mercredi 23 avril 2008
Dominique Noguez
Quand j’y réfléchis, je sens que les raisons qui m’ont fait aimer passionnément cette forme de cinéma que l’on nomme pour aller vite « expérimental », c’est, premièrement, (et c’était surtout vrai dans les années 68-78...) parce que c’était un objet cinématographiquement presque inconnu, un O.C.N.I.. Ce cinéma n’avait pas la parole, il fallait donc le faire parler, commencer à réfléchir sur lui. Et comme il n’y avait rien d’écrit, il fallait aussi inventer des concepts et des termes, construire toute une critique. C’était un objet sauvage, en friche, un bel objet pour quelqu’un qui voulait faire de l’esthétique et établir une théorie des arts.
Deuxièmement, et on ne peut pas le cacher, il y avait une fascination qui venait du côté brut et audacieux, de la grande nudité -dans tous les sens du terme- de ce cinéma. Il y avait là des jeunes gens, des jeunes femmes qui se montraient à nu, (ce qui ne se faisait pas tellement dans le cinéma traditionnel) et qui se mettaient eux-même en scène, avec une grande franchise jusque dans leurs activités sexuelles. Maintenant c’est devenu assez commun, y compris en littérature, mais à l’époque ça faisait de l’effet, c’était une secousse pour un jeune bourgeois comme moi !
La troisième raison que je citerais tient au véritable plaisir que j’éprouvais à regarder ces films, à en apprécier le travail formel, un vrai travail de fignolage au photogramme près. « Arnulf Rainer » par exemple, le film de Peter Kubelka que j’avais découvert à la rue d’Ulm (29 rue d’Ulm, siège de la Cinémathèque française de 1955 à 1963. ndlr) et qui m’avait frappé par son extrême radicalité est un film réalisé à partir d’alternances de photogrammes blancs et de photogrammes noirs. L’équivalent du carré blanc sur fond blanc de Malévitch en quelque sorte. C’était très stimulant … on avait le sentiment d’avoir atteint une des limites du cinéma. Il y a même eu par la suite, des films sans projection ou encore, des films dont les éléments de la projection constituaient l’œuvre elle-même. Par exemple, le faisceau lumineux du projecteur devenait l’œuvre même du film.Ainsi, en dehors de cette radicalité, ce qui me bouleversait le plus, c’était l’énorme travail que les cinéastes devaient accomplir pour aboutir à dix secondes parfaites de cinéma … ces alternances de couleurs dans l’effet d’un clignotement ou la démultiplication de l’image sur l’écran. Enfin un travail formel qui se suffirait à lui-même, il n’y avait plus besoin de propos idéologiques ou de récit. C’est cette forte concentration d’art dans quelques secondes de cinéma qui me bouleversait. Aussi, la troisième raison rejoint-elle la première. Cette haute teneur artistique des films m’incitait à écrire sur eux. Il y avait une sorte de symbiose entre les films et l’apprenti écrivain que j’étais, et que je suis toujours. […] »
Dominique Noguez pour Court-circuit (le magazine), septembre 2005. Propos recueillis par Jean-Claude Mocik.
Deuxièmement, et on ne peut pas le cacher, il y avait une fascination qui venait du côté brut et audacieux, de la grande nudité -dans tous les sens du terme- de ce cinéma. Il y avait là des jeunes gens, des jeunes femmes qui se montraient à nu, (ce qui ne se faisait pas tellement dans le cinéma traditionnel) et qui se mettaient eux-même en scène, avec une grande franchise jusque dans leurs activités sexuelles. Maintenant c’est devenu assez commun, y compris en littérature, mais à l’époque ça faisait de l’effet, c’était une secousse pour un jeune bourgeois comme moi !
La troisième raison que je citerais tient au véritable plaisir que j’éprouvais à regarder ces films, à en apprécier le travail formel, un vrai travail de fignolage au photogramme près. « Arnulf Rainer » par exemple, le film de Peter Kubelka que j’avais découvert à la rue d’Ulm (29 rue d’Ulm, siège de la Cinémathèque française de 1955 à 1963. ndlr) et qui m’avait frappé par son extrême radicalité est un film réalisé à partir d’alternances de photogrammes blancs et de photogrammes noirs. L’équivalent du carré blanc sur fond blanc de Malévitch en quelque sorte. C’était très stimulant … on avait le sentiment d’avoir atteint une des limites du cinéma. Il y a même eu par la suite, des films sans projection ou encore, des films dont les éléments de la projection constituaient l’œuvre elle-même. Par exemple, le faisceau lumineux du projecteur devenait l’œuvre même du film.Ainsi, en dehors de cette radicalité, ce qui me bouleversait le plus, c’était l’énorme travail que les cinéastes devaient accomplir pour aboutir à dix secondes parfaites de cinéma … ces alternances de couleurs dans l’effet d’un clignotement ou la démultiplication de l’image sur l’écran. Enfin un travail formel qui se suffirait à lui-même, il n’y avait plus besoin de propos idéologiques ou de récit. C’est cette forte concentration d’art dans quelques secondes de cinéma qui me bouleversait. Aussi, la troisième raison rejoint-elle la première. Cette haute teneur artistique des films m’incitait à écrire sur eux. Il y avait une sorte de symbiose entre les films et l’apprenti écrivain que j’étais, et que je suis toujours. […] »
Dominique Noguez pour Court-circuit (le magazine), septembre 2005. Propos recueillis par Jean-Claude Mocik.
mardi 22 avril 2008
lundi 21 avril 2008
李嘉欣 Michelle Reis
Travailler avec Wong Kar-wai fut une expérience de la surprise. Sa méthode radicalement différente de tout ce qui se fait à Hong Kong, m'a ouvert les yeux. L'histoire qu'il raconte au moment du casting n'a en général rien à voir avec ce que l'on développe au tournage, où il faut alors oublier tout ce qu'on a dit auparavant. Si bien que tourner avec lui, c'est vivre un éternel recommencement. Comme si chaque scène était une histoire différente. Avant, j'occupais en majorité des rôles classiques, de princesse, de belles idiotes, tournant jusqu'à cinq films à la fois. J'étais une jeune actrice en vogue, rien d'autre.
Cahiers du cinéma, numéro hors série Made in China.
Cahiers du cinéma, numéro hors série Made in China.
張曼玉 Maggie Cheung
Etes-vous contente, soulagée ou anxieuse de présenter enfin In the mood for love ?
