Est une vicomté près de Senlis, à dix lieues de Paris, entre les chemins de Louvres et de Dammartin. Ce lieu digne de la curiosité de tout le monde réunit des sites et des paysages charmants ; on y trouve à chaque pas la nature la plus heureuse combinée avec l'art le plus caché et le mieux entendu.
On ne voit à Ermenonville que des prés, des eaux, des bois, des rochers et des fabriques ; mais ces objets, loin d'être confusément entassés, comme ils le sont d'ordinaire dans ce qu'on appelle en France jardins anglais, sont ici distincts et se font toujours valoir en se succédant ou se soutenant par l'intelligence qui y a présidé. Chaque genre n'a que desaccessoires nécessaires et analogues. On voit uniquement dans la partie nommée l'Arcadie, des cabanes simples, propres et d'un style qui rappelle l'amour antique. Ces cabanes sont soutenues et couvertes par de vieux chênes isolés, aux troncs desquels on a suspendu d'unemanière pittoresque, les prix des jeux et les dons de l'amitié des bergers.
On passe de là dans les forêts où tout est solitaire et d'une grandeur qui inspire l'effroi. Elles renferment dans un endroit retiré un temple de forme irrégulière, construit avec des arbres que l'art n'a point façonnés, couvert de chaume et dédié à la nature. Loin de là, sur une éminence que rien ne dérobe aux yeux, et qui semble vouloir commander à la plaine, est un autre temple bâti, orné de colonnes et dédié à la philosopbie moderne.
En passant de la partie des forêts dans celle du désert, la scène change totalement. On ne voit plus que de vieux genêts, des cèdres, des genévriers, de hauts sapins plantés ici et là dans les sables, des rochers énormes et quelques houx. On erre avec crainte parmi ces objets ; mais à la triste mélancolie qu'ils inspirent succède bientôt le plaisir que l'on éprouve enretrouvant sur les rochers qui bordent le grand lac le chiffre de Julie et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où était Saint Preux à Meillerie lorsqu'il les traça. Bien des personnes en les lisant ici ont versé des larmes.
Au sortir d'un désert, la plaine doit naturellement paraître belle, aussi l'est-elle beaucoup à Ermenonville. Des prés toujours verts, coupés et arrosés par une rivière large et profonde, sur laquelle sont au bout de chaque sentier des tréteaux ou des ponts d'une forme particulière, composent cette plaine. Les fabriques qu'on y trouve sont le tombeau de Laure, dont l'intérieur renferme une fontaine excellente ; un gros moulin très utile au pays, la maison d'un vigneron accompagnée d'un pressoir et entourée de vignes, enfin une très forte tour de construction ancienne, nommée la tour de Gabrielle. La distribution, les ornements, les formes extérieures et intérieures, les meubles, tout y appelle les temps d'amour et de chevalerie, et de souvenir tant à la situation du lieu, ne manque presque jamais d'inspirer des idées romanesques.
Une route couverte, étroite et solitaire, mène au verger de Clarens. Il n'est peuplé que d'arbres fruitiers, si vieux qu'ils semblent n'exister qu'afin d'attester l'époque de la création de leur espèce. Le lierre qui les couronne et les unit par des guirlandes ajoute aux sentiments religieux qu'inspire leur antiquité. Tout est tranquille dans ce séjour, l'eau y coule sans bruit ; les oiseaux, les animaux et les poissons qui l'habitent viennent à chaque instant pâturer avec confiance dans les mains qui leur présentent à manger. La fraîcheur et la solitude du verger de Clarens portent à cet état délicieux de rêverie qui fait le bonheur des âmes pures et le tourment des méchants. Peu de personnes traversent ce lieu sans s'yarrêter, même involontairement, et tous paraissent enchantés de s'y croire très éloignés des habitations ordinaires. Un moulin cache l'issue de celle-ci, on le traverse et on est surpris de se trouver à cent pas seulement du château d'Ermenonville. On y aborde par un pont, et on jouit, quand on est dans le salon principal, du spectacle ravissant de tous les arts rassemblés et des plus belles vues possibles. A droite, des eaux plates, des prairies, des troupeaux, un horizon bas et des fabriques, forment l'ensemble d'un tableau hollandais. A gauche, des cascades tombant librement parmi des rochers, des masses d'arbres de différentes formes artistement contrastées et dessinées sur un fond de bois, parmi lesquelles on aperçoit de l'architecture, donnent l'idée d'une campagne d'Italie.
C'est à Ermenonville que Jean-Jacques Rousseau est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. On peut voir son tombeau dans l'île des peupliers ; endroit délicieux et paisible, sur le petit lac près de la partie appelée l'Arcadie.
Voici l'épitaphe que lui a faite M. Ducis :
Entre ces peupliers paisibles
Repose Jean-Jacques Rousseau.
Approchez, cœurs droits et sensibles,
Votre ami dort sous ce tombeau.
M. Moreau le jeune ; dessinateur et graveur de la chambre et du cabinet du roi, a dessiné d'après nature et gravé ce tombeau, avec la vue de l'île. Ermenonville, qui n'était autrefois qu'un marais, a été arrangé par les soins et sur les dessins de M. le marquis de Girardin, maître de camp de cavalerie, qui en est propriétaire.
Antoine Nicolas Dézallier d'Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, 1779