoir où j'allais, du moment que je n'étais plus dans les camps.
Dans vos films, on a pourtant l'impression d'une coïncidence quasi miraculeuse entre l'âme de New York et la vôtre.
Si je restais un peu plus longtemps ici, à Caen, bientôt j'appartiendrais à Caen. Où qu'on me jette, je prends racine. C'estd'autant plus vrai pour New York que je n'avais aucun autre choix. Aujourd'hui, au moins,j'ai plusieurs endroits où aller. A l'époque, c'était différent. J'avais besoin, vraiment besoin de m'attacher, de connaître l'endroit et les gens. Mes racines se sont donc enfoncées très profondément dans New York. J'ai vécu comme un exilé qui ne veut pas passer sa vie à flotter. Je suis un exilé. C'est une part essentielle de moi...
Dans Lost Lost Lost (1976), vous parlez de votre solitude, durant les premières années à New York. A l'époque, vous viviez avec votre frère Adolfas ?
Oui et non. Nous avons vécu peut-être sept ou huit mois ensemble, puis il fut envoyé à l'armée (c'était la guerre de Corée). J'étais donc surtout seul.
L'époque où vous commencez à utiliser les clignotements lumineux correspond au moment où vous trouvez votre style?
Oui, je pense que c'est là où mon cinéma commence vraiment. A cet égard, le travail de Marie Menken fut crucial. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Kenneth Anger, Stan Brakhage et un bon nombre de cinéastes. Soit dit en passant, Marie Menken est d'origine lituanienne. Elle a grandi à Philadelphie, puis elle a déménagé à New York. Il y a une sensibilité commune.
Comment avez-vous rencontré George Maciunas ?
Très tôt. J'ai d'abord fait la connaissance de sa sœur, Nijole, qui étudiait le chant. Un jour, en 1952 ou en 1953, son frère est revenu de Pittsburg, où il faisait des études d'ingénieur, d'architecture, et d'histoire de l'art. Nous sommes devenus bons amis. En 1954, je commençais à travailler à la conception de Film Culture. J'avais besoin de quelqu'un. George m'a aidé au design et à la publication du magazine.
Quel était votre rôle dans Fluxus ?
Fluxus commence plus tard, en 1961. Bien sûr, j'y ai pris part, puisque cela se passait dans les endroits que je fréquentais. Les premières activités Fluxus avaient lieu sur la Madison Avenue. George et moi étions toujours ensemble. Je préparais des projections pour lui ; il organisait des shows, des happenings, toutes sortes de lectures, à la galerie AG. Il collaborait à Film Culture, et, moi, dès que j'avais des endroits disponibles, je l'aidais à y organiser les événements Fluxus. En1966-1967, George commença à mettre en place ce qu'on appela les « Soho cooperative buildings ». C'est là que j'ai ouvert la cinémathèque. De 1967 à 1977, presque tous les événements Fluxus avaient lieu à la cinémathèque, où George vivait. Nous étions vraiment très proches. Ce qui ne veut pas dire que j'assistais à tous les événements Fluxus, car c'était aussi une période très active de ma vie de cinéaste.
Quand avez-vous commencé à utiliser la couleur ?
Dès que j'ai pu. La limitation vient seulement du fait que c'était trop cher, trois ou quatre fois plus cher que le noir et blanc. Et j'avais très peu d'argent. C'est quand je me suis moins intéressé à la communauté lituanienne et que j'ai déménagé de Brooklyn à Manhattan, que j'ai commencé à utiliser la couleur.
Et, maintenant, la vidéo ?
Je filme maintenant plus en vidéo qu'avec la Bolex.
Cela vous plaît ?
Ce n'est pas la question. A un moment donné, j'ai eu envie de filmer la vie de famille. Or, avec la Bolex, il faut enregistrer le son séparément. En un sens, la façon dont j'utilise la Bolex est plus abstraite. Mais pas complètement, puisque je parle toujours aux gens. Le dernier film As l Was Moving ahead (2001), filmé avec la Bolex, est très fragmenté, mais il n'est pas abstrait. Je ne fais pas de films abstraits. Seulement avec la vidéo, mes plans sont beaucoup plus longs, et je suis attentif au son, c'est un outil complètement différent.
Comment est l'atmosphère de New York aujourd'hui ?
New York est constitué de vingt villes. Je n'en connais qu'une ou deux. Le East Side, et le Lower East Side. C'est une ville d'art, de musique : un monde en soi. Ces gens-là se foutent pas mal de politique, ou du 11 septembre. Ils sont complètement ailleurs.
Y a-t-il un nouveau cinéma expérimental ?
Il y en a toujours. Mais parfois je me demande si aujourd'hui Paris n'est pas plus actif que New York. Du point de vue des publications, la France est plus productive. En tout cas, il n'y a plus un centre qui domine le reste. Il est possible que nous traversions une époque plus lente, pour la vie artistique.
Propos recueillis par Mia Hansen-Loeve, au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
samedi 23 mai 2009
Ermenonville
Comme c'est du contraste de l'ombre et de la lumière que tous les objets de la nature reçoivent la couleur, la variété, et ce charme qui nous attire et nous séduit au premier coup d'œil, de là vient que chaque objet reçoit pour ainsi dire successivement son meilleur coup de jour.
Tous les objets d'un grand relief, tels que les masses d'arbres forestiers, les escarpements des rochers, l'élévation des montagnes et la profondeur des vallons conviennent surtout à l'exposition du matin. C'est alors que les rayons du Soleil levant s'étendent horizontalement sur la surface de la terre. Les rejets ou les oppositions que la lumière reçoit par les différents mouvements du terrain servent à détacher fortement tous les plans de la perspective. C'est alors que les longues ombres et les rayons de lumière se jouent d'une manière merveilleuse merveilleuse sur les tapis brillants de rosée, tandis que les têtes altières des vieux arbres, les sommets des montagnes et la cime des rochers se détachent fortement sur les couleurs douces de l'aurore. C'est donc dans l'importance des masses, dans la disposition des objets rapprochés, dans les belles oppositions d'ombre et de lumière et surtout dans le plus grand soin à perfectionner les devants du tableau que consiste principalement l'intérêt et la beauté des paysages à l'exposition du matin.
L'éclat et la chaleur du Soleil élevé sur l'horizon ne peut convenir au contraire qu'aux objets qu'il est bon de faire briller séparément, tels que les eaux rapides ou des fabriques agréables. Mais c'est toujours dans une enceinte peu étendue qu'il convient de choisir et de composer les paysages du Midi, tant pour offrir par la proximité des ombrages des asiles contre la chaleur que pour appuyer l'oeil fatigué qui ne pourrait pas soutenir longtemps l'éclat éblouissant d'un foyer de lumière trop étendu.
Lorsque la fraîcheur du soir vient étendre cette teinte douce et charmante qui annonce les heures du plaisir et du repos, c'est alors que règne dans toute la nature une harmonie sublime de couleurs. C'est à cet instant que Le Lorrain a saisi les coloris touchants de ses tableaux paisibles où l'âme s'attache avec les yeux: c'est alors que la vue aime à se promener tranquillement sur un grand pays. Les masses d'arbres pénétrées de jour sous lesquels l'oeil entrevoit une promenade agréable, de vastes surfaces de prairies dont le vert est encore adouci par les ombres transparentes du soir, le cristal pur d'une eau calme dans lequel se réflèchissent les objets voisins, des fonds légers d'une forme douce et d'une couleur vaporeuse : tels sont en général les objets qui conviennent le mieux à l'exposition du soir, car c'est alors que l'homme sensible aime à contempler cette variété infinie de nuances douces et touchantes dont le Ciel et les fonds du paysage s'embellissent en ce moment délicieux de paix et de reccueuillement.
Quant à ces clairs de lune qu'on appelle en anglais LOVELY MOON, Lune amoureuse, la tendre Pâleur de cette lumière mystérieuse sied si bien aux objets aimables que c'est aux femmes qu'est dévolue de droit l'ordonnance des tableaux faits pour un moment si doux. Le sentiment, qui leur donne naturellement ce goût fin et délicat que l'art a souvent tant de peine à trouver, saura leur inspirer mieux qu'à personne la disposition des scènes où doit régner principalement le caractère de l'amour et de la volupté.
René Louis de Girardin, De la composition des paysages (1777)
Tous les objets d'un grand relief, tels que les masses d'arbres forestiers, les escarpements des rochers, l'élévation des montagnes et la profondeur des vallons conviennent surtout à l'exposition du matin. C'est alors que les rayons du Soleil levant s'étendent horizontalement sur la surface de la terre. Les rejets ou les oppositions que la lumière reçoit par les différents mouvements du terrain servent à détacher fortement tous les plans de la perspective. C'est alors que les longues ombres et les rayons de lumière se jouent d'une manière merveilleuse merveilleuse sur les tapis brillants de rosée, tandis que les têtes altières des vieux arbres, les sommets des montagnes et la cime des rochers se détachent fortement sur les couleurs douces de l'aurore. C'est donc dans l'importance des masses, dans la disposition des objets rapprochés, dans les belles oppositions d'ombre et de lumière et surtout dans le plus grand soin à perfectionner les devants du tableau que consiste principalement l'intérêt et la beauté des paysages à l'exposition du matin.
L'éclat et la chaleur du Soleil élevé sur l'horizon ne peut convenir au contraire qu'aux objets qu'il est bon de faire briller séparément, tels que les eaux rapides ou des fabriques agréables. Mais c'est toujours dans une enceinte peu étendue qu'il convient de choisir et de composer les paysages du Midi, tant pour offrir par la proximité des ombrages des asiles contre la chaleur que pour appuyer l'oeil fatigué qui ne pourrait pas soutenir longtemps l'éclat éblouissant d'un foyer de lumière trop étendu.
Lorsque la fraîcheur du soir vient étendre cette teinte douce et charmante qui annonce les heures du plaisir et du repos, c'est alors que règne dans toute la nature une harmonie sublime de couleurs. C'est à cet instant que Le Lorrain a saisi les coloris touchants de ses tableaux paisibles où l'âme s'attache avec les yeux: c'est alors que la vue aime à se promener tranquillement sur un grand pays. Les masses d'arbres pénétrées de jour sous lesquels l'oeil entrevoit une promenade agréable, de vastes surfaces de prairies dont le vert est encore adouci par les ombres transparentes du soir, le cristal pur d'une eau calme dans lequel se réflèchissent les objets voisins, des fonds légers d'une forme douce et d'une couleur vaporeuse : tels sont en général les objets qui conviennent le mieux à l'exposition du soir, car c'est alors que l'homme sensible aime à contempler cette variété infinie de nuances douces et touchantes dont le Ciel et les fonds du paysage s'embellissent en ce moment délicieux de paix et de reccueuillement.
Quant à ces clairs de lune qu'on appelle en anglais LOVELY MOON, Lune amoureuse, la tendre Pâleur de cette lumière mystérieuse sied si bien aux objets aimables que c'est aux femmes qu'est dévolue de droit l'ordonnance des tableaux faits pour un moment si doux. Le sentiment, qui leur donne naturellement ce goût fin et délicat que l'art a souvent tant de peine à trouver, saura leur inspirer mieux qu'à personne la disposition des scènes où doit régner principalement le caractère de l'amour et de la volupté.
René Louis de Girardin, De la composition des paysages (1777)
王家衛 Wong Kar Wai
ELIZABETH WEITZMAN: You left Shanghai when you were only five, and your style is much more contemporary Hong Kong than classical Chinese. Do you associate yourself completely with Hong Kong?
WONG KAR-WAI: I was born and raised in cities, and I think I'm more interested in making films about cities in general, whereas most Chinese films are about the countryside.
EW: When you were working as a producer and writer in Hong Kong, was film making always your ultimate goal?
WKW: No, because it seemed so far away at that moment. It happened suddenly, when a producer asked me if I wanted to make a film and I said, "Why not?" That started my career as a director [with As Tears Go By, 1988].
EW: In Fallen Angels, the comedy scenes, like when the dead pig gets a full-body rubdown, are really stand-alone set pieces. Do you think this strength comes from your early days as a sitcom producer?
WKW: No, I think it's all because of the actors. They have these kinds of things they give out, and I get inspired by that. Especially Takeshi Kaneshiro. The idea of massaging the pig was his idea, and I thought it was good. Why not?
