mercredi 20 mai 2009

Chung Kuo - Cina

Soochow est une petite ville qui rappelle Venise. Ruelles étroites, petites places, ponts, canaux, maisons basses, tranquillité. Contrairement à Venise, ses habitants sourient volontiers, ils sont gentils et curieux, avec discrétion. Je me souviens de la curiosité avide, mais calme et ordonnée, d'une foule de cinq, six mille personnes assemblées devant un restaurant où nous étions en train de tourner. Lorsque je tournai la caméra vers l'extérieur en demandant de libérer la rue pendant quelques minutes, la foule, obéissante, se dissipa. Ensuite, ce fut un problème que de convaincre quelqu'un à passer pour ne pas avoir la rue déserte.
A Soochow je voulais enregistrer une bande-son avec des voix de femmes : saluts, appels, bavardages. J'ai fait part de mon intention à l'un de mes accompagnateurs. C'était quelqu'un de très poli et efficace, et il parlait parfaitement anglais. Il s'appelait Sing. Un soir, nous sommes allés chercher un endroit silencieux où effectuer l'enregistrement. Nous avons choisi une cour entourée d'immeubles à trois ou quatre étages, sur laquelle s'ouvraient un grand nombre de fenêtres éclairées et où retentissaient les échos de la radio. Mais, en réalité, ce ne fut pas un problème. Tout le monde fut invité à éteindre la radio et en quelques minutes le silence regna.
Les quatre femmes, évidemment, n'étaient pas des actrices ; elles étaient, comme on dirait chez nous, des ménagères. Elles avaient l'air éveillé, et une grande envie de se rendre utiles. Elles savaient déjà ce que je voulais. Après avoir établi quelques mouvements pour créer des plans sonores, nous commençâmes. Je ne fus pas convaincu par le premier essai. Je fis quelques commentaires et nous reprîmes. Trois ou quatre fois. A la cinquième, je n'étais toujours pas satisfait, mais je n'eus pas le courage de le dire. Pendant quelques minutes, je parlai d'autre chose. Puis je levai les yeux et je vis aux fenêtres des silhouettes de gens qui nous regardaient, se détacher sur la lumière de l'intérieur. Et tout à coup la situation me parut tellement absurde que j'éprouvai un sentiment de honte très fort. Dans ma carrière j'ai réalisé des films en français et en anglais, j'ai même dirigé un marin turc et je ne me suis jamais senti mal à l'aise. Mais diriger dans une langue qui n'a jamais, dans aucun mot, un son ou une tonalité qui ressemble à la nôtre est non seulement absurde, mais décourageant. Je regardai mon technicien du son qui s'affairait avec son Nagra. Je regardai mon interprète, qui souriait, comme toujours. Je regardai les femmes et je leur dis que ça allait. Elles me semblèrent très contentes.
Maintenant, cependant, je peux l'avouer : je n'étais pas content. Il me semblait que les quatre femmes, en rajoutaient pour me seconder, perdant ainsi tout naturel, et que, comme les acteurs consommés elles parlaient avec une certaine affectation. En chinois, mais avec affectation.
Le Honan est une province située presque au centre de la Chine. Elle est connue par son système d'irrigation artificielle construit au prix d'un travail manuel énorme, qui a permis à l'ensemble de la région de devenir une des plus fertiles du pays. Lorsqu'on y arrive par le train, on peut admirer une campagne très belle et très douce, interrompue de temps en temps par le miroitement des rizières. Il n'y a pas un mètre carré qui ne soit cultivé.
La ville où nous avons logé s'appelle Linshien : c'est une petite ville, vivante et laborieuse, où, contrairement aux villes du Nord dont les maisons sont renfermées dans des cours, la vie se déroule à l'extérieur. C'est un peu comme chez nous, dans le Sud. Personnellement, je trouve très agréable de manger assis sur une pierre en parlant avec les voisins, avec les passants, entouré d'enfants qui jouent, plutôt qu'enfermé dans une pièce, comme cela se produit dans ces villes éloignées des grands centres, mais également à la périphérie des grands centres : à Shangai, par exemple, où les deux tiers de la ville sont constitués par la banlieue.
Linshien a cet air de ville de province vieillotte qui met à l'aise. Les occidentauxvenus dans ce coin sont rares, et dans les villages éparpillés dans la campagne avoisinante, ils n'en ont jamais vus.
Nous sommes entrés dans un de ces villages avec notre caméra sur l'épaule (celle de l'opérateur, naturellement) et nous avons parcouru quelques rues. Les rues principales. Dans les autres - de petites rues étroites et suggestives, si attrayantes d'un point de vue professionel - il nous a été impossible d'entrer. Je ne sais pas si les images que nous avons tournées sauront rendre le bouleversement que provoquait notre passage: des gens, l'air ahuri, qui se cachaient dans les entrées des maisons ou fuyaient, pour revenir nous obser-ver en groupe; des visages à demi cachés, des yeux dans l'obscurité. Habituellement, en Chine les gens applaudissent les occidentaux qui passent. Là, ils étaient paralysés, ils n'osaient même pas s'approcher.
Un détail curieux : dès que le président du Comité révolutionnaire du village, qui nous avait autorisés à tourner et qui nous accompagnait en nous précédant, voyait un vieillard, il s'en approchait, lui disant de s'en aller, de se cacher.

Michelangelo Antonioni, Soochow (Chine du Sud), juillet. Il giorno, 22 juillet 1972