J'ai vu le film pour la première fois hier soir. Je me suis détestée. C'est un peu mon défaut : je ne m'aime jamais beaucoup sur l'écran. Mais je fais la part des choses : j'ai quand même apprécié le film. Et puis ce matin, je me suis réveillée très curieuse d'entendre les journalistes me donner leur point de vue. Si je me sens soulagée, c'est du fait que dans les jours qui viennent, les gens vont s'approprier un film qui a tant pesé sur mes épaules.
Est-ce le film auquel vous avez le plus donné de toute votre carrière ?
Bien sûr. Pour moi, ça représente seize mois de travail. Mais l'engagement est surtout au niveau de la méthode. On est partis de zéro. Avec aucune idée de ce que nous allions tourner. On savait seulement que ce serait un film de Wong Kar-wai, avec son équipe habituelle que je connais bien désormais et Tony et moi comme acteurs. Point barre. J'ai commencé à être impliquée dans le projet dès le départ. C'est vraiment la première fois que je travaille ainsi. D'habitude, un mois avant le tournage, j'ai un scénario très précis. Puis on tourne, tac, tac, tac, et c'est fini. Là, on n'a pas cessé de faire des détours. Pendant seize mois, ça a été des hauts et des bas. J'ai été heureuse, malheureuse, frustrée, en colère, déçue, reconnaissante, etc. Tant d'émotions différentes. J'ai aimé Wong Kar-wai, je l'ai détesté. Même chose pour tous les aspects du film : adorant mon aspect dans le film, puis le détestant. Mais tout cela a un sens, puisque j'ai le sentiment d'avoir vraiment compris mon personnage dans les deux derniers mois seulement.
Là, vous donnez raison à Wong Kar-wai d'avoir fait durer aussi longtemps le tournage.
Oui, c'est un cercle vicieux. D'un côté, j'étais furieuse qu'il prolonge encore et encore le tournage. Mais en même temps, je n'étais pas satisfaite de mon travail, donc je pouvais espérer faire mieux. Où mettre la limite ? Il y a quand même de quoi devenir dingue. Vous tournez une scène plusieurs fois, dont plusieurs bonnes. Mais il veut encore la refaire une fois de plus. Et là, il se passe quelque chose de nouveau qui le fait imaginer une bifurcation : et tout repart dans une nouvelle direction. S'il n'y avait pas eu l'échéance de Cannes, je suis sûre que nous serions encore en train de tourner. Avec un tel perfectionniste, ça peut ne jamais s'arrêter. Plus on passait de temps sur ce film, plus c'était difficile de s'arrêter. Quand vous avez déjà tourné treize mois, qu'est-ce qu'un mois de plus ? Et quand vous en avez fait quatorze, pourquoi pas quinze ?
Vous avez dû refuser beaucoup d'autres films pour rester disponible ?
Principalement des films qui ne me tenaient pas tellement à coeur. J'ai quand même eu le temps de faire un petit film rapide pendant une interruption assez longue du tournage. Ça m'a fait du bien, j'ai retrouvé un peu d'énergie pour In the mood for love.
Après seize mois avec Li-Zhen, votre personnage, vous devez bien la connaître.
C'est quelqu'un qui ne se laisse pas facilement apprivoiser. Ses robes étroites à col haut, sa coiffure précise m'ont aidée à trouver sa rigueur morale, sa rigidité. Mais j'ai mis du temps parce qu'au départ je rejetais son apparence. Je lui ai aussi trouvé une voix plus grave que ma voix habituelle. Ça lui donne une profondeur, une dimension retenue, presque secrète. On n'imagine pas cette femme en train de crier par exemple. Elle est enfermée à double tour.
Où en êtes-vous dans la relation de travail avec Wong Kar-wai ?
On en est à la compréhension et au pardon. Je lui en ai beaucoup voulu mais à l'arrivée, j'ai choisi de lui pardonner et de le supporter jusqu'à la fin du projet. Et maintenant, je sais que si l'on tourne un autre film, on perdra beaucoup moins de temps parce qu'on est arrivés à un stade de compréhension supérieur.
張曼玉 Maggie Cheung. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrocks.
J'ai vu le film pour la première fois hier soir. Je me suis détestée. C'est un peu mon défaut : je ne m'aime jamais beaucoup sur l'écran. Mais je fais la part des choses : j'ai quand même apprécié le film. Et puis ce matin, je me suis réveillée très curieuse d'entendre les journalistes me donner leur point de vue. Si je me sens soulagée, c'est du fait que dans les jours qui viennent, les gens vont s'approprier un film qui a tant pesé sur mes épaules.
Est-ce le film auquel vous avez le plus donné de toute votre carrière ?
Bien sûr. Pour moi, ça représente seize mois de travail. Mais l'engagement est surtout au niveau de la méthode. On est partis de zéro. Avec aucune idée de ce que nous allions tourner. On savait seulement que ce serait un film de Wong Kar-wai, avec son équipe habituelle que je connais bien désormais et Tony et moi comme acteurs. Point barre. J'ai commencé à être impliquée dans le projet dès le départ. C'est vraiment la première fois que je travaille ainsi. D'habitude, un mois avant le tournage, j'ai un scénario très précis. Puis on tourne, tac, tac, tac, et c'est fini. Là, on n'a pas cessé de faire des détours. Pendant seize mois, ça a été des hauts et des bas. J'ai été heureuse, malheureuse, frustrée, en colère, déçue, reconnaissante, etc. Tant d'émotions différentes. J'ai aimé Wong Kar-wai, je l'ai détesté. Même chose pour tous les aspects du film : adorant mon aspect dans le film, puis le détestant. Mais tout cela a un sens, puisque j'ai le sentiment d'avoir vraiment compris mon personnage dans les deux derniers mois seulement.
Là, vous donnez raison à Wong Kar-wai d'avoir fait durer aussi longtemps le tournage.
Oui, c'est un cercle vicieux. D'un côté, j'étais furieuse qu'il prolonge encore et encore le tournage. Mais en même temps, je n'étais pas satisfaite de mon travail, donc je pouvais espérer faire mieux. Où mettre la limite ? Il y a quand même de quoi devenir dingue. Vous tournez une scène plusieurs fois, dont plusieurs bonnes. Mais il veut encore la refaire une fois de plus. Et là, il se passe quelque chose de nouveau qui le fait imaginer une bifurcation : et tout repart dans une nouvelle direction. S'il n'y avait pas eu l'échéance de Cannes, je suis sûre que nous serions encore en train de tourner. Avec un tel perfectionniste, ça peut ne jamais s'arrêter. Plus on passait de temps sur ce film, plus c'était difficile de s'arrêter. Quand vous avez déjà tourné treize mois, qu'est-ce qu'un mois de plus ? Et quand vous en avez fait quatorze, pourquoi pas quinze ?
