jeudi 21 mai 2009

Le Midi

On commencera par analyser ici une gravure d'après une gouache de Pierre Antoine Baudouin, Le Midi, gravée par Emmanuel de Ghendt. Une jeune femme y est étendue sur la mousse, son ombrelle est jetée, ouverte, à sa gauche. Derrière elle, une statue : un buste représentant un jeune adolescent monté sur un socle où dansent les amours, des feuillages grimpant le long des claires-voies qui s'organisent autour d'une ouverture en cercle sembable à un œil-de-bœuf. Il est midi donc. C'est l'heure de la sieste ou de la méridienne, et pour peu qu'on oublie le riche costume de la jeune fille : perruque, corset, dentelles, jupe moirée, bracelets et rubans, on penserait aux dessins préparatoires et aux toiles élaborées de Jean-François Millet (Bergère dormant à l'ombre d'un buisson de chênes, pastel, Musée de Saint-Denis, Reims 1872-1874, ou La Méridienne, Museum of fine Arts, Boston, 1866). On serait donc près d'imaginer une série - comme il en existe de nombreuses dans l'histoire de l'art - qui, sur le thème de la sieste, du repos champêtre, irait des dessins galants du XVIII° siècle au naturalisme paysan du XIXe, sans oublier, pour la suite, les variations érotiques d'un Courbet (Le Sommeil, Musée du Petit-Palais, Paris) ou le motif repris sans cesse par Pablo Picasso du modèle au repos. À bien y regarder, le rapprochement est hasardeux et même, avouons-le, totalement faux. Rien ici qui évoque la campagne. Le décor est celui d'un jardin apprêté, dessiné, architecturé, partie sans doute d'une folie comme l'on disait alors. Aucune ouverture sur le paysage, aucune fuite vers l'horizon champêtre: aucontraire, tout concourt à donner l'impression d'un lieu fermé, d'une espèce de salon champêtre. Et, bien évidemment, il ne s'agit pas non plus d'une sieste. La jeune femme évite l'ombre ets'est alongée en pleine lumière : par une tache d'un blanc éclatant le graveur attire notre attention sur ce corps étendu, comme abandonné. Entre les feuillages obscurs, presque profonds, et ce corps baigné de lumière crue, il y a la même discordance, retenant l'attention, faisant signe au spectateur attentif, qu'entre le modèle nu et ses compagnons habillés dans le Déjeuner sur l'herbe de Manet. Tout ici veut indiquer et répète que le titre est un leurre ou plutôt que Midi est seulement là pour justifier un effet de lumière vertical et que le regard doit s'attacher en priorité à ce corps étendu artificiellement lumineux, aux blancheurs soulignées du visage, de la gorge, de la robe collée au corps, de la main droite désignant du doigt un objet tombé sur le sol : un livre ouvert, de la cuisse droite dans la ligne du corps, des pieds écartés, l'un (le gauche) tenant son escarpin en équilibre, comme s'il allait commencer un mouvement ou venait de s'arrêter, figé soudaiement dans ce mouvement même.
Le modèle a les yeux ouverts : deux points noirs dans un visage blanc de craie, la bouche à demi ouverte, en une sorte de fixité hiératique. À scruter ce visage, comme nous y invite la distribution des blancs et des noirs (c'est-à-dire le discours de la gravure lui-même), on note que le regard en est absent, situé ailleurs, ne fixant rien de précis, pas même l'amateur qui interroge l'image, en quête peut-être d'une réalité indiscernable que cette jeune femme abandonnée est seule à percevoir (son corps, est à la fois tendu, du bassin à la tête, et offert, de la ceinture aux escarpins. Une main, la gauche, est enfouie sous les jupons dont les plis, effacés par l'intensité de la lumière indiquent la trajectoire.
On a compris. À l'abri des feuillages qui grimpent le long des claires-voies, dans ce jardin aristocratique aux allures de serre, à la chaleur du soleil au zénith, cette jeune fille se caresse. La distribution des effets d'ombre et de lumière ne correspond ici à aucune volonté de réalisme : elle est incitation, insistance à regarder ce corps, à dépasser les apparences.