EW: Was your film Days of Being Wild autobiographical?
WKW: No. None of my films are autobiographical.
EW: You don't pull anything from your life?
WKW: My life is too boring. I don't think it can be an interesting film.
EW: So you wouldn't say you identify with either of the heroes in Fallen Angels?
WKW: No. They are my film, but they are not me.
EW: So if you don't draw on your own life, where do your ideas come from?
WKW: People around me. Like, I use monologue in Chungking because whenever I make a film, I become very busy and my wife begins talking to herself, so I thought I should put that in.
EW: Do your family members see themselves in your films?
WKW: I have a very simple family. My mother and father have both passed away, so it's only my wife and my three-year-old son.
EW: Missing parents is a common theme in your movies, right?
WKW: Yeah.
EW: But you wouldn't consider that to be autobiographical at all?
WKW: No, it is quite different.
EW: Has becoming a father changed your perspective as a filmmaker?
WKW: Somehow, yes, but you know I'm still an intern as a father.
EW: Despite the contemporary feeling of Chungking Express and Fallen Angels, I think your movies are sort of old-fashioned. They're really about people just looking to connect in a hyper-speeded-up modem world.
WKW: Yes. People have said, "You're the hippest director in the world," and I say, "I'm not hip." I, too, think I'm very old-fashioned.
EW: Most of your movies blend tragedy with hope. Where would you place yourself on the optimist-pessimist scale?
WKW: All of the films, in fact, have ended with hope. And I think the last fifteen minutes of Fallen Angels is one of the most beautiful endings in my films. And this is my answer.
EW: My next question was whether or not you'd call yourself a romantic, but I think I already know the answer.
WKW: Well, I am just reasonable, not romantic.
EW: I've noticed that many of your characters, especially the men, bury their emotions beyond the reach of the people around them.
WKW: Mm-hmm.
EW: I'm wondering why you don't want anyone to see your eyes.
WKW: Because I can sleep in an interview or in shooting, and so the sunglasses are very important to my career.
EW: Expired pineapple tins is a common theme in both Chungking Express and Fallen Angels. What is it about pineapple that's so terrible?
WKW: Basically, I like fruits but I hate pineapple, so I think one of the best tortures for a character in my films is for him to be eating a lot of pineapple.
EW: Are your stylistic choices - the fump-cutting, slow motion, the wide angles - a collaboration between you and your cinematographer, Chris Doyle?
WKW: Our styles come from the way we work; like in Fallen Angels we started working in a very small teahouse, and the only way we could shoot the scene was with a wide-angle lens. But I thought the wide-angle lens was too normal, so instead I preferred an extreme wide-angle. And the effect is stunning because it draws the characters very close to the camera but twists the perspective of the space so they seem far away. It became a contrast to Chungking Express, in which people are very far away from the camera but seem so close. Also, we work with very limited budgets and we don't have permits, so we have to work like CNN, you know, just breaking into some place and taking some shots. We often don't have time for setups, and sometimes when neighbors walk into the frames we have to cut them out, and that becomes a jump cut. I think 10 or 15 percent is preconceived. Most of it just happens.
EW: You're always being compared to Godard. Is that flattering for you, or tiresome?
WKW: Do they mean Godard himself, or Godard the general impression? People always say, "This guy's films look like Godard's" because they are difficult, not because they really look like Godard.
EW: But is he an influence on you?
WKW: Yes, of course. I think most filmmakers my age are influenced by Godard.
EW: Who else influenced you?
WKW: My mother.
EW: You cast some of the most popular actors in Hong Kong, but you always subvert their images. So you seem to be advancing the cult of celebrity while thumbing your nose at it at the same time. Putting Leslie Cheung and Tony Leung in the graphic sex scenes in Happy Together was like casting Brad Pitt and Tom Cruise as lovers.
WKW: Yeah. As an audience member, I prefer to see some stars to make me feel like I'm watching a movie.
EW: And how do you feel about working with them?
WKW: I don't have any problems with it. They may hate me or love me, but that's their problem, not mine. As long as I get my shot, it's fine.
EW: Do any of them hate you?
WKW: Sometimes.
EW: But then they work with you again.
WKW: [smiles] Yeah.
EW: You know, we've been talking for nearly an hour and you've made no value judgments of any kind. You're not pushing your ideas at all.
WKW: I hate to do that. One of the questions I hate most is, "What are your films about?" There's no point in me explaining my films. If I can do that in words, why bother to make a film? Audiences should get their own ideas.
Entretien avec Elizabeth Weitzman, ayant eu lieu en février 1998, et trouvé ici.
WONG KAR-WAI: I was born and raised in cities, and I think I'm more interested in making films about cities in general, whereas most Chinese films are about the countryside.
EW: When you were working as a producer and writer in Hong Kong, was film making always your ultimate goal?
WKW: No, because it seemed so far away at that moment. It happened suddenly, when a producer asked me if I wanted to make a film and I said, "Why not?" That started my career as a director [with As Tears Go By, 1988].
EW: In Fallen Angels, the comedy scenes, like when the dead pig gets a full-body rubdown, are really stand-alone set pieces. Do you think this strength comes from your early days as a sitcom producer?
WKW: No, I think it's all because of the actors. They have these kinds of things they give out, and I get inspired by that. Especially Takeshi Kaneshiro. The idea of massaging the pig was his idea, and I thought it was good. Why not?
EW: Was your film Days of Being Wild autobiographical?
WKW: No. None of my films are autobiographical.
EW: You don't pull anything from your life?
WKW: My life is too boring. I don't think it can be an interesting film.
EW: So you wouldn't say you identify with either of the heroes in Fallen Angels?
WKW: No. They are my film, but they are not me.
EW: So if you don't draw on your own life, where do your ideas come from?
WKW: People around me. Like, I use monologue in Chungking because whenever I make a film, I become very busy and my wife begins talking to herself, so I thought I should put that in.
EW: Do your family members see themselves in your films?
WKW: I have a very simple family. My mother and father have both passed away, so it's only my wife and my three-year-old son.
EW: Missing parents is a common theme in your movies, right?
WKW: Yeah.
EW: But you wouldn't consider that to be autobiographical at all?
WKW: No, it is quite different.
EW: Has becoming a father changed your perspective as a filmmaker?
WKW: Somehow, yes, but you know I'm still an intern as a father.
EW: Despite the contemporary feeling of Chungking Express and Fallen Angels, I think your movies are sort of old-fashioned. They're really about people just looking to connect in a hyper-speeded-up modem world.
WKW: Yes. People have said, "You're the hippest director in the world," and I say, "I'm not hip." I, too, think I'm very old-fashioned.
EW: Most of your movies blend tragedy with hope. Where would you place yourself on the optimist-pessimist scale?
WKW: All of the films, in fact, have ended with hope. And I think the last fifteen minutes of Fallen Angels is one of the most beautiful endings in my films. And this is my answer.
EW: My next question was whether or not you'd call yourself a romantic, but I think I already know the answer.
WKW: Well, I am just reasonable, not romantic.
EW: I've noticed that many of your characters, especially the men, bury their emotions beyond the reach of the people around them.
WKW: Mm-hmm.
EW: I'm wondering why you don't want anyone to see your eyes.
WKW: Because I can sleep in an interview or in shooting, and so the sunglasses are very important to my career.
EW: Expired pineapple tins is a common theme in both Chungking Express and Fallen Angels. What is it about pineapple that's so terrible?
WKW: Basically, I like fruits but I hate pineapple, so I think one of the best tortures for a character in my films is for him to be eating a lot of pineapple.
EW: Are your stylistic choices - the fump-cutting, slow motion, the wide angles - a collaboration between you and your cinematographer, Chris Doyle?
WKW: Our styles come from the way we work; like in Fallen Angels we started working in a very small teahouse, and the only way we could shoot the scene was with a wide-angle lens. But I thought the wide-angle lens was too normal, so instead I preferred an extreme wide-angle. And the effect is stunning because it draws the characters very close to the camera but twists the perspective of the space so they seem far away. It became a contrast to Chungking Express, in which people are very far away from the camera but seem so close. Also, we work with very limited budgets and we don't have permits, so we have to work like CNN, you know, just breaking into some place and taking some shots. We often don't have time for setups, and sometimes when neighbors walk into the frames we have to cut them out, and that becomes a jump cut. I think 10 or 15 percent is preconceived. Most of it just happens.
EW: You're always being compared to Godard. Is that flattering for you, or tiresome?
WKW: Do they mean Godard himself, or Godard the general impression? People always say, "This guy's films look like Godard's" because they are difficult, not because they really look like Godard.
EW: But is he an influence on you?
WKW: Yes, of course. I think most filmmakers my age are influenced by Godard.
EW: Who else influenced you?
WKW: My mother.
EW: You cast some of the most popular actors in Hong Kong, but you always subvert their images. So you seem to be advancing the cult of celebrity while thumbing your nose at it at the same time. Putting Leslie Cheung and Tony Leung in the graphic sex scenes in Happy Together was like casting Brad Pitt and Tom Cruise as lovers.
WKW: Yeah. As an audience member, I prefer to see some stars to make me feel like I'm watching a movie.
EW: And how do you feel about working with them?
WKW: I don't have any problems with it. They may hate me or love me, but that's their problem, not mine. As long as I get my shot, it's fine.
EW: Do any of them hate you?
WKW: Sometimes.
EW: But then they work with you again.
WKW: [smiles] Yeah.
EW: You know, we've been talking for nearly an hour and you've made no value judgments of any kind. You're not pushing your ideas at all.
WKW: I hate to do that. One of the questions I hate most is, "What are your films about?" There's no point in me explaining my films. If I can do that in words, why bother to make a film? Audiences should get their own ideas.
Entretien avec Elizabeth Weitzman, ayant eu lieu en février 1998, et trouvé ici.
vendredi 22 mai 2009
jeudi 21 mai 2009
Le Midi
On commencera par analyser ici une gravure d'après une gouache de Pierre Antoine Baudouin, Le Midi, gravée par Emmanuel de Ghendt. Une jeune femme y est étendue sur la mousse, son ombrelle est jetée, ouverte, à sa gauche. Derrière elle, une statue : un buste représentant un jeune adolescent monté sur un socle où dansent les amours, des feuillages grimpant le long des claires-voies qui s'organisent autour d'une ouverture en cercle sembable à un œil-de-bœuf. Il est midi donc. C'est l'heure de la sieste ou de la méridienne, et pour peu qu'on oublie le riche costume de la jeune fille : perruque, corset, dentelles, jupe moirée, bracelets et rubans, on penserait aux dessins préparatoires et aux toiles élaborées de Jean-François Millet (Bergère dormant à l'ombre d'un buisson de chênes, pastel, Musée de Saint-Denis, Reims 1872-1874, ou La Méridienne, Museum of fine Arts, Boston, 1866). On serait donc près d'imaginer une série - comme il en existe de nombreuses dans l'histoire de l'art - qui, sur le thème de la sieste, du repos champêtre, irait des dessins galants du XVIII° siècle au naturalisme paysan du XIXe, sans oublier, pour la suite, les variations érotiques d'un Courbet (Le Sommeil, Musée du Petit-Palais, Paris) ou le motif repris sans cesse par Pablo Picasso du modèle au repos. À bien y regarder, le rapprochement est hasardeux et même, avouons-le, totalement faux. Rien ici qui évoque la campagne. Le décor est celui d'un jardin apprêté, dessiné, architecturé, partie sans doute d'une folie comme l'on disait alors. Aucune ouverture sur le paysage, aucune fuite vers l'horizon champêtre: aucontraire, tout concourt à donner l'impression d'un lieu fermé, d'une espèce de salon champêtre. Et, bien évidemment, il ne s'agit pas non plus d'une sieste. La jeune femme évite l'ombre ets'est alongée en pleine lumière : par une tache d'un blanc éclatant le graveur attire notre attention sur ce corps étendu, comme abandonné. Entre les feuillages obscurs, presque profonds, et ce corps baigné de lumière crue, il y a la même discordance, retenant l'attention, faisant signe au spectateur attentif, qu'entre le modèle nu et ses compagnons habillés dans le Déjeuner sur l'herbe de Manet. Tout ici veut indiquer et répète que le titre est un leurre ou plutôt que Midi est seulement là pour justifier un effet de lumière vertical et que le regard doit s'attacher en priorité à ce corps étendu artificiellement lumineux, aux blancheurs soulignées du visage, de la gorge, de la robe collée au corps, de la main droite désignant du doigt un objet tombé sur le sol : un livre ouvert, de la cuisse droite dans la ligne du corps, des pieds écartés, l'un (le gauche) tenant son escarpin en équilibre, comme s'il allait commencer un mouvement ou venait de s'arrêter, figé soudaiement dans ce mouvement même.