Vous avez dû refuser beaucoup d'autres films pour rester disponible ?
Principalement des films qui ne me tenaient pas tellement à coeur. J'ai quand même eu le temps de faire un petit film rapide pendant une interruption assez longue du tournage. Ça m'a fait du bien, j'ai retrouvé un peu d'énergie pour In the mood for love.
Après seize mois avec Li-Zhen, votre personnage, vous devez bien la connaître.
C'est quelqu'un qui ne se laisse pas facilement apprivoiser. Ses robes étroites à col haut, sa coiffure précise m'ont aidée à trouver sa rigueur morale, sa rigidité. Mais j'ai mis du temps parce qu'au départ je rejetais son apparence. Je lui ai aussi trouvé une voix plus grave que ma voix habituelle. Ça lui donne une profondeur, une dimension retenue, presque secrète. On n'imagine pas cette femme en train de crier par exemple. Elle est enfermée à double tour.
Où en êtes-vous dans la relation de travail avec Wong Kar-wai ?
On en est à la compréhension et au pardon. Je lui en ai beaucoup voulu mais à l'arrivée, j'ai choisi de lui pardonner et de le supporter jusqu'à la fin du projet. Et maintenant, je sais que si l'on tourne un autre film, on perdra beaucoup moins de temps parce qu'on est arrivés à un stade de compréhension supérieur.
張曼玉 Maggie Cheung. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrocks.
dimanche 20 avril 2008
杜十娘 Du shi niang
孤灯夜下
我独自一人坐船舱
船舱里有我杜十娘
在等着我的郎
忽听窗外
有人叫杜十娘
手扶着窗栏四处望
怎不见我的郎
啊
郎君啊
你是不是饿得慌
如果你饿得慌
对我十娘讲
十娘我给你做面汤
郎君啊
你是不是冻得慌
你要是冻得慌
对我十娘讲
十娘我给你做衣裳
啊
郎君啊
你是不是闷得慌
你要是闷得慌
对我十娘讲
十娘我为你解忧伤
郎君啊
你是不是想爹娘
你要是想爹娘
对我十娘讲
十娘我跟你回家乡
啊
郎君啊
你是不是困得慌
你要是困得慌
对我十娘讲
十娘我扶你上竹床
十娘啊杜十娘
手捧着百宝箱
纵身投进滚滚长江
再也不见我的郎
啊
我独自一人坐船舱
船舱里有我杜十娘
在等着我的郎
忽听窗外
有人叫杜十娘
手扶着窗栏四处望
怎不见我的郎
啊
郎君啊
你是不是饿得慌
如果你饿得慌
对我十娘讲
十娘我给你做面汤
郎君啊
你是不是冻得慌
你要是冻得慌
对我十娘讲
十娘我给你做衣裳
啊
郎君啊
你是不是闷得慌
你要是闷得慌
对我十娘讲
十娘我为你解忧伤
郎君啊
你是不是想爹娘
你要是想爹娘
对我十娘讲
十娘我跟你回家乡
啊
郎君啊
你是不是困得慌
你要是困得慌
对我十娘讲
十娘我扶你上竹床
十娘啊杜十娘
手捧着百宝箱
纵身投进滚滚长江
再也不见我的郎
啊
samedi 19 avril 2008
王家衛 Wong Kar-Wai
L'année prochaine, Hong-Kong va réintégrer la Chine. Qu'est-ce que ça va changer dans la vie d'un cinéaste de Hong-Kong ?
Tout le monde parle de 97. Mais le changement a déjà commencé. La psychologie des gens, les structures sociales, le cinéma ont anticipé sur ce changement politique... Depuis 1990-91, il y a eu beaucoup de coproductions entre Hong-Kong et la Chine. Tout le monde attend l'ouverture du marché chinois. Je crois que ça va nous permettre de travailler de plus en plus avec les studios chinois. Et nous allons devoir nous intéresser au marché chinois alors que jusque-là nous avions surtout des débouchés en Corée du Sud, en Malaisie, à Singapour... Personne ne sait exactement ce qui va se passer. Historiquement, Hong-Kong est une partie de la Chine. Elle a été indépendante pendant cent ans et a créé sa propre culture, qui exerce une grande influence sur toute la diaspora chinoise dans le monde. Les Chinois de l'étranger sont habitués aux dramatiques, aux films et à la musique pop cantonaise. Même à Taiwan, où l'on parle le mandarin, on préfère la musique cantonaise... Mais je pense qu'en dix ans les différences vont s'aplanir. Moi, je suis né à Shanghai, mais mon père avait un travail à Hong-Kong et en 1963, ma mère et moi l'avons rejoint là-bas. Il était prévu que mon frère et mes s'urs viennent aussi, mais la Révolution culturelle a éclaté peu après et ils ont été obligés de rester à Shanghai où ils ont connu des moments pénibles. Ma famille a été coupée en deux pendant près de vingt ans. Nous restions en contact avec eux par courrier. C'est assez étrange : nous ne nous sommes pas vus pendant des années mais nous nous écrivions chaque semaine. Nos lettres n'étaient pas censurées car nous n'abordions pas des sujets politiques, mais notre vie quotidienne, ce que nous faisions, les livres que nous lisions.
Comment se sont passées vos premières années à Hong-Kong ?
Nous n'avions aucun parent à Hong-Kong toute la famille se trouvait à Shanghai et nous ne parlions pas le cantonais (langue officielle de Hong-Kong) mais le dialecte de Shanghai. Les premières années, ça a été assez dur pour nous. Comme mon père était directeur d'un night-club, il dormait le jour et travaillait la nuit. Pendant la journée, trois ou quatre fois par semaine, ma mère m'emmenait au cinéma. Elle aimait les films occidentaux. Il y avait beaucoup de salles près de chez nous. Ensuite, nous avons déménagé à Tsimshatsui, un meilleur quartier (où se déroule l'essentiel de son film Chungking express). Nous étions locataires d'une maison, dont nous avions sous-loué plusieurs pièces, en majorité à des Cantonais : c'est ainsi que nous avons commencé à vivre parmi les gens de Hong-Kong. Il n'y avait que des adultes autour de moi, je ne me souviens pas d'autres enfants. Il y avait aussi des Indiens et des Russes dans ce quartier. Les Russes habitaient des meublés. Certains avaient fui l'URSS, d'autres venaient de Chine et parlaient très bien le mandarin (langue du nord de la Chine). Ils étaient tous soûls en permanence. On les voyait couchés par terre dans la rue. A Tsimshatsui, il y avait aussi beaucoup de salles. En dehors du cinéma hollywoodien, on pouvait voir des films français dans des petites salles, en particulier ceux d'Alain Delon.
