Le titre du film est Chung Kuo, qui signifie Chine. En réalité, je n'ai pas tourné un film sur la Chine, mais sur les chinois. Je me souviens de leur avoirdemandé, le premier jour de nos discussions, ce qui, à leur avis, symbolisait le mieux le changement qui était intervenu dans le Pays après la libération."L'homme", m'avaient-ils répondu. Nos intérêts coïncidaient donc, du moins en cela. Et c'est l'homme, plus que ses réalisations ou que le paysage, que j'ai essayé de regarder. Que ce soit clair : je considère que la structure politico-sociale de la Chine d'aujourd'hui est un modèle, peut-être inimitable, digne de l'étude la plus attentive. Mais c'est le peuple qui m'a le plus frappé. Qu'est-ce qui m'a frappé exactement chez les chinois? Leur candeur, leur vie laborieu-se, le respect mutuel?
Un jour, à Shangai, j'ai voulu voir le Huang Pu - le fleuve qui traverse la ville etqui abrite le port - du côté opposé à celui d'où je le vois habituellement. Je convainquis avec peine l'un de mes accompagnateurs de m'amener sur l'autre rive. Arrivé là-bas, je compris pourquoi il avait hésité. L'autre rive étaitoccupée par une série ininterrompue d'usines: pour arriver au fleuve, il faut traverser une de ces usines et donc demander l'autorisation du Comité révolutionnaire. Ce jour là, le seul membre du Comité présent était le vice-président : un jeune homme trapu de moins de trente ans, aux traits énergiques et auxyeux froids et pénétrants. "Cinéma ... Photos ?" observa-t-il en souriant. Il tourna le regard vers le bâtiment sombre qui nous surplombait, puis il nous regarda. "Non, non ...", dit-il. Mon accompagnateur lui expliqua que nous tra-vaillions pour la télévision italienne et que nous venions de Pékin ; j'estimais que l'autorisation de Pékin, c'est-à-dire du gouvernement, devait suffire, et je ne comprenais pas pourquoi mon accompagnateur ne se servait pas de cet argument pour forcer l'autre à céder. Mais pour eux, ce n'était pas un argument. Dans une société où la burocratie est aussi décentralisée qu'en Chine, la seule personne habilitée à prendre une décision en ce moment était ce jeune homme, et mon accompagnateur, n'insistant pas, ne faisait qu'en respecter l'autorité, la responsabilité.
Un jour, à Nankin, je vais à la poste pour envoyer un télégramme. On me donne le formulaire habituel, qui là-bas est une feuille beaucoup plus grande queles nôtres, parce que l'écriture avec les idéogrammes occupe beaucoup plus d'espace, et je commence à écrire le texte, en italien. Tout à coup je sens un poids sur mon bras droit qui m'empêche d'écrire. Je lève les yeux et je m'aperçois qu'une petite foule s'est réunie autour de moi. Beaucoup sont des enfants. Les enfants chinois sont extraordinaires et ils mériteraient un discours à part. Ceux-là montent les uns sur les autres, sur la table, entourent le formulaire de leurs têtes, leurs nez sont à deux doigts de mon stylo et ils le suivent, pendant que j'aligne horizontalement les lettres occidentales. Je ne sais décrire la stupeur qui se lit dans ces yeux. Les yeux des enfants en Chine, et souvent aussi ceux des adultes, sont toujours pleins d'émerveillement, comme ceux des nourissons qui commencent à voir.
L'employée me demande, dans un anglais hésitant, la destination du télégramme. Je lui réponds,"ltaly". Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c'est. Je le lui écris. Elle lit et court dans une autre pièce en riant. A travers la porte je la vois s'adresser aux autres employés, ma feuille à la main. Et ils se dirigent tous vers un mur où il y a une carte géographique, ils commencent à chercher et trouvent enfin l'Italie. L'un d'eux l'indique du doigt et ils éclatent tous de rire : ce pays, si petit qu'on ne le voit presque pas...
Que le plaisir soit une composante du travail est un concept qui normalement ne fait pas partie de notre idéologie. Mais s'il existe un endroit au monde où l'on peut vérifier la vérité de cette affirmation, c'est la Chine. Voir des ouvriers, hommes et femmes, qui sortent de l'usine et ne courent pas chez eux, mais s'attardent dans la cour de l'usine, assis en rond, à discuter de problèmes de travail, est un spectacle habituel. Du reste, ce sont eux les patrons de l'usine, et il m'est apparu à l'évidence que chacun en est conscient.
Il m'est arrivé de voir pareille scène, et je l'ai filmée. Ce n'était pas une scène organisée. Rien de ce que j'ai tourné en Chine n'a été organisé. Quiconque, en voyant le film, pourra remarquer sur les visages de ces filles qui discutent et lisent ensemble un journal (il n'y a qu'un homme parmi elles) non pas l'expression de quelqu'un qui est en train de faire son devoir, mais un intérêt réel et sincère, mélangé, justement de plaisir.
En observant les gens travailler, j'ai eu l'impression, que chacun accepte paisiblement la tâche qui est la sienne, même la plus pénible, avec le sentiment, profondément enraciné chez les Chinois d'aujourd'hui, de faire quelque chose d'utile pour la communauté. Au cours de mon bref séjour dans ce Pays (un peu plus d'un mois) je n'ai jamais remarqué que ce sentiment entre en conflit avec l'individualité.
Michelangelo Antonioni, De la région du Hunan (Chine centrale), juillet. Il giorno, 23 juillet 1972