Le modèle a les yeux ouverts : deux points noirs dans un visage blanc de craie, la bouche à demi ouverte, en une sorte de fixité hiératique. À scruter ce visage, comme nous y invite la distribution des blancs et des noirs (c'est-à-dire le discours de la gravure lui-même), on note que le regard en est absent, situé ailleurs, ne fixant rien de précis, pas même l'amateur qui interroge l'image, en quête peut-être d'une réalité indiscernable que cette jeune femme abandonnée est seule à percevoir (son corps, est à la fois tendu, du bassin à la tête, et offert, de la ceinture aux escarpins. Une main, la gauche, est enfouie sous les jupons dont les plis, effacés par l'intensité de la lumière indiquent la trajectoire.
On a compris. À l'abri des feuillages qui grimpent le long des claires-voies, dans ce jardin aristocratique aux allures de serre, à la chaleur du soleil au zénith, cette jeune fille se caresse. La distribution des effets d'ombre et de lumière ne correspond ici à aucune volonté de réalisme : elle est incitation, insistance à regarder ce corps, à dépasser les apparences.
La main droite, de son index pointé, indique donc un objet tombé à terre. Tombé et non pas posé, comme s'il s'était brusquement échappé de la main de la lectrice, d'où sa position, debout sur la tranche, à demi ouvert, tout indiquant qu'il n'est pas un simple élément du décor mais un objet d'usage, que la ille a effectivement tenu ce livre, qu'elle l'a même lu. La façon dont il repose sur le sol prouve sans aucun doute qu'on s'est arrêté sur une page au point de laisser sa marque dans le feuilletage du volume. Voilà que tout est dit. Ce livre abandonné a aidé la jeune fille à rêver, et il n'est pas difficile d'imaginer la anture de son rêve. Les amours qui se poussent et se culbutent sur le fût de la statue nous le confirment, si nous en doutions. Tout comme le sourire ironique du jeune éphèbe qui le couronne. Il y a dans cet amour, qu'un rien rendrait faunesque, une lueur de malice qui ne peut tromper.
Car il faut examiner avec encore un peu plus de soin la gravure de Ghendt. Le bel adolescent en buste, demi-dieu, éphèbe, amour un peu vieilli mais gardant de sa jeunesse les joues rebondies, privé lui de ses bras et de ses mains, ailleurs si utiles, est réduit à son regard. La statue n'a pas les yeux vides ni même absents. Elle observe avec une attention toute particulière - qu'on suive son regard avide et amusé à la fois ! - la jeune fille pâmée, et on la croirait, cette statue, pour un peu, contemplant comme par surprise mais intensément, par l'œil-de-bœuf factice situé derrière elle, ce spectacle d'une jeune fille qui se croit seule et coupée du monde.
On ne pourra nier la construction en abîme : un livre est lu et finit par faire prendre la proie pour l'ombre, au point d'exiger la mise en œuvre de ce que Rousseau devait appeler "le dangereux supplément", mais il n'est d'érotisme que dans le corps offert en sa jouissance et regardé avec intensité, sans que le regard qui scrute soit senti, vraiment identifié, ou même perçu. La jeune fille se croit seule avec ses rêves, les vagues apaisées de son plaisir. Elle est loin de se savoir observée : à l'intérieur de la gravure, dans une mise en scène muette qui lui dérobe son intimité, de l'extérieur aussi où le spectateur joue un rôle qui n'est plus seulement esthétique.
Résumons ce que nous dit - ce que dit à celui qui la contemple - la gravure de Ghendt. Être lecteur, c'est à dire appartenir à ce moment qui précède et appelle la caresse, c'est, comme l'indiquent la position et le regard du buste, être voyeur d'un acte qui est lui-même incomplétude 0u pis-aller. On peut aller plus loin encore dans le commentaire de l'image qui s'expose. Donnons-lui le titre qu'elle mérite et qui correspond à son message: "Les effets de la lecture" ou "De l'infuence des mauvais livres". Ainsi donc une jeune fille lit en solitaire un livre pornographique et fmit, victime du désir qu'il fait naître en elle par se caresser. Nous voyons le livre abandé, la jouissance balayant le corps cambré qui vibre, ainsi que le prouvent cette rigidité inhabituelle, cette absence, cet escarpin à demi échappé de la cambrure du pied. Tout, indirectement proclame la puissance magistrale du livre et de la lecture, exaltés et magnifiés. Objet insignifiant, abandonné presque, le livre donne son sens à chacun des éléments mis en scène dans la gravure. Autant dire que la littérature n'est pas ici un vain jeu. Qui s'y livre s'y brûle, et il lui faudra joindre le geste aux mots.
Par sa composition, par la position qu'elle impose à 'amateur qui la regarde, la gravure de Ghendt renseigne sur le mécanisme produisant ce brutal effet de lecture. Tout tient au regard. Les yeux ne lisent pas, ils voient. Ce qui renseigne l'amateur, ce n'est pas une légende, ici fallacieuse, mais une mise en scène, une organisation, un tableau, le jeu d'autres regards (les putti, la statue), qui conduisent tous à un lieu unique : ce corps jouissant et surpris parce que devenu absent, indifférent au monde. L'œil-de-bœuf évoque le regard caché, indiscret, la statue inerte s'anime pour regarder, la lumière elle-même désigne ce qu'il y a à voir : la gravure est un espace scénique, un tableau de ce corps qui s'abandonne, de ce bassin tendu, de cette main dissimulée, invisible sous le drapé de la jupe mais si réellement présente pourtant au point de donner vie à cette forme inerte. Lectrice de ce Midi, lecteur de livres érotique, amateur de gravures, statue apparemment figée d'une belle tonnelle, vous voici réunis : vous êtes chacun à votre manière des voyeurs et vous racontez chacun à votre manière une même histoire. Il n'y a de jouissance procurée que par ce regard qui dérobe son secret aux corps saisis par le désir. Le Midi, par son thème, sa mse en scène, la position de regard qu'il impose à l'amateur, le prouve amplement.
Jean M. Goulemot, Ces livres qu'ont ne lit que d'une main
Le modèle a les yeux ouverts : deux points noirs dans un visage blanc de craie, la bouche à demi ouverte, en une sorte de fixité hiératique. À scruter ce visage, comme nous y invite la distribution des blancs et des noirs (c'est-à-dire le discours de la gravure lui-même), on note que le regard en est absent, situé ailleurs, ne fixant rien de précis, pas même l'amateur qui interroge l'image, en quête peut-être d'une réalité indiscernable que cette jeune femme abandonnée est seule à percevoir (son corps, est à la fois tendu, du bassin à la tête, et offert, de la ceinture aux escarpins. Une main, la gauche, est enfouie sous les jupons dont les plis, effacés par l'intensité de la lumière indiquent la trajectoire.
On a compris. À l'abri des feuillages qui grimpent le long des claires-voies, dans ce jardin aristocratique aux allures de serre, à la chaleur du soleil au zénith, cette jeune fille se caresse. La distribution des effets d'ombre et de lumière ne correspond ici à aucune volonté de réalisme : elle est incitation, insistance à regarder ce corps, à dépasser les apparences.
La main droite, de son index pointé, indique donc un objet tombé à terre. Tombé et non pas posé, comme s'il s'était brusquement échappé de la main de la lectrice, d'où sa position, debout sur la tranche, à demi ouvert, tout indiquant qu'il n'est pas un simple élément du décor mais un objet d'usage, que la ille a effectivement tenu ce livre, qu'elle l'a même lu. La façon dont il repose sur le sol prouve sans aucun doute qu'on s'est arrêté sur une page au point de laisser sa marque dans le feuilletage du volume. Voilà que tout est dit. Ce livre abandonné a aidé la jeune fille à rêver, et il n'est pas difficile d'imaginer la anture de son rêve. Les amours qui se poussent et se culbutent sur le fût de la statue nous le confirment, si nous en doutions. Tout comme le sourire ironique du jeune éphèbe qui le couronne. Il y a dans cet amour, qu'un rien rendrait faunesque, une lueur de malice qui ne peut tromper.
Car il faut examiner avec encore un peu plus de soin la gravure de Ghendt. Le bel adolescent en buste, demi-dieu, éphèbe, amour un peu vieilli mais gardant de sa jeunesse les joues rebondies, privé lui de ses bras et de ses mains, ailleurs si utiles, est réduit à son regard. La statue n'a pas les yeux vides ni même absents. Elle observe avec une attention toute particulière - qu'on suive son regard avide et amusé à la fois ! - la jeune fille pâmée, et on la croirait, cette statue, pour un peu, contemplant comme par surprise mais intensément, par l'œil-de-bœuf factice situé derrière elle, ce spectacle d'une jeune fille qui se croit seule et coupée du monde.
On ne pourra nier la construction en abîme : un livre est lu et finit par faire prendre la proie pour l'ombre, au point d'exiger la mise en œuvre de ce que Rousseau devait appeler "le dangereux supplément", mais il n'est d'érotisme que dans le corps offert en sa jouissance et regardé avec intensité, sans que le regard qui scrute soit senti, vraiment identifié, ou même perçu. La jeune fille se croit seule avec ses rêves, les vagues apaisées de son plaisir. Elle est loin de se savoir observée : à l'intérieur de la gravure, dans une mise en scène muette qui lui dérobe son intimité, de l'extérieur aussi où le spectateur joue un rôle qui n'est plus seulement esthétique.
Résumons ce que nous dit - ce que dit à celui qui la contemple - la gravure de Ghendt. Être lecteur, c'est à dire appartenir à ce moment qui précède et appelle la caresse, c'est, comme l'indiquent la position et le regard du buste, être voyeur d'un acte qui est lui-même incomplétude 0u pis-aller. On peut aller plus loin encore dans le commentaire de l'image qui s'expose. Donnons-lui le titre qu'elle mérite et qui correspond à son message: "Les effets de la lecture" ou "De l'infuence des mauvais livres". Ainsi donc une jeune fille lit en solitaire un livre pornographique et fmit, victime du désir qu'il fait naître en elle par se caresser. Nous voyons le livre abandé, la jouissance balayant le corps cambré qui vibre, ainsi que le prouvent cette rigidité inhabituelle, cette absence, cet escarpin à demi échappé de la cambrure du pied. Tout, indirectement proclame la puissance magistrale du livre et de la lecture, exaltés et magnifiés. Objet insignifiant, abandonné presque, le livre donne son sens à chacun des éléments mis en scène dans la gravure. Autant dire que la littérature n'est pas ici un vain jeu. Qui s'y livre s'y brûle, et il lui faudra joindre le geste aux mots.
Par sa composition, par la position qu'elle impose à 'amateur qui la regarde, la gravure de Ghendt renseigne sur le mécanisme produisant ce brutal effet de lecture. Tout tient au regard. Les yeux ne lisent pas, ils voient. Ce qui renseigne l'amateur, ce n'est pas une légende, ici fallacieuse, mais une mise en scène, une organisation, un tableau, le jeu d'autres regards (les putti, la statue), qui conduisent tous à un lieu unique : ce corps jouissant et surpris parce que devenu absent, indifférent au monde. L'œil-de-bœuf évoque le regard caché, indiscret, la statue inerte s'anime pour regarder, la lumière elle-même désigne ce qu'il y a à voir : la gravure est un espace scénique, un tableau de ce corps qui s'abandonne, de ce bassin tendu, de cette main dissimulée, invisible sous le drapé de la jupe mais si réellement présente pourtant au point de donner vie à cette forme inerte. Lectrice de ce Midi, lecteur de livres érotique, amateur de gravures, statue apparemment figée d'une belle tonnelle, vous voici réunis : vous êtes chacun à votre manière des voyeurs et vous racontez chacun à votre manière une même histoire. Il n'y a de jouissance procurée que par ce regard qui dérobe son secret aux corps saisis par le désir. Le Midi, par son thème, sa mse en scène, la position de regard qu'il impose à l'amateur, le prouve amplement.