Vous vous intéressiez aussi au cinéma chinois ?
Bien sûr. L'industrie du cinéma à Hong-Kong était intéressante parce qu'elle produisait deux sortes de films : les films mandarins, destinés à ceux qui avaient quitté la Chine après 1949, qui étaient de meilleure qualité ils se passaient toujours dans le passé, jamais dans le Hong-Kong contemporain. Et les films cantonais en partie des opéras, des comédies musicales tournés en huit ou dix jours. Habituellement, nous allions voir des films mandarins à cause de la langue. Mais à partir des années 70, il y avait tous les jours des films cantonais à la télé. Donc, même dans notre communauté d'expatriés, on connaissait bien le cinéma cantonais. En ce moment, à Hong-Kong, on tourne beaucoup de comédies qui parodient ces vieux films cantonais.
Quels étaient les genres populaires à l'époque ?
Les mélodrames, mais il y avait aussi des contes traditionnels, adaptés de l'Opéra de Pékin. Dans les années 60, mon père il était de gauche, maoïste m'emmenait voir les films de Chine populaire : des fictions ou des documentaires sur la Révolution culturelle. Lorsque j'étais enfant, je ne rêvais pas de devenir cinéaste. J'aimais bien le cinéma, point. Après le lycée, j'ai étudié le graphisme à l'école polytechnique de Hong-Kong, mais je crois que c'était une erreur car je ne connaissais ni le dessin ni l'art en général. Et puis un jour, un ami m'a appris qu'on donnait un cours pendant toute une année à la TVB, la chaîne locale de télévision, grâce auquel on pouvait devenir réalisateur de dramatiques.
Ça m'a semblé être une bonne idée... Et par la suite, j'ai pu travailler comme assistant-producteur, puis scénariste. En 82, les réalisateurs de la Nouvelle Vague de Hong-Kong, qui venaient pour la plupart de la télévision, ont commencé à faire des films pour le cinéma. Et beaucoup de gens comme moi les ont suivis. C'est ainsi que je suis devenu scénariste pour le cinéma. En 82, la mode était aux comédies. Je travaillais alors pour Cinema City, la plus importante compagnie du moment. On était six ou sept dans une pièce, payés pour trouver des idées, des gags. Seul le plus ancien d'entre nous avait la possibilité d'écrire un scénario. J'ai passé trois-quatre ans à écrire des comédies parce que c'était ce qui marchait à l'époque. Après, avec le succès d'A Better tomorrow (de John Woo), tout le monde s'est mis à faire des polars.
Vers cette époque, vous avez travaillé avec Patrick Tam, un des cinéastes de la Nouvelle Vague de Hong-Kong.
Pendant deux ans. Il m'a beaucoup appris sur le montage, sur l'aspect visuel des choses. J'ai écrit plusieurs scénarios pour lui, notamment un film de gangsters. Tout en restant dans le genre, Patrick voulait faire quelque chose de différent par rapport à des films comme A Better tomorrow. Il ne voulait pas de héros, mais des anti-héros. J'avais écrit une trilogie sur deux gangsters minables : on les voit adolescents, à 20 ans, à 30 ans... Et puis, en 88, un producteur m'a offert de tourner un film. Il fallait que ce soit un policier c'était le genre qui marchait et une bonne manière de faire ses classes. J'ai repris la première partie de la trilogie que j'avais écrite pour Patrick Tam, qui est devenue As tears go by (1989). A cette époque, MTV devenait très populaire à Hong-Kong, alors j'ai décidé de faire un film policier dans le style des clips de MTV.
Vous avez pris beaucoup de risques avec Nos années sauvages. Cela n'a-t-il pas été difficile de convaincre un producteur de faire un film intimiste, à l'européenne ?
Non, parce que mon premier film avait eu beaucoup de succès aussi bien sur le plan commercial que sur le plan critique. Le producteur qui avait produit As tears go by m'a donc donné carte blanche. Quand j'ai commencé le tournage de Nos années sauvages, beaucoup de rumeurs couraient sur moi. On disait que je faisais des choses étranges. Les acteurs principaux du film étaient de très grosses stars à Hong-Kong à l'époque et ils étaient étonnés de voir ma manière de les diriger. Je leur demandais par exemple de dire leur texte en regardant la caméra... Quand Nos années sauvages est sorti à Hong-Kong, fin 90, il n'a pas marché, malgré de très bonnes critiques.
Votre manière d'isoler les personnages du reste du monde est très curieuse dans le film : on voit très peu les passants et la vie urbaine. Cela renforce l'impression d'irréalité du film.
Pour moi, c'est comme une pièce de théâtre : scène 1, scène 2, scène 3... Mais il y a aussi une raison pratique à cela. Il était difficile et très cher de tourner un film situé en 1960 avec une vision panoramique sur la ville. D'autre part, mon but n'était pas vraiment de reconstituer les années 60. Il m'importait plus de traduire les différences entre six personnages issus de deux classes sociales différentes. Le personnage joué par Leslie Cheung est originaire de Shanghai. Il a une vie confortable, raffinée. Le policier, Andy Lau, est d'origine cantonaise, il est plus terre à terre... Aujourd'hui, on ne peut plus voir la différence entre Cantonais et Shanghaïens parce que tout le monde parle bien cantonais l'origine n'a plus d'importance. Mais dans les années 60, à Hong-Kong, les Shanghaïens issus de la vague d'immigration de 1949 ne parlaient pas bien le cantonais et restaient entre eux. Les Cantonais disent que les Shanghaïens sont des gens superficiels et qu'ils sont très bons pour le business. Et les Shanghaïens pensent que les Cantonais sont très grossiers et vulgaires.
La fin du film aux Philippines est assez surprenante.
Pour moi, la partie philippine du film est comme un rêve... Comme il n'y avait plus assez d'argent, le producteur ne nous a laissés tourner qu'une semaine là-bas. J'ai dû supprimer beaucoup de choses prévues et il nous a fallu tourner 24 heures sur 24 avec deux équipes. Mais en tant que réalisateur, j'étais toujours sur la brèche je ne pouvais dormir que pendant le trajet entre un lieu de tournage et le suivant. Alors je somnolais tout le temps. Quand on a tourné la scène de la discussion entre Andy Lau et Leslie Cheung dans une chambre d'hôtel de Manille, je n'ai pu diriger qu'un seul plan et je me suis endormi. Les techniciens me réveillaient régulièrement pour me demander si les prises étaient bonnes (rires)...
