Revenons à vous. En vérité, vous n'avez pas choisi d'aller à NewYork.
Oui, ça m'importait peu de savoir où j'allais, du moment que je n'étais plus dans les camps.
Dans vos films, on a pourtant l'impression d'une coïncidence quasi miraculeuse entre l'âme de New York et la vôtre.
Si je restais un peu plus longtemps ici, à Caen, bientôt j'appartiendrais à Caen. Où qu'on me jette, je prends racine. C'estd'autant plus vrai pour New York que je n'avais aucun autre choix. Aujourd'hui, au moins,j'ai plusieurs endroits où aller. A l'époque, c'était différent. J'avais besoin, vraiment besoin de m'attacher, de connaître l'endroit et les gens. Mes racines se sont donc enfoncées très profondément dans New York. J'ai vécu comme un exilé qui ne veut pas passer sa vie à flotter. Je suis un exilé. C'est une part essentielle de moi...
Dans Lost Lost Lost (1976), vous parlez de votre solitude, durant les premières années à New York. A l'époque, vous viviez avec votre frère Adolfas ?
Oui et non. Nous avons vécu peut-être sept ou huit mois ensemble, puis il fut envoyé à l'armée (c'était la guerre de Corée). J'étais donc surtout seul.
L'époque où vous commencez à utiliser les clignotements lumineux correspond au moment où vous trouvez votre style?
Oui, je pense que c'est là où mon cinéma commence vraiment. A cet égard, le travail de Marie Menken fut crucial. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Kenneth Anger, Stan Brakhage et un bon nombre de cinéastes. Soit dit en passant, Marie Menken est d'origine lituanienne. Elle a grandi à Philadelphie, puis elle a déménagé à New York. Il y a une sensibilité commune.
Comment avez-vous rencontré George Maciunas ?
Très tôt. J'ai d'abord fait la connaissance de sa sœur, Nijole, qui étudiait le chant. Un jour, en 1952 ou en 1953, son frère est revenu de Pittsburg, où il faisait des études d'ingénieur, d'architecture, et d'histoire de l'art. Nous sommes devenus bons amis. En 1954, je commençais à travailler à la conception de Film Culture. J'avais besoin de quelqu'un. George m'a aidé au design et à la publication du magazine.
Quel était votre rôle dans Fluxus ?
Fluxus commence plus tard, en 1961. Bien sûr, j'y ai pris part, puisque cela se passait dans les endroits que je fréquentais. Les premières activités Fluxus avaient lieu sur la Madison Avenue. George et moi étions toujours ensemble. Je préparais des projections pour lui ; il organisait des shows, des happenings, toutes sortes de lectures, à la galerie AG. Il collaborait à Film Culture, et, moi, dès que j'avais des endroits disponibles, je l'aidais à y organiser les événements Fluxus. En1966-1967, George commença à mettre en place ce qu'on appela les « Soho cooperative buildings ». C'est là que j'ai ouvert la cinémathèque. De 1967 à 1977, presque tous les événements Fluxus avaient lieu à la cinémathèque, où George vivait. Nous étions vraiment très proches. Ce qui ne veut pas dire que j'assistais à tous les événements Fluxus, car c'était aussi une période très active de ma vie de cinéaste.
Quand avez-vous commencé à utiliser la couleur ?
Dès que j'ai pu. La limitation vient seulement du fait que c'était trop cher, trois ou quatre fois plus cher que le noir et blanc. Et j'avais très peu d'argent. C'est quand je me suis moins intéressé à la communauté lituanienne et que j'ai déménagé de Brooklyn à Manhattan, que j'ai commencé à utiliser la couleur.
Et, maintenant, la vidéo ?
Je filme maintenant plus en vidéo qu'avec la Bolex.
Cela vous plaît ?
Ce n'est pas la question. A un moment donné, j'ai eu envie de filmer la vie de famille. Or, avec la Bolex, il faut enregistrer le son séparément. En un sens, la façon dont j'utilise la Bolex est plus abstraite. Mais pas complètement, puisque je parle toujours aux gens. Le dernier film As l Was Moving ahead (2001), filmé avec la Bolex, est très fragmenté, mais il n'est pas abstrait. Je ne fais pas de films abstraits. Seulement avec la vidéo, mes plans sont beaucoup plus longs, et je suis attentif au son, c'est un outil complètement différent.
Comment est l'atmosphère de New York aujourd'hui ?
New York est constitué de vingt villes. Je n'en connais qu'une ou deux. Le East Side, et le Lower East Side. C'est une ville d'art, de musique : un monde en soi. Ces gens-là se foutent pas mal de politique, ou du 11 septembre. Ils sont complètement ailleurs.
Y a-t-il un nouveau cinéma expérimental ?
Il y en a toujours. Mais parfois je me demande si aujourd'hui Paris n'est pas plus actif que New York. Du point de vue des publications, la France est plus productive. En tout cas, il n'y a plus un centre qui domine le reste. Il est possible que nous traversions une époque plus lente, pour la vie artistique.
Propos recueillis par Mia Hansen-Loeve, au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587