Jean M. Goulemot, Ces livres qu'ont ne lit que d'une main
Ermenonville
Est une vicomté près de Senlis, à dix lieues de Paris, entre les chemins de Louvres et de Dammartin. Ce lieu digne de la curiosité de tout le monde réunit des sites et des paysages charmants ; on y trouve à chaque pas la nature la plus heureuse combinée avec l'art le plus caché et le mieux entendu.
On ne voit à Ermenonville que des prés, des eaux, des bois, des rochers et des fabriques ; mais ces objets, loin d'être confusément entassés, comme ils le sont d'ordinaire dans ce qu'on appelle en France jardins anglais, sont ici distincts et se font toujours valoir en se succédant ou se soutenant par l'intelligence qui y a présidé. Chaque genre n'a que desaccessoires nécessaires et analogues. On voit uniquement dans la partie nommée l'Arcadie, des cabanes simples, propres et d'un style qui rappelle l'amour antique. Ces cabanes sont soutenues et couvertes par de vieux chênes isolés, aux troncs desquels on a suspendu d'unemanière pittoresque, les prix des jeux et les dons de l'amitié des bergers.
On passe de là dans les forêts où tout est solitaire et d'une grandeur qui inspire l'effroi. Elles renferment dans un endroit retiré un temple de forme irrégulière, construit avec des arbres que l'art n'a point façonnés, couvert de chaume et dédié à la nature. Loin de là, sur une éminence que rien ne dérobe aux yeux, et qui semble vouloir commander à la plaine, est un autre temple bâti, orné de colonnes et dédié à la philosopbie moderne.
En passant de la partie des forêts dans celle du désert, la scène change totalement. On ne voit plus que de vieux genêts, des cèdres, des genévriers, de hauts sapins plantés ici et là dans les sables, des rochers énormes et quelques houx. On erre avec crainte parmi ces objets ; mais à la triste mélancolie qu'ils inspirent succède bientôt le plaisir que l'on éprouve enretrouvant sur les rochers qui bordent le grand lac le chiffre de Julie et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où était Saint Preux à Meillerie lorsqu'il les traça. Bien des personnes en les lisant ici ont versé des larmes.
Au sortir d'un désert, la plaine doit naturellement paraître belle, aussi l'est-elle beaucoup à Ermenonville. Des prés toujours verts, coupés et arrosés par une rivière large et profonde, sur laquelle sont au bout de chaque sentier des tréteaux ou des ponts d'une forme particulière, composent cette plaine. Les fabriques qu'on y trouve sont le tombeau de Laure, dont l'intérieur renferme une fontaine excellente ; un gros moulin très utile au pays, la maison d'un vigneron accompagnée d'un pressoir et entourée de vignes, enfin une très forte tour de construction ancienne, nommée la tour de Gabrielle. La distribution, les ornements, les formes extérieures et intérieures, les meubles, tout y appelle les temps d'amour et de chevalerie, et de souvenir tant à la situation du lieu, ne manque presque jamais d'inspirer des idées romanesques.
Une route couverte, étroite et solitaire, mène au verger de Clarens. Il n'est peuplé que d'arbres fruitiers, si vieux qu'ils semblent n'exister qu'afin d'attester l'époque de la création de leur espèce. Le lierre qui les couronne et les unit par des guirlandes ajoute aux sentiments religieux qu'inspire leur antiquité. Tout est tranquille dans ce séjour, l'eau y coule sans bruit ; les oiseaux, les animaux et les poissons qui l'habitent viennent à chaque instant pâturer avec confiance dans les mains qui leur présentent à manger. La fraîcheur et la solitude du verger de Clarens portent à cet état délicieux de rêverie qui fait le bonheur des âmes pures et le tourment des méchants. Peu de personnes traversent ce lieu sans s'yarrêter, même involontairement, et tous paraissent enchantés de s'y croire très éloignés des habitations ordinaires. Un moulin cache l'issue de celle-ci, on le traverse et on est surpris de se trouver à cent pas seulement du château d'Ermenonville. On y aborde par un pont, et on jouit, quand on est dans le salon principal, du spectacle ravissant de tous les arts rassemblés et des plus belles vues possibles. A droite, des eaux plates, des prairies, des troupeaux, un horizon bas et des fabriques, forment l'ensemble d'un tableau hollandais. A gauche, des cascades tombant librement parmi des rochers, des masses d'arbres de différentes formes artistement contrastées et dessinées sur un fond de bois, parmi lesquelles on aperçoit de l'architecture, donnent l'idée d'une campagne d'Italie.
C'est à Ermenonville que Jean-Jacques Rousseau est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. On peut voir son tombeau dans l'île des peupliers ; endroit délicieux et paisible, sur le petit lac près de la partie appelée l'Arcadie.
Voici l'épitaphe que lui a faite M. Ducis :
Entre ces peupliers paisibles
Repose Jean-Jacques Rousseau.
Approchez, cœurs droits et sensibles,
Votre ami dort sous ce tombeau.
M. Moreau le jeune ; dessinateur et graveur de la chambre et du cabinet du roi, a dessiné d'après nature et gravé ce tombeau, avec la vue de l'île. Ermenonville, qui n'était autrefois qu'un marais, a été arrangé par les soins et sur les dessins de M. le marquis de Girardin, maître de camp de cavalerie, qui en est propriétaire.
Antoine Nicolas Dézallier d'Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, 1779
On ne voit à Ermenonville que des prés, des eaux, des bois, des rochers et des fabriques ; mais ces objets, loin d'être confusément entassés, comme ils le sont d'ordinaire dans ce qu'on appelle en France jardins anglais, sont ici distincts et se font toujours valoir en se succédant ou se soutenant par l'intelligence qui y a présidé. Chaque genre n'a que desaccessoires nécessaires et analogues. On voit uniquement dans la partie nommée l'Arcadie, des cabanes simples, propres et d'un style qui rappelle l'amour antique. Ces cabanes sont soutenues et couvertes par de vieux chênes isolés, aux troncs desquels on a suspendu d'unemanière pittoresque, les prix des jeux et les dons de l'amitié des bergers.
On passe de là dans les forêts où tout est solitaire et d'une grandeur qui inspire l'effroi. Elles renferment dans un endroit retiré un temple de forme irrégulière, construit avec des arbres que l'art n'a point façonnés, couvert de chaume et dédié à la nature. Loin de là, sur une éminence que rien ne dérobe aux yeux, et qui semble vouloir commander à la plaine, est un autre temple bâti, orné de colonnes et dédié à la philosopbie moderne.
En passant de la partie des forêts dans celle du désert, la scène change totalement. On ne voit plus que de vieux genêts, des cèdres, des genévriers, de hauts sapins plantés ici et là dans les sables, des rochers énormes et quelques houx. On erre avec crainte parmi ces objets ; mais à la triste mélancolie qu'ils inspirent succède bientôt le plaisir que l'on éprouve enretrouvant sur les rochers qui bordent le grand lac le chiffre de Julie et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où était Saint Preux à Meillerie lorsqu'il les traça. Bien des personnes en les lisant ici ont versé des larmes.
Au sortir d'un désert, la plaine doit naturellement paraître belle, aussi l'est-elle beaucoup à Ermenonville. Des prés toujours verts, coupés et arrosés par une rivière large et profonde, sur laquelle sont au bout de chaque sentier des tréteaux ou des ponts d'une forme particulière, composent cette plaine. Les fabriques qu'on y trouve sont le tombeau de Laure, dont l'intérieur renferme une fontaine excellente ; un gros moulin très utile au pays, la maison d'un vigneron accompagnée d'un pressoir et entourée de vignes, enfin une très forte tour de construction ancienne, nommée la tour de Gabrielle. La distribution, les ornements, les formes extérieures et intérieures, les meubles, tout y appelle les temps d'amour et de chevalerie, et de souvenir tant à la situation du lieu, ne manque presque jamais d'inspirer des idées romanesques.
Une route couverte, étroite et solitaire, mène au verger de Clarens. Il n'est peuplé que d'arbres fruitiers, si vieux qu'ils semblent n'exister qu'afin d'attester l'époque de la création de leur espèce. Le lierre qui les couronne et les unit par des guirlandes ajoute aux sentiments religieux qu'inspire leur antiquité. Tout est tranquille dans ce séjour, l'eau y coule sans bruit ; les oiseaux, les animaux et les poissons qui l'habitent viennent à chaque instant pâturer avec confiance dans les mains qui leur présentent à manger. La fraîcheur et la solitude du verger de Clarens portent à cet état délicieux de rêverie qui fait le bonheur des âmes pures et le tourment des méchants. Peu de personnes traversent ce lieu sans s'yarrêter, même involontairement, et tous paraissent enchantés de s'y croire très éloignés des habitations ordinaires. Un moulin cache l'issue de celle-ci, on le traverse et on est surpris de se trouver à cent pas seulement du château d'Ermenonville. On y aborde par un pont, et on jouit, quand on est dans le salon principal, du spectacle ravissant de tous les arts rassemblés et des plus belles vues possibles. A droite, des eaux plates, des prairies, des troupeaux, un horizon bas et des fabriques, forment l'ensemble d'un tableau hollandais. A gauche, des cascades tombant librement parmi des rochers, des masses d'arbres de différentes formes artistement contrastées et dessinées sur un fond de bois, parmi lesquelles on aperçoit de l'architecture, donnent l'idée d'une campagne d'Italie.
C'est à Ermenonville que Jean-Jacques Rousseau est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. On peut voir son tombeau dans l'île des peupliers ; endroit délicieux et paisible, sur le petit lac près de la partie appelée l'Arcadie.
Voici l'épitaphe que lui a faite M. Ducis :
Entre ces peupliers paisibles
Repose Jean-Jacques Rousseau.
Approchez, cœurs droits et sensibles,
Votre ami dort sous ce tombeau.
M. Moreau le jeune ; dessinateur et graveur de la chambre et du cabinet du roi, a dessiné d'après nature et gravé ce tombeau, avec la vue de l'île. Ermenonville, qui n'était autrefois qu'un marais, a été arrangé par les soins et sur les dessins de M. le marquis de Girardin, maître de camp de cavalerie, qui en est propriétaire.
Antoine Nicolas Dézallier d'Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, 1779
mercredi 20 mai 2009
Alexander Cozens
By way of introduction to the following treatise, I venture to avail myself of the just observation in the commentary on the first book of that beautiful poem, "the English Garden; " but at the same time, I take the liberty of altering the words in favour of composition of landscape by invention, that being, in great measure, the subject of the present work.
The powers of art and invention, impart picturesque beauty, and strength of character to the works of an artist in landscape painting; as a noble and graceful deportment confers a winning aspect on the human frame. Composing landscapes by invention, is not the art of imitating individual nature; it is more; it is forming artificial representations of landscape on the general principles of nature, founded in unity of character, which is true simplicity;concentring in each individual composition the beauties, which judicious imitation would select from those which are dispersed in nature.
I am persuaded, that some instantaneous method of bringing forth the conception of an ideal subject fully to the view (though in the crudest manner) would promote original composition in painting; and that the want of some such method bas retarded the progress of it more than impotence of execution.
Hence proceeds the similarity, as weIl as weakness, of character, which may be seen in aIl compositions that are bad, or indifferently good: they may be also owing more particularly to the following causes;
1. To the deficiency of a stock of ideas originally laid up in the mind, from which might be selected such as suit any particular occasion;
2. To an incapacity of distinguishing and connecting ideas so treasured up ;
3. To a want of facility, or quickness, in execution; so that the composition, how perfect soever in conception, grows faint and dies away before the band of the artist can fix it upon the parer, or canvas.
To one or more of these causes may be imputed that want of nature and originality, which is visible in many productions.
How far the incapacity of combining our ideas with readiness and propriety in the works of art, may arise from neglecting to exercise the invention, or from not duely cultivating the taste and judgment, cannot perhaps be easily determined : but it cannot be doubted, that too much rime is spent in copying the works of others, which tends to weaken the powers of invention; and I scruple not to affirm, that too much time may be employed in copying the landscapes of nature herself.
I here find myself tempted to communicate an accident that gave rise to themethod now proposed of assisting the imagination in landscape composition, which I have constandy pursued, as well in my private studies as in the course of my teaching, ever since ; and which I now lay before the public, after a full proof of its utility, from many years experience.