Vous avez ensuite tourné Les Cendres du temps, un film de cape et d'épée, un "wu xia pian", comme on en tournait à la chaîne à Hong-Kong dans les années 70.
Le wu xia pian est redevenu populaire au début des années 90. Après l'échec commercial de Nos années sauvages, j'avais du mal à trouver un producteur. Mais en 92, on m'a proposé de faire un wu xia pian, alors j'ai sauté sur l'occasion. Tourner wu xia pian revient très cher, et de nos jours un cinéaste n'a pas souvent la chance d'en faire un. J'ai essayé de me démarquer complètement du genre tout en introduisant dans ce film adapté d'un roman très connu, L'Archer valeureux de Jin Yong tout ce que je savais du wu xia pian. J'ai demandé à Samo Hung (célèbre directeur de scènes d'action du cinéma de kung-fu) de chorégraphier les combats de différentes façons. C'est un mélange de wu xia pian traditionnel et de western. Je me suis inspiré des films de Sergio Leone et de Sam Peckinpah et j'ai utilisé une musique à la Ennio Morricone. La bande-son comptait autant que les images parce que j'ai découvert le wu xia pian dans mon enfance par des feuilletons que j'écoutais à la radio, et non pas par des livres ou des films. C'est pour cette raison qu'il y a beaucoup de voix off dans Les Cendres du temps.
Vous avez tourné ce film en Chine populaire. Etait-ce très différent de ce que vous aviez connu à Hong-Kong ?
Les Cendres du temps est un film d'extérieurs. Jusque-là, je n'avais tourné que dans des villes, souvent dans des lieux clos. J'ai dû affronter pour la première fois l'espace naturel, le désert. Pour moi, le désert est aussi un lieu clos. On ne pouvait pas aussi bien contrôler la lumière et on dépendait du soleil, des nuages et du vent. Nous avons tourné dans le nord de la Chine, pas loin de Xian et de la Grande Muraille, près d'une petite ville nommée Yi-ling. Un endroit unique, magnifique. Une oasis en plein désert, où l'on a réussi à faire pousser beaucoup d'arbres pour se protéger du vent c'est ainsi qu'on peut y trouver des palmiers.
On dit que vous avez enchaîné avec Chungking express (1994) avant même de terminer Les Cendres du temps.
En fait, on venait juste de terminer le montage. Mais nous étions en stand by. Nous devions attendre le Festival de Venise qui avait lieu deux mois et demi plus tard. Je me suis donc dit "Autant faire un film pendant ce temps." Mon idée était de tourner une sorte de film de vacances, quelque chose de très simple, de très direct, à la manière d'un film d'étudiant, sans grande préparation, sans décors, avec une petite équipe... L'expérience des Cendres du temps avait été trop lourde pour moi c'était la première fois que j'assumais la production d'un de mes films : je devais m'occuper de tout, des acteurs, de l'équipe, du budget... Le tournage avait été tellement compliqué que je voulais faire autre chose, retrouver une certaine spontanéité. Parce que je crois qu'il vaut mieux ne pas trop réfléchir quand on fait des films.
On imagine mal un cinéaste européen, ou même américain, tournant un nouveau film pour se reposer du précédent.
J'en avais besoin. Si j'avais attendu, la fois suivante, je me serais encore lancé dans un gros film du style Les Cendres du temps. Je voulais changer de tempo. Et puis les membres de mon équipe s'étaient habitués à la lenteur du tournage des Cendres du temps. Ils devenaient très méticuleux : pour bouger un objet comme ce cendrier, ils s'y prenaient à deux fois, pesaient le pour et le contre (rires)... Avec Chungking express, on n'avait pas le temps de fignoler, on tournait ça comme un reportage de CNN. L'énergie est une chose primordiale.
王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Sophie Bonnet réalisé le 6 mars 1996 pour les inrocks.
Tout le monde parle de 97. Mais le changement a déjà commencé. La psychologie des gens, les structures sociales, le cinéma ont anticipé sur ce changement politique... Depuis 1990-91, il y a eu beaucoup de coproductions entre Hong-Kong et la Chine. Tout le monde attend l'ouverture du marché chinois. Je crois que ça va nous permettre de travailler de plus en plus avec les studios chinois. Et nous allons devoir nous intéresser au marché chinois alors que jusque-là nous avions surtout des débouchés en Corée du Sud, en Malaisie, à Singapour... Personne ne sait exactement ce qui va se passer. Historiquement, Hong-Kong est une partie de la Chine. Elle a été indépendante pendant cent ans et a créé sa propre culture, qui exerce une grande influence sur toute la diaspora chinoise dans le monde. Les Chinois de l'étranger sont habitués aux dramatiques, aux films et à la musique pop cantonaise. Même à Taiwan, où l'on parle le mandarin, on préfère la musique cantonaise... Mais je pense qu'en dix ans les différences vont s'aplanir. Moi, je suis né à Shanghai, mais mon père avait un travail à Hong-Kong et en 1963, ma mère et moi l'avons rejoint là-bas. Il était prévu que mon frère et mes s'urs viennent aussi, mais la Révolution culturelle a éclaté peu après et ils ont été obligés de rester à Shanghai où ils ont connu des moments pénibles. Ma famille a été coupée en deux pendant près de vingt ans. Nous restions en contact avec eux par courrier. C'est assez étrange : nous ne nous sommes pas vus pendant des années mais nous nous écrivions chaque semaine. Nos lettres n'étaient pas censurées car nous n'abordions pas des sujets politiques, mais notre vie quotidienne, ce que nous faisions, les livres que nous lisions.
Comment se sont passées vos premières années à Hong-Kong ?
Nous n'avions aucun parent à Hong-Kong toute la famille se trouvait à Shanghai et nous ne parlions pas le cantonais (langue officielle de Hong-Kong) mais le dialecte de Shanghai. Les premières années, ça a été assez dur pour nous. Comme mon père était directeur d'un night-club, il dormait le jour et travaillait la nuit. Pendant la journée, trois ou quatre fois par semaine, ma mère m'emmenait au cinéma. Elle aimait les films occidentaux. Il y avait beaucoup de salles près de chez nous. Ensuite, nous avons déménagé à Tsimshatsui, un meilleur quartier (où se déroule l'essentiel de son film Chungking express). Nous étions locataires d'une maison, dont nous avions sous-loué plusieurs pièces, en majorité à des Cantonais : c'est ainsi que nous avons commencé à vivre parmi les gens de Hong-Kong. Il n'y avait que des adultes autour de moi, je ne me souviens pas d'autres enfants. Il y avait aussi des Indiens et des Russes dans ce quartier. Les Russes habitaient des meublés. Certains avaient fui l'URSS, d'autres venaient de Chine et parlaient très bien le mandarin (langue du nord de la Chine). Ils étaient tous soûls en permanence. On les voyait couchés par terre dans la rue. A Tsimshatsui, il y avait aussi beaucoup de salles. En dehors du cinéma hollywoodien, on pouvait voir des films français dans des petites salles, en particulier ceux d'Alain Delon.
