lundi 18 mai 2009

Chung Kuo - Cina

Peu de temps après mon arrivée, fin 1973, en Chine, la conjoncture politique était encore très effervescente, secouée périodiquement de campagnes portant sur un thème précis. Ces campagnes étaient relayées très fortement par la presse écrite et la radio. Les hauts-parleurs résonnaient sur notre campus dès 6 heures du matin, reprenant tel ou tel éditorial. Les thèmes explicites de ces campagnes ne semblaient pas directement liés à la réalité politique de la situation chinoise de l'époque.
Un beau matin, en couverture du Quotidien du peuple, auquel je m'étais abonné, d'énormes titres évoquaient un certain 安东尼奥尼, c'est à dire Antonioni. L'article parlait, sur toute la Une et avec un titre énorme, de son film intitulé La Chine, un vaste documentaire que j'étais allé voir quelques semaines avant de quitter la France. Le film m'avait intéressé, et j'y avais vu un catalogue de vues d'un pays peu connu que j'allais découvrir.
Tentant de décrypter l'article, je compris qu'il s'en prenait de façon violente au film d'Antonioni, le traitant de film anti-chinois. Les arguments me semblaient peu convaincants, excessifs. Les jours qui suivirent, pusieurs articles continuèrent de pilonner le film.
Au bout de quelques semaines, dans les livraisons du matin du Quotidien du peuple, ce fut une nouvelle attaque, concernant cette fois la musique. L'article, annoncé en gros titre dès la première page, s'en prenait à la "musique sans titre", "la musique occidentale sans titre". Je me souviens de la perplexité qui fut la nôtre, à tenter d'identifier ce type de musique et surtout la raison de l'ire officielle. L'ampleur que prit la campagne me poussa à approfondir la question. Les articles s'en prenaient par exemple aux symphonies de Beethoven "qui ne disent pas leur nom", contairement à La Sixième Symphonie dite La Pastorale, ou à La Cinquième, le Destin... Il s'agissait par exemple de La Huitième Symphonie de Beethoven, mais aussi de certaines oeuvres de Chopin, Liszt, etc. qui n'avaient "pas de titre", mais qui en fait, "sans dire leur nom, n'en reflétaient pas moins un contenu de classe, social, idéologique", etc.
De nouveau, l'argumentation semblait filandreuse, mais comme nous voulions à la fois essayer de savoir de quoi il retournait, et améliorer notre niveau de compréhension, nous bataillions longuement avec ces articles. Nous comprenions difficilement, et étions surpris par leur violence, surtout s'agissant de musique classique. J'allai voir un soir un de mes voisins de palier, un étudiant chinois qui apprenait le français :
- Tu as lu les journaux ces jours-ci ? Qu'est-ce que tu en penses ?
- De quoi parles-tu ?
- Tu sais, les grands articles sur Beethoven, qu'en penses-tu ?
Il m'avoua en fait ignorer tout de Beethoven et n'avoir jamais écouté sa musique. Ainsi, le plus grand journal chinois consacrait de très longs articles à un sujet complètement inconnu de la frange de la population chinoise la plus cultivée.
Les semaines passèrent, et la presse développait toujours a même campagne. Un jour, nous étions déjà au printemps, je me confiai à un étudiant chinois qui nous accompagnait à un spectacle de cirque traditionnel :
- Ces spectacles, ça me fait penser aux articles parus il y a quelques mois sur la musique classique, je ne comprends pas très bien où on veut en venir... La musique sans titre, avec titres...
J'ai gardé le souvenir précis de ce qu'il me répondit ce jour-là, avec un certain sourire :
- La musique sans titre... Crois-tu que la question soit vraiment là ?
Il entra dans la salle, moi aussi, l'obscurité se fit... et les choses commencèrent peu à peu à s'éclairer : après tout, lorsque l'on s'en prenait violemment et de front à Antonioni ou à la musique sans titre, la question était peut-être, et probablement, ailleurs.
Bien longtemps après, j'ai su qu'en fait de "musique sans titre", on voulait s'en prendre non pas à Beethoven - il ne s'agissait pas de l'interdire comme avait pu le comprendre un journaliste français, puisque de toute façon il n'était pas connu, ni même de l'interdire à la vente, puisque l'on ne trouvait pas ce genre de choses. Il s'agissait en fait de viser de façon indirecte ceux qui, au plus haut de la direction chinoise, souhaitaient ouvrir un temps soit peu le pays. En effet, les journaux chinois étaient sous l'influence de la fraction gauchiste du régime, opposée à l'artisan de cette ouverture, le Premier ministre de l'époque, Zhou Enlai : c'est lui qui avait invité non seulement des orchestres de musique classique occidentaux, qui accessoirement ont dû jouer Beethoven, Liszt et Chopin... mais aussi certains cinéastes, dont Antonioni.

Joël Bellassen