Reflecting one day in company with a pupil of great natural capacity, on original composition of landscape, in contradistinction to copying, I lamented the want of a mechanical method sufficiendy expeditious and extensive todraw forth the ideas of an ingenious mind disposed to the art of designing. At this instant happening to have a piece of soiled paper under my band, and casting my eyes on it slighdy, I sketched something like a landscape on it, with a pencil, in order to catch some hint which might be improved into a rule. The stains, though extremely faint, appeared upon revisal to have influenced me, insensibly, in expressing the general appearance of a landscape.
This circumstance was sufficiendy striking: I mixed a tint with ink and water, just strong enough to mark the paper; and having hastily made some rude forms with it, (which, when dry, seemed as if they would answer the Saille purpose to which I had applied the accidental stains of the 'forementioned piece of paper) I laid it, together with a few short hints of my intention, before the pupil, who instandy improved the blot, as it may be called, into an intelligible sketch, and from that time made such progress in composition, as fully answered my most sanguine expectations from the experiment. After a long rime making these hints for composition with light ink, the method was improved by making them with black ink ; and the sketches from these are produced by tracing them on transparent paper.
Alexander Cozens, A New Method of Assisting the Invention in Drawing Original Composition of Landscape, 1785
The powers of art and invention, impart picturesque beauty, and strength of character to the works of an artist in landscape painting; as a noble and graceful deportment confers a winning aspect on the human frame. Composing landscapes by invention, is not the art of imitating individual nature; it is more; it is forming artificial representations of landscape on the general principles of nature, founded in unity of character, which is true simplicity;concentring in each individual composition the beauties, which judicious imitation would select from those which are dispersed in nature.
I am persuaded, that some instantaneous method of bringing forth the conception of an ideal subject fully to the view (though in the crudest manner) would promote original composition in painting; and that the want of some such method bas retarded the progress of it more than impotence of execution.
Hence proceeds the similarity, as weIl as weakness, of character, which may be seen in aIl compositions that are bad, or indifferently good: they may be also owing more particularly to the following causes;
1. To the deficiency of a stock of ideas originally laid up in the mind, from which might be selected such as suit any particular occasion;
2. To an incapacity of distinguishing and connecting ideas so treasured up ;
3. To a want of facility, or quickness, in execution; so that the composition, how perfect soever in conception, grows faint and dies away before the band of the artist can fix it upon the parer, or canvas.
To one or more of these causes may be imputed that want of nature and originality, which is visible in many productions.
How far the incapacity of combining our ideas with readiness and propriety in the works of art, may arise from neglecting to exercise the invention, or from not duely cultivating the taste and judgment, cannot perhaps be easily determined : but it cannot be doubted, that too much rime is spent in copying the works of others, which tends to weaken the powers of invention; and I scruple not to affirm, that too much time may be employed in copying the landscapes of nature herself.
I here find myself tempted to communicate an accident that gave rise to themethod now proposed of assisting the imagination in landscape composition, which I have constandy pursued, as well in my private studies as in the course of my teaching, ever since ; and which I now lay before the public, after a full proof of its utility, from many years experience.
Reflecting one day in company with a pupil of great natural capacity, on original composition of landscape, in contradistinction to copying, I lamented the want of a mechanical method sufficiendy expeditious and extensive todraw forth the ideas of an ingenious mind disposed to the art of designing. At this instant happening to have a piece of soiled paper under my band, and casting my eyes on it slighdy, I sketched something like a landscape on it, with a pencil, in order to catch some hint which might be improved into a rule. The stains, though extremely faint, appeared upon revisal to have influenced me, insensibly, in expressing the general appearance of a landscape.
This circumstance was sufficiendy striking: I mixed a tint with ink and water, just strong enough to mark the paper; and having hastily made some rude forms with it, (which, when dry, seemed as if they would answer the Saille purpose to which I had applied the accidental stains of the 'forementioned piece of paper) I laid it, together with a few short hints of my intention, before the pupil, who instandy improved the blot, as it may be called, into an intelligible sketch, and from that time made such progress in composition, as fully answered my most sanguine expectations from the experiment. After a long rime making these hints for composition with light ink, the method was improved by making them with black ink ; and the sketches from these are produced by tracing them on transparent paper.
Alexander Cozens, A New Method of Assisting the Invention in Drawing Original Composition of Landscape, 1785
Chung Kuo - Cina
Soochow est une petite ville qui rappelle Venise. Ruelles étroites, petites places, ponts, canaux, maisons basses, tranquillité. Contrairement à Venise, ses habitants sourient volontiers, ils sont gentils et curieux, avec discrétion. Je me souviens de la curiosité avide, mais calme et ordonnée, d'une foule de cinq, six mille personnes assemblées devant un restaurant où nous étions en train de tourner. Lorsque je tournai la caméra vers l'extérieur en demandant de libérer la rue pendant quelques minutes, la foule, obéissante, se dissipa. Ensuite, ce fut un problème que de convaincre quelqu'un à passer pour ne pas avoir la rue déserte.
A Soochow je voulais enregistrer une bande-son avec des voix de femmes : saluts, appels, bavardages. J'ai fait part de mon intention à l'un de mes accompagnateurs. C'était quelqu'un de très poli et efficace, et il parlait parfaitement anglais. Il s'appelait Sing. Un soir, nous sommes allés chercher un endroit silencieux où effectuer l'enregistrement. Nous avons choisi une cour entourée d'immeubles à trois ou quatre étages, sur laquelle s'ouvraient un grand nombre de fenêtres éclairées et où retentissaient les échos de la radio. Mais, en réalité, ce ne fut pas un problème. Tout le monde fut invité à éteindre la radio et en quelques minutes le silence regna.
Les quatre femmes, évidemment, n'étaient pas des actrices ; elles étaient, comme on dirait chez nous, des ménagères. Elles avaient l'air éveillé, et une grande envie de se rendre utiles. Elles savaient déjà ce que je voulais. Après avoir établi quelques mouvements pour créer des plans sonores, nous commençâmes. Je ne fus pas convaincu par le premier essai. Je fis quelques commentaires et nous reprîmes. Trois ou quatre fois. A la cinquième, je n'étais toujours pas satisfait, mais je n'eus pas le courage de le dire. Pendant quelques minutes, je parlai d'autre chose. Puis je levai les yeux et je vis aux fenêtres des silhouettes de gens qui nous regardaient, se détacher sur la lumière de l'intérieur. Et tout à coup la situation me parut tellement absurde que j'éprouvai un sentiment de honte très fort. Dans ma carrière j'ai réalisé des films en français et en anglais, j'ai même dirigé un marin turc et je ne me suis jamais senti mal à l'aise. Mais diriger dans une langue qui n'a jamais, dans aucun mot, un son ou une tonalité qui ressemble à la nôtre est non seulement absurde, mais décourageant. Je regardai mon technicien du son qui s'affairait avec son Nagra. Je regardai mon interprète, qui souriait, comme toujours. Je regardai les femmes et je leur dis que ça allait. Elles me semblèrent très contentes.
Maintenant, cependant, je peux l'avouer : je n'étais pas content. Il me semblait que les quatre femmes, en rajoutaient pour me seconder, perdant ainsi tout naturel, et que, comme les acteurs consommés elles parlaient avec une certaine affectation. En chinois, mais avec affectation.
Le Honan est une province située presque au centre de la Chine. Elle est connue par son système d'irrigation artificielle construit au prix d'un travail manuel énorme, qui a permis à l'ensemble de la région de devenir une des plus fertiles du pays. Lorsqu'on y arrive par le train, on peut admirer une campagne très belle et très douce, interrompue de temps en temps par le miroitement des rizières. Il n'y a pas un mètre carré qui ne soit cultivé.
La ville où nous avons logé s'appelle Linshien : c'est une petite ville, vivante et laborieuse, où, contrairement aux villes du Nord dont les maisons sont renfermées dans des cours, la vie se déroule à l'extérieur. C'est un peu comme chez nous, dans le Sud. Personnellement, je trouve très agréable de manger assis sur une pierre en parlant avec les voisins, avec les passants, entouré d'enfants qui jouent, plutôt qu'enfermé dans une pièce, comme cela se produit dans ces villes éloignées des grands centres, mais également à la périphérie des grands centres : à Shangai, par exemple, où les deux tiers de la ville sont constitués par la banlieue.
Linshien a cet air de ville de province vieillotte qui met à l'aise. Les occidentauxvenus dans ce coin sont rares, et dans les villages éparpillés dans la campagne avoisinante, ils n'en ont jamais vus.
Nous sommes entrés dans un de ces villages avec notre caméra sur l'épaule (celle de l'opérateur, naturellement) et nous avons parcouru quelques rues. Les rues principales. Dans les autres - de petites rues étroites et suggestives, si attrayantes d'un point de vue professionel - il nous a été impossible d'entrer. Je ne sais pas si les images que nous avons tournées sauront rendre le bouleversement que provoquait notre passage: des gens, l'air ahuri, qui se cachaient dans les entrées des maisons ou fuyaient, pour revenir nous obser-ver en groupe; des visages à demi cachés, des yeux dans l'obscurité. Habituellement, en Chine les gens applaudissent les occidentaux qui passent. Là, ils étaient paralysés, ils n'osaient même pas s'approcher.
Un détail curieux : dès que le président du Comité révolutionnaire du village, qui nous avait autorisés à tourner et qui nous accompagnait en nous précédant, voyait un vieillard, il s'en approchait, lui disant de s'en aller, de se cacher.
Michelangelo Antonioni, Soochow (Chine du Sud), juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
A Soochow je voulais enregistrer une bande-son avec des voix de femmes : saluts, appels, bavardages. J'ai fait part de mon intention à l'un de mes accompagnateurs. C'était quelqu'un de très poli et efficace, et il parlait parfaitement anglais. Il s'appelait Sing. Un soir, nous sommes allés chercher un endroit silencieux où effectuer l'enregistrement. Nous avons choisi une cour entourée d'immeubles à trois ou quatre étages, sur laquelle s'ouvraient un grand nombre de fenêtres éclairées et où retentissaient les échos de la radio. Mais, en réalité, ce ne fut pas un problème. Tout le monde fut invité à éteindre la radio et en quelques minutes le silence regna.
Les quatre femmes, évidemment, n'étaient pas des actrices ; elles étaient, comme on dirait chez nous, des ménagères. Elles avaient l'air éveillé, et une grande envie de se rendre utiles. Elles savaient déjà ce que je voulais. Après avoir établi quelques mouvements pour créer des plans sonores, nous commençâmes. Je ne fus pas convaincu par le premier essai. Je fis quelques commentaires et nous reprîmes. Trois ou quatre fois. A la cinquième, je n'étais toujours pas satisfait, mais je n'eus pas le courage de le dire. Pendant quelques minutes, je parlai d'autre chose. Puis je levai les yeux et je vis aux fenêtres des silhouettes de gens qui nous regardaient, se détacher sur la lumière de l'intérieur. Et tout à coup la situation me parut tellement absurde que j'éprouvai un sentiment de honte très fort. Dans ma carrière j'ai réalisé des films en français et en anglais, j'ai même dirigé un marin turc et je ne me suis jamais senti mal à l'aise. Mais diriger dans une langue qui n'a jamais, dans aucun mot, un son ou une tonalité qui ressemble à la nôtre est non seulement absurde, mais décourageant. Je regardai mon technicien du son qui s'affairait avec son Nagra. Je regardai mon interprète, qui souriait, comme toujours. Je regardai les femmes et je leur dis que ça allait. Elles me semblèrent très contentes.
Maintenant, cependant, je peux l'avouer : je n'étais pas content. Il me semblait que les quatre femmes, en rajoutaient pour me seconder, perdant ainsi tout naturel, et que, comme les acteurs consommés elles parlaient avec une certaine affectation. En chinois, mais avec affectation.
Le Honan est une province située presque au centre de la Chine. Elle est connue par son système d'irrigation artificielle construit au prix d'un travail manuel énorme, qui a permis à l'ensemble de la région de devenir une des plus fertiles du pays. Lorsqu'on y arrive par le train, on peut admirer une campagne très belle et très douce, interrompue de temps en temps par le miroitement des rizières. Il n'y a pas un mètre carré qui ne soit cultivé.