Vous vous intéressiez aussi au cinéma chinois ?
Bien sûr. L'industrie du cinéma à Hong-Kong était intéressante parce qu'elle produisait deux sortes de films : les films mandarins, destinés à ceux qui avaient quitté la Chine après 1949, qui étaient de meilleure qualité ils se passaient toujours dans le passé, jamais dans le Hong-Kong contemporain. Et les films cantonais en partie des opéras, des comédies musicales tournés en huit ou dix jours. Habituellement, nous allions voir des films mandarins à cause de la langue. Mais à partir des années 70, il y avait tous les jours des films cantonais à la télé. Donc, même dans notre communauté d'expatriés, on connaissait bien le cinéma cantonais. En ce moment, à Hong-Kong, on tourne beaucoup de comédies qui parodient ces vieux films cantonais.
Quels étaient les genres populaires à l'époque ?
Les mélodrames, mais il y avait aussi des contes traditionnels, adaptés de l'Opéra de Pékin. Dans les années 60, mon père il était de gauche, maoïste m'emmenait voir les films de Chine populaire : des fictions ou des documentaires sur la Révolution culturelle. Lorsque j'étais enfant, je ne rêvais pas de devenir cinéaste. J'aimais bien le cinéma, point. Après le lycée, j'ai étudié le graphisme à l'école polytechnique de Hong-Kong, mais je crois que c'était une erreur car je ne connaissais ni le dessin ni l'art en général. Et puis un jour, un ami m'a appris qu'on donnait un cours pendant toute une année à la TVB, la chaîne locale de télévision, grâce auquel on pouvait devenir réalisateur de dramatiques.
Ça m'a semblé être une bonne idée... Et par la suite, j'ai pu travailler comme assistant-producteur, puis scénariste. En 82, les réalisateurs de la Nouvelle Vague de Hong-Kong, qui venaient pour la plupart de la télévision, ont commencé à faire des films pour le cinéma. Et beaucoup de gens comme moi les ont suivis. C'est ainsi que je suis devenu scénariste pour le cinéma. En 82, la mode était aux comédies. Je travaillais alors pour Cinema City, la plus importante compagnie du moment. On était six ou sept dans une pièce, payés pour trouver des idées, des gags. Seul le plus ancien d'entre nous avait la possibilité d'écrire un scénario. J'ai passé trois-quatre ans à écrire des comédies parce que c'était ce qui marchait à l'époque. Après, avec le succès d'A Better tomorrow (de John Woo), tout le monde s'est mis à faire des polars.
Vers cette époque, vous avez travaillé avec Patrick Tam, un des cinéastes de la Nouvelle Vague de Hong-Kong.
Pendant deux ans. Il m'a beaucoup appris sur le montage, sur l'aspect visuel des choses. J'ai écrit plusieurs scénarios pour lui, notamment un film de gangsters. Tout en restant dans le genre, Patrick voulait faire quelque chose de différent par rapport à des films comme A Better tomorrow. Il ne voulait pas de héros, mais des anti-héros. J'avais écrit une trilogie sur deux gangsters minables : on les voit adolescents, à 20 ans, à 30 ans... Et puis, en 88, un producteur m'a offert de tourner un film. Il fallait que ce soit un policier c'était le genre qui marchait et une bonne manière de faire ses classes. J'ai repris la première partie de la trilogie que j'avais écrite pour Patrick Tam, qui est devenue As tears go by (1989). A cette époque, MTV devenait très populaire à Hong-Kong, alors j'ai décidé de faire un film policier dans le style des clips de MTV.
Vous avez pris beaucoup de risques avec Nos années sauvages. Cela n'a-t-il pas été difficile de convaincre un producteur de faire un film intimiste, à l'européenne ?
Non, parce que mon premier film avait eu beaucoup de succès aussi bien sur le plan commercial que sur le plan critique. Le producteur qui avait produit As tears go by m'a donc donné carte blanche. Quand j'ai commencé le tournage de Nos années sauvages, beaucoup de rumeurs couraient sur moi. On disait que je faisais des choses étranges. Les acteurs principaux du film étaient de très grosses stars à Hong-Kong à l'époque et ils étaient étonnés de voir ma manière de les diriger. Je leur demandais par exemple de dire leur texte en regardant la caméra... Quand Nos années sauvages est sorti à Hong-Kong, fin 90, il n'a pas marché, malgré de très bonnes critiques.
Votre manière d'isoler les personnages du reste du monde est très curieuse dans le film : on voit très peu les passants et la vie urbaine. Cela renforce l'impression d'irréalité du film.
Pour moi, c'est comme une pièce de théâtre : scène 1, scène 2, scène 3... Mais il y a aussi une raison pratique à cela. Il était difficile et très cher de tourner un film situé en 1960 avec une vision panoramique sur la ville. D'autre part, mon but n'était pas vraiment de reconstituer les années 60. Il m'importait plus de traduire les différences entre six personnages issus de deux classes sociales différentes. Le personnage joué par Leslie Cheung est originaire de Shanghai. Il a une vie confortable, raffinée. Le policier, Andy Lau, est d'origine cantonaise, il est plus terre à terre... Aujourd'hui, on ne peut plus voir la différence entre Cantonais et Shanghaïens parce que tout le monde parle bien cantonais l'origine n'a plus d'importance. Mais dans les années 60, à Hong-Kong, les Shanghaïens issus de la vague d'immigration de 1949 ne parlaient pas bien le cantonais et restaient entre eux. Les Cantonais disent que les Shanghaïens sont des gens superficiels et qu'ils sont très bons pour le business. Et les Shanghaïens pensent que les Cantonais sont très grossiers et vulgaires.
La fin du film aux Philippines est assez surprenante.
