Je n'aime pas voyager pour faire du tourisme. On arrive dans un endroit et on commence à vagabonder en suivant les indications d'un guide généralement obsolète, à téléphoner à des gens dont on a eu le numéro par des amis qui ont été dans le même endroit quelques années auparavant, parfois ces personnes sont introuvables, parfois non, et alors on se rencontre, et ils nous disent, souvent avec l'air de vouloir se débarasser de nous : vous devez voir ceci ou cela, nous y allons et nous voyons tout à travers leurs yeux,ou mieux, nous nous laissons conduire par la main pour regarder, nous nous trouvons bombardés par des impressions provenant de l'extérieur, du moins jusqu'au moment où nous commençons à choisir et à juger tout seuls ce que nous voyons. Car il arrive que chemin faisant, nous découvrons autre chose tout seuls, et c'est un premier pas en avant, et puis que nous rencontrons des gens nouveaux qui nous donnent d'autres indications, et c'est là un autre pas en avant. Peu à peu nous apprenons à ne regarder qu'avec nos yeux.
C'est aussi une façon de voyager. Moi je n'aime pas. Par dessus le marché, ça me donne du vague à l'âme. Ces mondes qu'il nous est impossible de pénétrer parce que notre seule présence suffit à en modifier le comportement, ces coquilles qui se referment devant nous pour ne laisser filtrer qu'une hospitalité courtoise et le récit, toujours subjectif, de la façon dont on vit dans la coquille.
La première image que j'ai de la Chine, c'est une dizaine de bérets rouges sur la tête d'hommes habillés de bleu qui déchargent les marchandises d'un, wagon, à la frontière de Lo Wu.
Le bleu n'est pas la couleur de l'uniforme des porteurs (en Chine, les porteurs n'existent pas ; en voyage, chacun transporte ses propres bagages), c'est la couleur dominante des vêtements des chinois : bleu, vert, gris, et plus rarement, beige. Certains bleus, certains verts délavés feraient mourir d'envie ceux qui, chez nous, aiment une élégance un peu négligée.
Les vestes ont une coupe militaire, mais sont généralement portées avec le col ouvert. Un tailleur occidental dirait qu'elles sont coupées trop large, qu'elles n'"habillent pas bien", il s'agit en effet de vêtements faits en série ; il n'y a que dans les campagnes que les vêtements sont faits à la maison, pour économiser les deux-cent lires que coûte leur confection.
Dans les campagnes, les couleurs ne sont pas non plus les mêmes. Ils utilisent beaucoup le coton brut, ou bien teint en noir pour les vieillards. Le modèle aussi est différent : il est plus démodé, les vestes ont des brandebourgs à la place des boutons, le pantalon est plus resserré vers le bas et découvre la cheville. Les femmes portent des chemises avec un col officier, boutonnées sur le côté. Selon le goût occidental, les vêtements des paysans me semblent plus beaux.
Tous les matins, entre cinq heures et demie et sept heures et demie, les routes se teintent de bleu. Des milliers, des dizaines de milliers de vestes bleues en bicyclette se rendent à leur travail, des files ininterrompues occupent toute la rue, toute la ville : on a l'impression de voir défiler sous les yeux huit cent millions de chinois bleus.
A l'Ambassade de Rome il nous avait été dit que nous devions proposer un itinéraire. C'est ainsi que dès notre première rencontre avec les fonctionnaires de la télévision chinoise à Pékin, nous avons sorti une carte sur laquelle nous avions indiqué les étapes de notre voyage imaginaire, qui devait, d'ailleurs, rester au niveau de l'imagination. C'était en effet un itinéraire idéal et, partant, absurde, dont le parcours aurait demandé au moins six mois. C'est d'ailleurs la raison qu'alléguèrent les chinois pour le rejeter. Mais ce n'était pas la vraie raison. Notre itinéraire avait déjà été fixé, et il était complètement différent. Nous en avons discuté pendant trois jours. Trois jours entiers, enfermés dans une salle de l'hôtel, assis dans des fauteuils disposés contre les murs, devant des tables basses et des tasses de thé qu'une fille passait constamment remplir. Le centre de la salle, vide, était un espace énorme qui mettait mal à l'aise, comme si les dix mille kilomètres qui séparent la Chine de l'Italie s'y trouvaient tous concentrés. Dehors, il y avait Pékin, la Chine, et moi j'éprouvais une curiosité frénétique, j'avais envie de commencer à la voir, d'aller me promener, alors que je devais rester là, à refuser leurs propositions, à en faire d'autres, à en accepter, etc., à m'épuiser à échanger arguments contre arguments.
Et puis je me suis rendu compte que même cette discussion et les visages de mes interlocuteurs, leurs soudains éclats de rire et leur façon curieuse de réagir et de s'échauffer, étaient "la Chine", et que le labyrinthe verbal et parfois jésuitique dans lequel je me sentais m'égarer était beaucoup plus "chinois"que les rues qui m'attendaient dehors, qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes des nôtres.
Ce n'est qu'après avoir atteint un certain degré de familiarité avec les Chinois que l'on peut réussir à en interpréter et à en deviner, pour autant que cela soit possible, le comportement. Parfois, leur gentillesse habituelle disparaît d'un coup, laissant la place à une dureté qui semble parfaitement implacable. Lorsqu'on est au bord de la rupture, ce sont eux mêmes qui provoquent une pause, et se représentent quelques heures après, ou le lendemain, comme si rien ne s'était passé. On pourrait croire qu'il s'agit d'une forme de jésuitisme, mais ce n'est pas cela. Il n'est pas vrai non plus que ne jamais dire non mais changer de sujet, ou rire pour dissimuler un refus, ne sont qu'une tactique. Ignorer le "non" est une loi de la pensée qualitative, c'est à dire analogique, qui est à la base du raisonnement chinois. La confrontation avec un mode de pensée quantitatif tel que le nôtre est inévitable et c'est de là que naissent toutes les incompréhensions au niveau de la logique. Je ne prétends pas que les chinois soient moins rationnels que nous. Ils le sont de façon différente. Ce fut une bataille rude et courtoise, où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Le film que j'ai tourné en Chine est le fruit de ce compromis.
Je dois ajouter que je ne suis pas convaincu qu'un compromis soit toujours réducteur par rapport au résultat imaginé. Premièrement parce que ce résultat pouvait aussi bien être une erreur, et puis, du moins dans mon cas, parcequ'aux limites imposées par le compromis je crois avoir réagi avec un acharnement encore plus grand, pour arriver, de toutes façons, à un bon résultat. Maintenant je peux affirmer que c'est là la raison de l'ardeur avec laquelle, parfois, je travaillais, qui laissait perplexes les chinois et que mes propres camarades de travail me reprochaient.
Michelangelo Antonioni, Pékin, juillet. Il giorno, 22 juillet 1972