La ville où nous avons logé s'appelle Linshien : c'est une petite ville, vivante et laborieuse, où, contrairement aux villes du Nord dont les maisons sont renfermées dans des cours, la vie se déroule à l'extérieur. C'est un peu comme chez nous, dans le Sud. Personnellement, je trouve très agréable de manger assis sur une pierre en parlant avec les voisins, avec les passants, entouré d'enfants qui jouent, plutôt qu'enfermé dans une pièce, comme cela se produit dans ces villes éloignées des grands centres, mais également à la périphérie des grands centres : à Shangai, par exemple, où les deux tiers de la ville sont constitués par la banlieue.
Linshien a cet air de ville de province vieillotte qui met à l'aise. Les occidentauxvenus dans ce coin sont rares, et dans les villages éparpillés dans la campagne avoisinante, ils n'en ont jamais vus.
Nous sommes entrés dans un de ces villages avec notre caméra sur l'épaule (celle de l'opérateur, naturellement) et nous avons parcouru quelques rues. Les rues principales. Dans les autres - de petites rues étroites et suggestives, si attrayantes d'un point de vue professionel - il nous a été impossible d'entrer. Je ne sais pas si les images que nous avons tournées sauront rendre le bouleversement que provoquait notre passage: des gens, l'air ahuri, qui se cachaient dans les entrées des maisons ou fuyaient, pour revenir nous obser-ver en groupe; des visages à demi cachés, des yeux dans l'obscurité. Habituellement, en Chine les gens applaudissent les occidentaux qui passent. Là, ils étaient paralysés, ils n'osaient même pas s'approcher.
Un détail curieux : dès que le président du Comité révolutionnaire du village, qui nous avait autorisés à tourner et qui nous accompagnait en nous précédant, voyait un vieillard, il s'en approchait, lui disant de s'en aller, de se cacher.
Michelangelo Antonioni, Soochow (Chine du Sud), juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
Chung Kuo - Cina
Le titre du film est Chung Kuo, qui signifie Chine. En réalité, je n'ai pas tourné un film sur la Chine, mais sur les chinois. Je me souviens de leur avoirdemandé, le premier jour de nos discussions, ce qui, à leur avis, symbolisait le mieux le changement qui était intervenu dans le Pays après la libération."L'homme", m'avaient-ils répondu. Nos intérêts coïncidaient donc, du moins en cela. Et c'est l'homme, plus que ses réalisations ou que le paysage, que j'ai essayé de regarder. Que ce soit clair : je considère que la structure politico-sociale de la Chine d'aujourd'hui est un modèle, peut-être inimitable, digne de l'étude la plus attentive. Mais c'est le peuple qui m'a le plus frappé. Qu'est-ce qui m'a frappé exactement chez les chinois? Leur candeur, leur vie laborieu-se, le respect mutuel?
Un jour, à Shangai, j'ai voulu voir le Huang Pu - le fleuve qui traverse la ville etqui abrite le port - du côté opposé à celui d'où je le vois habituellement. Je convainquis avec peine l'un de mes accompagnateurs de m'amener sur l'autre rive. Arrivé là-bas, je compris pourquoi il avait hésité. L'autre rive étaitoccupée par une série ininterrompue d'usines: pour arriver au fleuve, il faut traverser une de ces usines et donc demander l'autorisation du Comité révolutionnaire. Ce jour là, le seul membre du Comité présent était le vice-président : un jeune homme trapu de moins de trente ans, aux traits énergiques et auxyeux froids et pénétrants. "Cinéma ... Photos ?" observa-t-il en souriant. Il tourna le regard vers le bâtiment sombre qui nous surplombait, puis il nous regarda. "Non, non ...", dit-il. Mon accompagnateur lui expliqua que nous tra-vaillions pour la télévision italienne et que nous venions de Pékin ; j'estimais que l'autorisation de Pékin, c'est-à-dire du gouvernement, devait suffire, et je ne comprenais pas pourquoi mon accompagnateur ne se servait pas de cet argument pour forcer l'autre à céder. Mais pour eux, ce n'était pas un argument. Dans une société où la burocratie est aussi décentralisée qu'en Chine, la seule personne habilitée à prendre une décision en ce moment était ce jeune homme, et mon accompagnateur, n'insistant pas, ne faisait qu'en respecter l'autorité, la responsabilité.
Un jour, à Nankin, je vais à la poste pour envoyer un télégramme. On me donne le formulaire habituel, qui là-bas est une feuille beaucoup plus grande queles nôtres, parce que l'écriture avec les idéogrammes occupe beaucoup plus d'espace, et je commence à écrire le texte, en italien. Tout à coup je sens un poids sur mon bras droit qui m'empêche d'écrire. Je lève les yeux et je m'aperçois qu'une petite foule s'est réunie autour de moi. Beaucoup sont des enfants. Les enfants chinois sont extraordinaires et ils mériteraient un discours à part. Ceux-là montent les uns sur les autres, sur la table, entourent le formulaire de leurs têtes, leurs nez sont à deux doigts de mon stylo et ils le suivent, pendant que j'aligne horizontalement les lettres occidentales. Je ne sais décrire la stupeur qui se lit dans ces yeux. Les yeux des enfants en Chine, et souvent aussi ceux des adultes, sont toujours pleins d'émerveillement, comme ceux des nourissons qui commencent à voir.
L'employée me demande, dans un anglais hésitant, la destination du télégramme. Je lui réponds,"ltaly". Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c'est. Je le lui écris. Elle lit et court dans une autre pièce en riant. A travers la porte je la vois s'adresser aux autres employés, ma feuille à la main. Et ils se dirigent tous vers un mur où il y a une carte géographique, ils commencent à chercher et trouvent enfin l'Italie. L'un d'eux l'indique du doigt et ils éclatent tous de rire : ce pays, si petit qu'on ne le voit presque pas...
Que le plaisir soit une composante du travail est un concept qui normalement ne fait pas partie de notre idéologie. Mais s'il existe un endroit au monde où l'on peut vérifier la vérité de cette affirmation, c'est la Chine. Voir des ouvriers, hommes et femmes, qui sortent de l'usine et ne courent pas chez eux, mais s'attardent dans la cour de l'usine, assis en rond, à discuter de problèmes de travail, est un spectacle habituel. Du reste, ce sont eux les patrons de l'usine, et il m'est apparu à l'évidence que chacun en est conscient.
Il m'est arrivé de voir pareille scène, et je l'ai filmée. Ce n'était pas une scène organisée. Rien de ce que j'ai tourné en Chine n'a été organisé. Quiconque, en voyant le film, pourra remarquer sur les visages de ces filles qui discutent et lisent ensemble un journal (il n'y a qu'un homme parmi elles) non pas l'expression de quelqu'un qui est en train de faire son devoir, mais un intérêt réel et sincère, mélangé, justement de plaisir.
En observant les gens travailler, j'ai eu l'impression, que chacun accepte paisiblement la tâche qui est la sienne, même la plus pénible, avec le sentiment, profondément enraciné chez les Chinois d'aujourd'hui, de faire quelque chose d'utile pour la communauté. Au cours de mon bref séjour dans ce Pays (un peu plus d'un mois) je n'ai jamais remarqué que ce sentiment entre en conflit avec l'individualité.
Michelangelo Antonioni, De la région du Hunan (Chine centrale), juillet. Il giorno, 23 juillet 1972
Un jour, à Shangai, j'ai voulu voir le Huang Pu - le fleuve qui traverse la ville etqui abrite le port - du côté opposé à celui d'où je le vois habituellement. Je convainquis avec peine l'un de mes accompagnateurs de m'amener sur l'autre rive. Arrivé là-bas, je compris pourquoi il avait hésité. L'autre rive étaitoccupée par une série ininterrompue d'usines: pour arriver au fleuve, il faut traverser une de ces usines et donc demander l'autorisation du Comité révolutionnaire. Ce jour là, le seul membre du Comité présent était le vice-président : un jeune homme trapu de moins de trente ans, aux traits énergiques et auxyeux froids et pénétrants. "Cinéma ... Photos ?" observa-t-il en souriant. Il tourna le regard vers le bâtiment sombre qui nous surplombait, puis il nous regarda. "Non, non ...", dit-il. Mon accompagnateur lui expliqua que nous tra-vaillions pour la télévision italienne et que nous venions de Pékin ; j'estimais que l'autorisation de Pékin, c'est-à-dire du gouvernement, devait suffire, et je ne comprenais pas pourquoi mon accompagnateur ne se servait pas de cet argument pour forcer l'autre à céder. Mais pour eux, ce n'était pas un argument. Dans une société où la burocratie est aussi décentralisée qu'en Chine, la seule personne habilitée à prendre une décision en ce moment était ce jeune homme, et mon accompagnateur, n'insistant pas, ne faisait qu'en respecter l'autorité, la responsabilité.
Un jour, à Nankin, je vais à la poste pour envoyer un télégramme. On me donne le formulaire habituel, qui là-bas est une feuille beaucoup plus grande queles nôtres, parce que l'écriture avec les idéogrammes occupe beaucoup plus d'espace, et je commence à écrire le texte, en italien. Tout à coup je sens un poids sur mon bras droit qui m'empêche d'écrire. Je lève les yeux et je m'aperçois qu'une petite foule s'est réunie autour de moi. Beaucoup sont des enfants. Les enfants chinois sont extraordinaires et ils mériteraient un discours à part. Ceux-là montent les uns sur les autres, sur la table, entourent le formulaire de leurs têtes, leurs nez sont à deux doigts de mon stylo et ils le suivent, pendant que j'aligne horizontalement les lettres occidentales. Je ne sais décrire la stupeur qui se lit dans ces yeux. Les yeux des enfants en Chine, et souvent aussi ceux des adultes, sont toujours pleins d'émerveillement, comme ceux des nourissons qui commencent à voir.
L'employée me demande, dans un anglais hésitant, la destination du télégramme. Je lui réponds,"ltaly". Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c'est. Je le lui écris. Elle lit et court dans une autre pièce en riant. A travers la porte je la vois s'adresser aux autres employés, ma feuille à la main. Et ils se dirigent tous vers un mur où il y a une carte géographique, ils commencent à chercher et trouvent enfin l'Italie. L'un d'eux l'indique du doigt et ils éclatent tous de rire : ce pays, si petit qu'on ne le voit presque pas...
Que le plaisir soit une composante du travail est un concept qui normalement ne fait pas partie de notre idéologie. Mais s'il existe un endroit au monde où l'on peut vérifier la vérité de cette affirmation, c'est la Chine. Voir des ouvriers, hommes et femmes, qui sortent de l'usine et ne courent pas chez eux, mais s'attardent dans la cour de l'usine, assis en rond, à discuter de problèmes de travail, est un spectacle habituel. Du reste, ce sont eux les patrons de l'usine, et il m'est apparu à l'évidence que chacun en est conscient.
Il m'est arrivé de voir pareille scène, et je l'ai filmée. Ce n'était pas une scène organisée. Rien de ce que j'ai tourné en Chine n'a été organisé. Quiconque, en voyant le film, pourra remarquer sur les visages de ces filles qui discutent et lisent ensemble un journal (il n'y a qu'un homme parmi elles) non pas l'expression de quelqu'un qui est en train de faire son devoir, mais un intérêt réel et sincère, mélangé, justement de plaisir.
En observant les gens travailler, j'ai eu l'impression, que chacun accepte paisiblement la tâche qui est la sienne, même la plus pénible, avec le sentiment, profondément enraciné chez les Chinois d'aujourd'hui, de faire quelque chose d'utile pour la communauté. Au cours de mon bref séjour dans ce Pays (un peu plus d'un mois) je n'ai jamais remarqué que ce sentiment entre en conflit avec l'individualité.
Michelangelo Antonioni, De la région du Hunan (Chine centrale), juillet. Il giorno, 23 juillet 1972
Chung Kuo - Cina
Je n'aime pas voyager pour faire du tourisme. On arrive dans un endroit et on commence à vagabonder en suivant les indications d'un guide généralement obsolète, à téléphoner à des gens dont on a eu le numéro par des amis qui ont été dans le même endroit quelques années auparavant, parfois ces personnes sont introuvables, parfois non, et alors on se rencontre, et ils nous disent, souvent avec l'air de vouloir se débarasser de nous : vous devez voir ceci ou cela, nous y allons et nous voyons tout à travers leurs yeux,ou mieux, nous nous laissons conduire par la main pour regarder, nous nous trouvons bombardés par des impressions provenant de l'extérieur, du moins jusqu'au moment où nous commençons à choisir et à juger tout seuls ce que nous voyons. Car il arrive que chemin faisant, nous découvrons autre chose tout seuls, et c'est un premier pas en avant, et puis que nous rencontrons des gens nouveaux qui nous donnent d'autres indications, et c'est là un autre pas en avant. Peu à peu nous apprenons à ne regarder qu'avec nos yeux.