La main droite, de son index pointé, indique donc un objet tombé à terre. Tombé et non pas posé, comme s'il s'était brusquement échappé de la main de la lectrice, d'où sa position, debout sur la tranche, à demi ouvert, tout indiquant qu'il n'est pas un simple élément du décor mais un objet d'usage, que la ille a effectivement tenu ce livre, qu'elle l'a même lu. La façon dont il repose sur le sol prouve sans aucun doute qu'on s'est arrêté sur une page au point de laisser sa marque dans le feuilletage du volume. Voilà que tout est dit. Ce livre abandonné a aidé la jeune fille à rêver, et il n'est pas difficile d'imaginer la anture de son rêve. Les amours qui se poussent et se culbutent sur le fût de la statue nous le confirment, si nous en doutions. Tout comme le sourire ironique du jeune éphèbe qui le couronne. Il y a dans cet amour, qu'un rien rendrait faunesque, une lueur de malice qui ne peut tromper.
Car il faut examiner avec encore un peu plus de soin la gravure de Ghendt. Le bel adolescent en buste, demi-dieu, éphèbe, amour un peu vieilli mais gardant de sa jeunesse les joues rebondies, privé lui de ses bras et de ses mains, ailleurs si utiles, est réduit à son regard. La statue n'a pas les yeux vides ni même absents. Elle observe avec une attention toute particulière - qu'on suive son regard avide et amusé à la fois ! - la jeune fille pâmée, et on la croirait, cette statue, pour un peu, contemplant comme par surprise mais intensément, par l'œil-de-bœuf factice situé derrière elle, ce spectacle d'une jeune fille qui se croit seule et coupée du monde.
On ne pourra nier la construction en abîme : un livre est lu et finit par faire prendre la proie pour l'ombre, au point d'exiger la mise en œuvre de ce que Rousseau devait appeler "le dangereux supplément", mais il n'est d'érotisme que dans le corps offert en sa jouissance et regardé avec intensité, sans que le regard qui scrute soit senti, vraiment identifié, ou même perçu. La jeune fille se croit seule avec ses rêves, les vagues apaisées de son plaisir. Elle est loin de se savoir observée : à l'intérieur de la gravure, dans une mise en scène muette qui lui dérobe son intimité, de l'extérieur aussi où le spectateur joue un rôle qui n'est plus seulement esthétique.
Résumons ce que nous dit - ce que dit à celui qui la contemple - la gravure de Ghendt. Être lecteur, c'est à dire appartenir à ce moment qui précède et appelle la caresse, c'est, comme l'indiquent la position et le regard du buste, être voyeur d'un acte qui est lui-même incomplétude 0u pis-aller. On peut aller plus loin encore dans le commentaire de l'image qui s'expose. Donnons-lui le titre qu'elle mérite et qui correspond à son message: "Les effets de la lecture" ou "De l'infuence des mauvais livres". Ainsi donc une jeune fille lit en solitaire un livre pornographique et fmit, victime du désir qu'il fait naître en elle par se caresser. Nous voyons le livre abandé, la jouissance balayant le corps cambré qui vibre, ainsi que le prouvent cette rigidité inhabituelle, cette absence, cet escarpin à demi échappé de la cambrure du pied. Tout, indirectement proclame la puissance magistrale du livre et de la lecture, exaltés et magnifiés. Objet insignifiant, abandonné presque, le livre donne son sens à chacun des éléments mis en scène dans la gravure. Autant dire que la littérature n'est pas ici un vain jeu. Qui s'y livre s'y brûle, et il lui faudra joindre le geste aux mots.
Par sa composition, par la position qu'elle impose à 'amateur qui la regarde, la gravure de Ghendt renseigne sur le mécanisme produisant ce brutal effet de lecture. Tout tient au regard. Les yeux ne lisent pas, ils voient. Ce qui renseigne l'amateur, ce n'est pas une légende, ici fallacieuse, mais une mise en scène, une organisation, un tableau, le jeu d'autres regards (les putti, la statue), qui conduisent tous à un lieu unique : ce corps jouissant et surpris parce que devenu absent, indifférent au monde. L'œil-de-bœuf évoque le regard caché, indiscret, la statue inerte s'anime pour regarder, la lumière elle-même désigne ce qu'il y a à voir : la gravure est un espace scénique, un tableau de ce corps qui s'abandonne, de ce bassin tendu, de cette main dissimulée, invisible sous le drapé de la jupe mais si réellement présente pourtant au point de donner vie à cette forme inerte. Lectrice de ce Midi, lecteur de livres érotique, amateur de gravures, statue apparemment figée d'une belle tonnelle, vous voici réunis : vous êtes chacun à votre manière des voyeurs et vous racontez chacun à votre manière une même histoire. Il n'y a de jouissance procurée que par ce regard qui dérobe son secret aux corps saisis par le désir. Le Midi, par son thème, sa mse en scène, la position de regard qu'il impose à l'amateur, le prouve amplement.

Jean M. Goulemot, Ces livres qu'ont ne lit que d'une main