Pour moi, la partie philippine du film est comme un rêve... Comme il n'y avait plus assez d'argent, le producteur ne nous a laissés tourner qu'une semaine là-bas. J'ai dû supprimer beaucoup de choses prévues et il nous a fallu tourner 24 heures sur 24 avec deux équipes. Mais en tant que réalisateur, j'étais toujours sur la brèche je ne pouvais dormir que pendant le trajet entre un lieu de tournage et le suivant. Alors je somnolais tout le temps. Quand on a tourné la scène de la discussion entre Andy Lau et Leslie Cheung dans une chambre d'hôtel de Manille, je n'ai pu diriger qu'un seul plan et je me suis endormi. Les techniciens me réveillaient régulièrement pour me demander si les prises étaient bonnes (rires)...
Vous avez ensuite tourné Les Cendres du temps, un film de cape et d'épée, un "wu xia pian", comme on en tournait à la chaîne à Hong-Kong dans les années 70.
Le wu xia pian est redevenu populaire au début des années 90. Après l'échec commercial de Nos années sauvages, j'avais du mal à trouver un producteur. Mais en 92, on m'a proposé de faire un wu xia pian, alors j'ai sauté sur l'occasion. Tourner wu xia pian revient très cher, et de nos jours un cinéaste n'a pas souvent la chance d'en faire un. J'ai essayé de me démarquer complètement du genre tout en introduisant dans ce film adapté d'un roman très connu, L'Archer valeureux de Jin Yong tout ce que je savais du wu xia pian. J'ai demandé à Samo Hung (célèbre directeur de scènes d'action du cinéma de kung-fu) de chorégraphier les combats de différentes façons. C'est un mélange de wu xia pian traditionnel et de western. Je me suis inspiré des films de Sergio Leone et de Sam Peckinpah et j'ai utilisé une musique à la Ennio Morricone. La bande-son comptait autant que les images parce que j'ai découvert le wu xia pian dans mon enfance par des feuilletons que j'écoutais à la radio, et non pas par des livres ou des films. C'est pour cette raison qu'il y a beaucoup de voix off dans Les Cendres du temps.
Vous avez tourné ce film en Chine populaire. Etait-ce très différent de ce que vous aviez connu à Hong-Kong ?
Les Cendres du temps est un film d'extérieurs. Jusque-là, je n'avais tourné que dans des villes, souvent dans des lieux clos. J'ai dû affronter pour la première fois l'espace naturel, le désert. Pour moi, le désert est aussi un lieu clos. On ne pouvait pas aussi bien contrôler la lumière et on dépendait du soleil, des nuages et du vent. Nous avons tourné dans le nord de la Chine, pas loin de Xian et de la Grande Muraille, près d'une petite ville nommée Yi-ling. Un endroit unique, magnifique. Une oasis en plein désert, où l'on a réussi à faire pousser beaucoup d'arbres pour se protéger du vent c'est ainsi qu'on peut y trouver des palmiers.
On dit que vous avez enchaîné avec Chungking express (1994) avant même de terminer Les Cendres du temps.
En fait, on venait juste de terminer le montage. Mais nous étions en stand by. Nous devions attendre le Festival de Venise qui avait lieu deux mois et demi plus tard. Je me suis donc dit "Autant faire un film pendant ce temps." Mon idée était de tourner une sorte de film de vacances, quelque chose de très simple, de très direct, à la manière d'un film d'étudiant, sans grande préparation, sans décors, avec une petite équipe... L'expérience des Cendres du temps avait été trop lourde pour moi c'était la première fois que j'assumais la production d'un de mes films : je devais m'occuper de tout, des acteurs, de l'équipe, du budget... Le tournage avait été tellement compliqué que je voulais faire autre chose, retrouver une certaine spontanéité. Parce que je crois qu'il vaut mieux ne pas trop réfléchir quand on fait des films.
On imagine mal un cinéaste européen, ou même américain, tournant un nouveau film pour se reposer du précédent.
J'en avais besoin. Si j'avais attendu, la fois suivante, je me serais encore lancé dans un gros film du style Les Cendres du temps. Je voulais changer de tempo. Et puis les membres de mon équipe s'étaient habitués à la lenteur du tournage des Cendres du temps. Ils devenaient très méticuleux : pour bouger un objet comme ce cendrier, ils s'y prenaient à deux fois, pesaient le pour et le contre (rires)... Avec Chungking express, on n'avait pas le temps de fignoler, on tournait ça comme un reportage de CNN. L'énergie est une chose primordiale.
王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Sophie Bonnet réalisé le 6 mars 1996 pour les inrocks.
王家衛 Wong Kar-Wai
Vous n'aviez pas de script quand vous avez commencé à tourner : pourquoi cette méthode de travail ?
Tout simplement parce que je déteste écrire ! Donc, je pars d'une idée en l'occurrence, mon enfance à Hong-Kong au début des années 60 , je fais mes repérages et, quand tout le monde est sur le plateau, là je suis bien obligé de m'asseoir à mon bureau ! Si je n'ai pas cette pression, je préfère aller prendre un verre. Ce qui ne veut pas dire que je ne travaille pas : In the mood for love est un film sur lequel je n'ai jamais cessé de chercher. Si je fais des films, c'est que j'ai passé beaucoup de temps au cinéma avec ma mère. Je suis arrivé à Hong-Kong à 5 ans, où j'ai découvert le cinéma tout d'un coup, et j'ai été submergé de sensations. Retrouver ces sensations, les capturer, et les partager avec le public, est ma seule motivation en tant que metteur en scène.
Comment arrivez-vous à convaincre toute une équipe et toute une production à vous suivre ainsi sur un tournage sans cesse prolongé ?
J'ai beaucoup de chance. Je travaille avec mon équipe depuis mon premier film. Nous avons une façon de travailler très organique. Il ne s'agit pas pour les uns et les autres de rendre des comptes au scénario ou au réalisateur. Non, chacun crée à son niveau. Je suis juste un chef de bande : je rassemble tout.
Mesurez-vous l'engagement de vos acteurs Maggie Cheung et Tony Leung ?
Bien sûr, je leur suis très reconnaissant. Ils ont passé seize mois chacun sur ce film. C'est exceptionnel. Et en plus, ils ont dû accepter cette méthode de travail très particulière, sans scénario, en cherchant au jour le jour, parfois à tâtons. C'était pénible pour eux.
Sur un tournage aussi long, comment garder la cohérence du projet ?
Je savais qu'au fond la cohérence était dans ma tête. C'était la seule chose à se dire. Les gens pensaient que je perdais mon temps. Mais il faut parfois faire des détours pour arriver au but qu'on s'est fixé. La plupart du temps, je savais exactement où j'allais, mais j'ai essayé plusieurs chemins. Par exemple, j'aurais pu mettre Angkor au début du film et finir à Singapour. On aurait pu aussi finir à Hong-Kong. Ce n'est qu'une question de structure. J'ai beaucoup cherché. La structure du film telle qu'elle est aujourd'hui est, à mes yeux, proche de la perfection.