C'est aussi une façon de voyager. Moi je n'aime pas. Par dessus le marché, ça me donne du vague à l'âme. Ces mondes qu'il nous est impossible de pénétrer parce que notre seule présence suffit à en modifier le comportement, ces coquilles qui se referment devant nous pour ne laisser filtrer qu'une hospitalité courtoise et le récit, toujours subjectif, de la façon dont on vit dans la coquille.
La première image que j'ai de la Chine, c'est une dizaine de bérets rouges sur la tête d'hommes habillés de bleu qui déchargent les marchandises d'un, wagon, à la frontière de Lo Wu.
Le bleu n'est pas la couleur de l'uniforme des porteurs (en Chine, les porteurs n'existent pas ; en voyage, chacun transporte ses propres bagages), c'est la couleur dominante des vêtements des chinois : bleu, vert, gris, et plus rarement, beige. Certains bleus, certains verts délavés feraient mourir d'envie ceux qui, chez nous, aiment une élégance un peu négligée.
Les vestes ont une coupe militaire, mais sont généralement portées avec le col ouvert. Un tailleur occidental dirait qu'elles sont coupées trop large, qu'elles n'"habillent pas bien", il s'agit en effet de vêtements faits en série ; il n'y a que dans les campagnes que les vêtements sont faits à la maison, pour économiser les deux-cent lires que coûte leur confection.
Dans les campagnes, les couleurs ne sont pas non plus les mêmes. Ils utilisent beaucoup le coton brut, ou bien teint en noir pour les vieillards. Le modèle aussi est différent : il est plus démodé, les vestes ont des brandebourgs à la place des boutons, le pantalon est plus resserré vers le bas et découvre la cheville. Les femmes portent des chemises avec un col officier, boutonnées sur le côté. Selon le goût occidental, les vêtements des paysans me semblent plus beaux.
Tous les matins, entre cinq heures et demie et sept heures et demie, les routes se teintent de bleu. Des milliers, des dizaines de milliers de vestes bleues en bicyclette se rendent à leur travail, des files ininterrompues occupent toute la rue, toute la ville : on a l'impression de voir défiler sous les yeux huit cent millions de chinois bleus.
A l'Ambassade de Rome il nous avait été dit que nous devions proposer un itinéraire. C'est ainsi que dès notre première rencontre avec les fonctionnaires de la télévision chinoise à Pékin, nous avons sorti une carte sur laquelle nous avions indiqué les étapes de notre voyage imaginaire, qui devait, d'ailleurs, rester au niveau de l'imagination. C'était en effet un itinéraire idéal et, partant, absurde, dont le parcours aurait demandé au moins six mois. C'est d'ailleurs la raison qu'alléguèrent les chinois pour le rejeter. Mais ce n'était pas la vraie raison. Notre itinéraire avait déjà été fixé, et il était complètement différent. Nous en avons discuté pendant trois jours. Trois jours entiers, enfermés dans une salle de l'hôtel, assis dans des fauteuils disposés contre les murs, devant des tables basses et des tasses de thé qu'une fille passait constamment remplir. Le centre de la salle, vide, était un espace énorme qui mettait mal à l'aise, comme si les dix mille kilomètres qui séparent la Chine de l'Italie s'y trouvaient tous concentrés. Dehors, il y avait Pékin, la Chine, et moi j'éprouvais une curiosité frénétique, j'avais envie de commencer à la voir, d'aller me promener, alors que je devais rester là, à refuser leurs propositions, à en faire d'autres, à en accepter, etc., à m'épuiser à échanger arguments contre arguments.
Et puis je me suis rendu compte que même cette discussion et les visages de mes interlocuteurs, leurs soudains éclats de rire et leur façon curieuse de réagir et de s'échauffer, étaient "la Chine", et que le labyrinthe verbal et parfois jésuitique dans lequel je me sentais m'égarer était beaucoup plus "chinois"que les rues qui m'attendaient dehors, qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes des nôtres.
Ce n'est qu'après avoir atteint un certain degré de familiarité avec les Chinois que l'on peut réussir à en interpréter et à en deviner, pour autant que cela soit possible, le comportement. Parfois, leur gentillesse habituelle disparaît d'un coup, laissant la place à une dureté qui semble parfaitement implacable. Lorsqu'on est au bord de la rupture, ce sont eux mêmes qui provoquent une pause, et se représentent quelques heures après, ou le lendemain, comme si rien ne s'était passé. On pourrait croire qu'il s'agit d'une forme de jésuitisme, mais ce n'est pas cela. Il n'est pas vrai non plus que ne jamais dire non mais changer de sujet, ou rire pour dissimuler un refus, ne sont qu'une tactique. Ignorer le "non" est une loi de la pensée qualitative, c'est à dire analogique, qui est à la base du raisonnement chinois. La confrontation avec un mode de pensée quantitatif tel que le nôtre est inévitable et c'est de là que naissent toutes les incompréhensions au niveau de la logique. Je ne prétends pas que les chinois soient moins rationnels que nous. Ils le sont de façon différente. Ce fut une bataille rude et courtoise, où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Le film que j'ai tourné en Chine est le fruit de ce compromis.
Je dois ajouter que je ne suis pas convaincu qu'un compromis soit toujours réducteur par rapport au résultat imaginé. Premièrement parce que ce résultat pouvait aussi bien être une erreur, et puis, du moins dans mon cas, parcequ'aux limites imposées par le compromis je crois avoir réagi avec un acharnement encore plus grand, pour arriver, de toutes façons, à un bon résultat. Maintenant je peux affirmer que c'est là la raison de l'ardeur avec laquelle, parfois, je travaillais, qui laissait perplexes les chinois et que mes propres camarades de travail me reprochaient.
Michelangelo Antonioni, Pékin, juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
C'est aussi une façon de voyager. Moi je n'aime pas. Par dessus le marché, ça me donne du vague à l'âme. Ces mondes qu'il nous est impossible de pénétrer parce que notre seule présence suffit à en modifier le comportement, ces coquilles qui se referment devant nous pour ne laisser filtrer qu'une hospitalité courtoise et le récit, toujours subjectif, de la façon dont on vit dans la coquille.
La première image que j'ai de la Chine, c'est une dizaine de bérets rouges sur la tête d'hommes habillés de bleu qui déchargent les marchandises d'un, wagon, à la frontière de Lo Wu.
Le bleu n'est pas la couleur de l'uniforme des porteurs (en Chine, les porteurs n'existent pas ; en voyage, chacun transporte ses propres bagages), c'est la couleur dominante des vêtements des chinois : bleu, vert, gris, et plus rarement, beige. Certains bleus, certains verts délavés feraient mourir d'envie ceux qui, chez nous, aiment une élégance un peu négligée.
Les vestes ont une coupe militaire, mais sont généralement portées avec le col ouvert. Un tailleur occidental dirait qu'elles sont coupées trop large, qu'elles n'"habillent pas bien", il s'agit en effet de vêtements faits en série ; il n'y a que dans les campagnes que les vêtements sont faits à la maison, pour économiser les deux-cent lires que coûte leur confection.
Dans les campagnes, les couleurs ne sont pas non plus les mêmes. Ils utilisent beaucoup le coton brut, ou bien teint en noir pour les vieillards. Le modèle aussi est différent : il est plus démodé, les vestes ont des brandebourgs à la place des boutons, le pantalon est plus resserré vers le bas et découvre la cheville. Les femmes portent des chemises avec un col officier, boutonnées sur le côté. Selon le goût occidental, les vêtements des paysans me semblent plus beaux.
Tous les matins, entre cinq heures et demie et sept heures et demie, les routes se teintent de bleu. Des milliers, des dizaines de milliers de vestes bleues en bicyclette se rendent à leur travail, des files ininterrompues occupent toute la rue, toute la ville : on a l'impression de voir défiler sous les yeux huit cent millions de chinois bleus.
A l'Ambassade de Rome il nous avait été dit que nous devions proposer un itinéraire. C'est ainsi que dès notre première rencontre avec les fonctionnaires de la télévision chinoise à Pékin, nous avons sorti une carte sur laquelle nous avions indiqué les étapes de notre voyage imaginaire, qui devait, d'ailleurs, rester au niveau de l'imagination. C'était en effet un itinéraire idéal et, partant, absurde, dont le parcours aurait demandé au moins six mois. C'est d'ailleurs la raison qu'alléguèrent les chinois pour le rejeter. Mais ce n'était pas la vraie raison. Notre itinéraire avait déjà été fixé, et il était complètement différent. Nous en avons discuté pendant trois jours. Trois jours entiers, enfermés dans une salle de l'hôtel, assis dans des fauteuils disposés contre les murs, devant des tables basses et des tasses de thé qu'une fille passait constamment remplir. Le centre de la salle, vide, était un espace énorme qui mettait mal à l'aise, comme si les dix mille kilomètres qui séparent la Chine de l'Italie s'y trouvaient tous concentrés. Dehors, il y avait Pékin, la Chine, et moi j'éprouvais une curiosité frénétique, j'avais envie de commencer à la voir, d'aller me promener, alors que je devais rester là, à refuser leurs propositions, à en faire d'autres, à en accepter, etc., à m'épuiser à échanger arguments contre arguments.
Et puis je me suis rendu compte que même cette discussion et les visages de mes interlocuteurs, leurs soudains éclats de rire et leur façon curieuse de réagir et de s'échauffer, étaient "la Chine", et que le labyrinthe verbal et parfois jésuitique dans lequel je me sentais m'égarer était beaucoup plus "chinois"que les rues qui m'attendaient dehors, qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes des nôtres.
Ce n'est qu'après avoir atteint un certain degré de familiarité avec les Chinois que l'on peut réussir à en interpréter et à en deviner, pour autant que cela soit possible, le comportement. Parfois, leur gentillesse habituelle disparaît d'un coup, laissant la place à une dureté qui semble parfaitement implacable. Lorsqu'on est au bord de la rupture, ce sont eux mêmes qui provoquent une pause, et se représentent quelques heures après, ou le lendemain, comme si rien ne s'était passé. On pourrait croire qu'il s'agit d'une forme de jésuitisme, mais ce n'est pas cela. Il n'est pas vrai non plus que ne jamais dire non mais changer de sujet, ou rire pour dissimuler un refus, ne sont qu'une tactique. Ignorer le "non" est une loi de la pensée qualitative, c'est à dire analogique, qui est à la base du raisonnement chinois. La confrontation avec un mode de pensée quantitatif tel que le nôtre est inévitable et c'est de là que naissent toutes les incompréhensions au niveau de la logique. Je ne prétends pas que les chinois soient moins rationnels que nous. Ils le sont de façon différente. Ce fut une bataille rude et courtoise, où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Le film que j'ai tourné en Chine est le fruit de ce compromis.
Je dois ajouter que je ne suis pas convaincu qu'un compromis soit toujours réducteur par rapport au résultat imaginé. Premièrement parce que ce résultat pouvait aussi bien être une erreur, et puis, du moins dans mon cas, parcequ'aux limites imposées par le compromis je crois avoir réagi avec un acharnement encore plus grand, pour arriver, de toutes façons, à un bon résultat. Maintenant je peux affirmer que c'est là la raison de l'ardeur avec laquelle, parfois, je travaillais, qui laissait perplexes les chinois et que mes propres camarades de travail me reprochaient.
Michelangelo Antonioni, Pékin, juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
lundi 18 mai 2009
Chung Kuo - Cina
Peu de temps après mon arrivée, fin 1973, en Chine, la conjoncture politique était encore très effervescente, secouée périodiquement de campagnes portant sur un thème précis. Ces campagnes étaient relayées très fortement par la presse écrite et la radio. Les hauts-parleurs résonnaient sur notre campus dès 6 heures du matin, reprenant tel ou tel éditorial. Les thèmes explicites de ces campagnes ne semblaient pas directement liés à la réalité politique de la situation chinoise de l'époque.
Un beau matin, en couverture du Quotidien du peuple, auquel je m'étais abonné, d'énormes titres évoquaient un certain 安东尼奥尼, c'est à dire Antonioni. L'article parlait, sur toute la Une et avec un titre énorme, de son film intitulé La Chine, un vaste documentaire que j'étais allé voir quelques semaines avant de quitter la France. Le film m'avait intéressé, et j'y avais vu un catalogue de vues d'un pays peu connu que j'allais découvrir.
Tentant de décrypter l'article, je compris qu'il s'en prenait de façon violente au film d'Antonioni, le traitant de film anti-chinois. Les arguments me semblaient peu convaincants, excessifs. Les jours qui suivirent, pusieurs articles continuèrent de pilonner le film.
Au bout de quelques semaines, dans les livraisons du matin du Quotidien du peuple, ce fut une nouvelle attaque, concernant cette fois la musique. L'article, annoncé en gros titre dès la première page, s'en prenait à la "musique sans titre", "la musique occidentale sans titre". Je me souviens de la perplexité qui fut la nôtre, à tenter d'identifier ce type de musique et surtout la raison de l'ire officielle. L'ampleur que prit la campagne me poussa à approfondir la question. Les articles s'en prenaient par exemple aux symphonies de Beethoven "qui ne disent pas leur nom", contairement à La Sixième Symphonie dite La Pastorale, ou à La Cinquième, le Destin... Il s'agissait par exemple de La Huitième Symphonie de Beethoven, mais aussi de certaines oeuvres de Chopin, Liszt, etc. qui n'avaient "pas de titre", mais qui en fait, "sans dire leur nom, n'en reflétaient pas moins un contenu de classe, social, idéologique", etc.
De nouveau, l'argumentation semblait filandreuse, mais comme nous voulions à la fois essayer de savoir de quoi il retournait, et améliorer notre niveau de compréhension, nous bataillions longuement avec ces articles. Nous comprenions difficilement, et étions surpris par leur violence, surtout s'agissant de musique classique. J'allai voir un soir un de mes voisins de palier, un étudiant chinois qui apprenait le français :
- Tu as lu les journaux ces jours-ci ? Qu'est-ce que tu en penses ?
- De quoi parles-tu ?
- Tu sais, les grands articles sur Beethoven, qu'en penses-tu ?
Il m'avoua en fait ignorer tout de Beethoven et n'avoir jamais écouté sa musique. Ainsi, le plus grand journal chinois consacrait de très longs articles à un sujet complètement inconnu de la frange de la population chinoise la plus cultivée.
Les semaines passèrent, et la presse développait toujours a même campagne. Un jour, nous étions déjà au printemps, je me confiai à un étudiant chinois qui nous accompagnait à un spectacle de cirque traditionnel :
- Ces spectacles, ça me fait penser aux articles parus il y a quelques mois sur la musique classique, je ne comprends pas très bien où on veut en venir... La musique sans titre, avec titres...
J'ai gardé le souvenir précis de ce qu'il me répondit ce jour-là, avec un certain sourire :
- La musique sans titre... Crois-tu que la question soit vraiment là ?
Il entra dans la salle, moi aussi, l'obscurité se fit... et les choses commencèrent peu à peu à s'éclairer : après tout, lorsque l'on s'en prenait violemment et de front à Antonioni ou à la musique sans titre, la question était peut-être, et probablement, ailleurs.
Bien longtemps après, j'ai su qu'en fait de "musique sans titre", on voulait s'en prendre non pas à Beethoven - il ne s'agissait pas de l'interdire comme avait pu le comprendre un journaliste français, puisque de toute façon il n'était pas connu, ni même de l'interdire à la vente, puisque l'on ne trouvait pas ce genre de choses. Il s'agissait en fait de viser de façon indirecte ceux qui, au plus haut de la direction chinoise, souhaitaient ouvrir un temps soit peu le pays. En effet, les journaux chinois étaient sous l'influence de la fraction gauchiste du régime, opposée à l'artisan de cette ouverture, le Premier ministre de l'époque, Zhou Enlai : c'est lui qui avait invité non seulement des orchestres de musique classique occidentaux, qui accessoirement ont dû jouer Beethoven, Liszt et Chopin... mais aussi certains cinéastes, dont Antonioni.
Un beau matin, en couverture du Quotidien du peuple, auquel je m'étais abonné, d'énormes titres évoquaient un certain 安东尼奥尼, c'est à dire Antonioni. L'article parlait, sur toute la Une et avec un titre énorme, de son film intitulé La Chine, un vaste documentaire que j'étais allé voir quelques semaines avant de quitter la France. Le film m'avait intéressé, et j'y avais vu un catalogue de vues d'un pays peu connu que j'allais découvrir.
Tentant de décrypter l'article, je compris qu'il s'en prenait de façon violente au film d'Antonioni, le traitant de film anti-chinois. Les arguments me semblaient peu convaincants, excessifs. Les jours qui suivirent, pusieurs articles continuèrent de pilonner le film.
Au bout de quelques semaines, dans les livraisons du matin du Quotidien du peuple, ce fut une nouvelle attaque, concernant cette fois la musique. L'article, annoncé en gros titre dès la première page, s'en prenait à la "musique sans titre", "la musique occidentale sans titre". Je me souviens de la perplexité qui fut la nôtre, à tenter d'identifier ce type de musique et surtout la raison de l'ire officielle. L'ampleur que prit la campagne me poussa à approfondir la question. Les articles s'en prenaient par exemple aux symphonies de Beethoven "qui ne disent pas leur nom", contairement à La Sixième Symphonie dite La Pastorale, ou à La Cinquième, le Destin... Il s'agissait par exemple de La Huitième Symphonie de Beethoven, mais aussi de certaines oeuvres de Chopin, Liszt, etc. qui n'avaient "pas de titre", mais qui en fait, "sans dire leur nom, n'en reflétaient pas moins un contenu de classe, social, idéologique", etc.
De nouveau, l'argumentation semblait filandreuse, mais comme nous voulions à la fois essayer de savoir de quoi il retournait, et améliorer notre niveau de compréhension, nous bataillions longuement avec ces articles. Nous comprenions difficilement, et étions surpris par leur violence, surtout s'agissant de musique classique. J'allai voir un soir un de mes voisins de palier, un étudiant chinois qui apprenait le français :
- Tu as lu les journaux ces jours-ci ? Qu'est-ce que tu en penses ?
- De quoi parles-tu ?
- Tu sais, les grands articles sur Beethoven, qu'en penses-tu ?
Il m'avoua en fait ignorer tout de Beethoven et n'avoir jamais écouté sa musique. Ainsi, le plus grand journal chinois consacrait de très longs articles à un sujet complètement inconnu de la frange de la population chinoise la plus cultivée.
Les semaines passèrent, et la presse développait toujours a même campagne. Un jour, nous étions déjà au printemps, je me confiai à un étudiant chinois qui nous accompagnait à un spectacle de cirque traditionnel :
- Ces spectacles, ça me fait penser aux articles parus il y a quelques mois sur la musique classique, je ne comprends pas très bien où on veut en venir... La musique sans titre, avec titres...
J'ai gardé le souvenir précis de ce qu'il me répondit ce jour-là, avec un certain sourire :
- La musique sans titre... Crois-tu que la question soit vraiment là ?
Il entra dans la salle, moi aussi, l'obscurité se fit... et les choses commencèrent peu à peu à s'éclairer : après tout, lorsque l'on s'en prenait violemment et de front à Antonioni ou à la musique sans titre, la question était peut-être, et probablement, ailleurs.
Bien longtemps après, j'ai su qu'en fait de "musique sans titre", on voulait s'en prendre non pas à Beethoven - il ne s'agissait pas de l'interdire comme avait pu le comprendre un journaliste français, puisque de toute façon il n'était pas connu, ni même de l'interdire à la vente, puisque l'on ne trouvait pas ce genre de choses. Il s'agissait en fait de viser de façon indirecte ceux qui, au plus haut de la direction chinoise, souhaitaient ouvrir un temps soit peu le pays. En effet, les journaux chinois étaient sous l'influence de la fraction gauchiste du régime, opposée à l'artisan de cette ouverture, le Premier ministre de l'époque, Zhou Enlai : c'est lui qui avait invité non seulement des orchestres de musique classique occidentaux, qui accessoirement ont dû jouer Beethoven, Liszt et Chopin... mais aussi certains cinéastes, dont Antonioni.
Joël Bellassen
dimanche 17 mai 2009
A Note on Filming Cassis
The year was 1966. The month of July. I was visiting Jerome Hill, who had made a film about Schweitzer and, a few years later, made his masterpiece, Film Portrait. Jerome loved France, especially Provence. He loved Provence so much that he decided to buy a little spot in Cassis, which he did. He spent all his summers in Cassis. The spot he had acquired was the most unique spot in Cassis. It was a spot on which stood a little white house in which Napoleon used to stay. Later, much later, Churchill used to come there and paint. But for me, the most exciting piece of information about it was that right behind it, on a little hill, there was another spot: the studio of Seurat. From that spot Seurat watched the light changes on the bay of Cassis, and painted his incredible pointilistic canvases. Jerome’s, that is, Napoleon’s house stood on the shore of the sea. By the way, in Jerome’s house, there were several original beautiful Seurat paintings.
My window overlooked the sea. I sat in my little room, reading or writing, and looked at the sea. The sun was doing wonderful things on the surface of the sea. As the day progressed, and into the evening, and especially in the evening, as I looked at the sea, and the light, I thought I began understanding Seurat: Seurat was a realist painter. I could see from my window the same pointilistic imagery, the same play of light. It was the angle, the special angle, the special spot which Napoleon chose, and which Seurat chose, that made it so. Same as when I visited Cezanne’s studio and home, I began understanding Cezanne: he was also painting what he saw.
I decided to place my Bolex exactly at the same angle of light as Seurat’s, and film the same view, from morning till after sunset. I was curious to know or rather see how the sea was changing, as the day progressed, and if it had any information about what Seurat saw. Not having a tripod, I tied my Bolex with a string on the balcony outside my window, and began clicking, a few frames every few minutes. Very soon the string got loose and my Bolex began moving this way and that way. I thought what the heck, let it move, and I continued my single frame filming all day long and into the night. Jerome was very curious about the results of my obsession.
Later I looked at the film, and I was not sure what it told me about Seurat. But years later, Jean-Jacques Lebel, the French artist, and a good friend, who knew nothing about my intent or reasons, but who knows Cassis very well, told me how amazed he was that the film had caught the light and the colors and the textures of the painters who painted the same or similar views years and years earlier.
A footnote on Jerome’s love for Provence: when Jerome died, in 1972, in his will, he established a Camargo Foundation, operating from his Cassis home, to support exclusive research into the history, culture and language of Provence.
Jonas Mekas , August 19, 1998
My window overlooked the sea. I sat in my little room, reading or writing, and looked at the sea. The sun was doing wonderful things on the surface of the sea. As the day progressed, and into the evening, and especially in the evening, as I looked at the sea, and the light, I thought I began understanding Seurat: Seurat was a realist painter. I could see from my window the same pointilistic imagery, the same play of light. It was the angle, the special angle, the special spot which Napoleon chose, and which Seurat chose, that made it so. Same as when I visited Cezanne’s studio and home, I began understanding Cezanne: he was also painting what he saw.
I decided to place my Bolex exactly at the same angle of light as Seurat’s, and film the same view, from morning till after sunset. I was curious to know or rather see how the sea was changing, as the day progressed, and if it had any information about what Seurat saw. Not having a tripod, I tied my Bolex with a string on the balcony outside my window, and began clicking, a few frames every few minutes. Very soon the string got loose and my Bolex began moving this way and that way. I thought what the heck, let it move, and I continued my single frame filming all day long and into the night. Jerome was very curious about the results of my obsession.
Later I looked at the film, and I was not sure what it told me about Seurat. But years later, Jean-Jacques Lebel, the French artist, and a good friend, who knew nothing about my intent or reasons, but who knows Cassis very well, told me how amazed he was that the film had caught the light and the colors and the textures of the painters who painted the same or similar views years and years earlier.
A footnote on Jerome’s love for Provence: when Jerome died, in 1972, in his will, he established a Camargo Foundation, operating from his Cassis home, to support exclusive research into the history, culture and language of Provence.
Jonas Mekas , August 19, 1998
Inscription à :
Articles (Atom)