Pourquoi Angkor ?
Angkor est une sortie. Il fallait trouver un lieu qui porte un poids en lui-même. Ça devait décoller du strict cadre de la relation amoureuse. Il se passe tant de choses sur cette terre. Leur histoire n'est qu'un petit incident. C'est pourquoi il faut apporter une distance : Angkor était parfait. Mais c'est plus mental que pittoresque. Puis il a fallu trouver une raison pour que le personnage de Tony, qui est journaliste, se retrouve là. D'où les images documentaires avec De Gaulle.
Cette fin évoque Antonioni : était-ce conscient ?
Il se trouve qu'Antonioni est l'un de mes cinéastes préférés. Ce n'était pas réfléchi, mais c'est vrai que quand j'ai tourné les scènes à Angkor, les lieux m'ont rappelé certains films d'Antonioni. Mais j'ai aussi pensé à Robert Bresson pendant les scènes de bureau. Une mise en scène très minimale.
On attend toujours votre comédie musicale.
C'est le prochain film, qui en plus d'être effectivement une comédie musicale, sera un film d'anticipation, 2046. Nous en avons déjà tourné la moitié. L'actrice principale du film est Faye Wong, l'héroïne de Chungking express. Le style du film est inspiré de son contenu. Dans 2046, je tourne en Cinémascope, parce que c'est ce que m'inspirait le sujet. Je crois que la forme du film doit être générée par le fond. Ce n'est pas facile. Faire du cinéma aujourd'hui, c'est comme aller dans un restaurant où beaucoup de places sont déjà prises.
王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrock.
Tout simplement parce que je déteste écrire ! Donc, je pars d'une idée en l'occurrence, mon enfance à Hong-Kong au début des années 60 , je fais mes repérages et, quand tout le monde est sur le plateau, là je suis bien obligé de m'asseoir à mon bureau ! Si je n'ai pas cette pression, je préfère aller prendre un verre. Ce qui ne veut pas dire que je ne travaille pas : In the mood for love est un film sur lequel je n'ai jamais cessé de chercher. Si je fais des films, c'est que j'ai passé beaucoup de temps au cinéma avec ma mère. Je suis arrivé à Hong-Kong à 5 ans, où j'ai découvert le cinéma tout d'un coup, et j'ai été submergé de sensations. Retrouver ces sensations, les capturer, et les partager avec le public, est ma seule motivation en tant que metteur en scène.
Comment arrivez-vous à convaincre toute une équipe et toute une production à vous suivre ainsi sur un tournage sans cesse prolongé ?
J'ai beaucoup de chance. Je travaille avec mon équipe depuis mon premier film. Nous avons une façon de travailler très organique. Il ne s'agit pas pour les uns et les autres de rendre des comptes au scénario ou au réalisateur. Non, chacun crée à son niveau. Je suis juste un chef de bande : je rassemble tout.
Mesurez-vous l'engagement de vos acteurs Maggie Cheung et Tony Leung ?
Bien sûr, je leur suis très reconnaissant. Ils ont passé seize mois chacun sur ce film. C'est exceptionnel. Et en plus, ils ont dû accepter cette méthode de travail très particulière, sans scénario, en cherchant au jour le jour, parfois à tâtons. C'était pénible pour eux.
Sur un tournage aussi long, comment garder la cohérence du projet ?
Je savais qu'au fond la cohérence était dans ma tête. C'était la seule chose à se dire. Les gens pensaient que je perdais mon temps. Mais il faut parfois faire des détours pour arriver au but qu'on s'est fixé. La plupart du temps, je savais exactement où j'allais, mais j'ai essayé plusieurs chemins. Par exemple, j'aurais pu mettre Angkor au début du film et finir à Singapour. On aurait pu aussi finir à Hong-Kong. Ce n'est qu'une question de structure. J'ai beaucoup cherché. La structure du film telle qu'elle est aujourd'hui est, à mes yeux, proche de la perfection.
Pourquoi Angkor ?
Angkor est une sortie. Il fallait trouver un lieu qui porte un poids en lui-même. Ça devait décoller du strict cadre de la relation amoureuse. Il se passe tant de choses sur cette terre. Leur histoire n'est qu'un petit incident. C'est pourquoi il faut apporter une distance : Angkor était parfait. Mais c'est plus mental que pittoresque. Puis il a fallu trouver une raison pour que le personnage de Tony, qui est journaliste, se retrouve là. D'où les images documentaires avec De Gaulle.
Cette fin évoque Antonioni : était-ce conscient ?
Il se trouve qu'Antonioni est l'un de mes cinéastes préférés. Ce n'était pas réfléchi, mais c'est vrai que quand j'ai tourné les scènes à Angkor, les lieux m'ont rappelé certains films d'Antonioni. Mais j'ai aussi pensé à Robert Bresson pendant les scènes de bureau. Une mise en scène très minimale.
On attend toujours votre comédie musicale.
C'est le prochain film, qui en plus d'être effectivement une comédie musicale, sera un film d'anticipation, 2046. Nous en avons déjà tourné la moitié. L'actrice principale du film est Faye Wong, l'héroïne de Chungking express. Le style du film est inspiré de son contenu. Dans 2046, je tourne en Cinémascope, parce que c'est ce que m'inspirait le sujet. Je crois que la forme du film doit être générée par le fond. Ce n'est pas facile. Faire du cinéma aujourd'hui, c'est comme aller dans un restaurant où beaucoup de places sont déjà prises.
王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrock.
jeudi 17 avril 2008
Anne Wiazemsky
En 1967, La Chinoise était en compétition au Festival de Venise. Jean-Luc et moi étions harcelés par les paparazzis. J'étais littéralement terrifiée et je ne quittais pas ma chambre d'hôtel. Je me suis quand même échappée pour faire un tour seule, et en rentrant, sur le vaporetto, un homme m'aborde pour me dire que son film passait le soir en compétition, qu'il s'appelait OEdipe roi et qu'il serait heureux que Jean-Luc et moi y assistions. Dans un sabir entre français et italien, il a rajouté qu'il aimait beaucoup Au hasard Balthazar, que j'étais exactement le personnage de son prochain film et qu'il s'appelait Pier Paolo Pasolini. Il a vu sur mon visage que son nom ne provoquait aucun effet. J'étais très ignorante, je ne savais pas qui il était. En retrouvant Jean-Luc, qui était avec Bernardo Bertolucci, je leur ai raconté l'histoire et ils ont hurlé de rire. Le lendemain, on a déjeuné ensemble.
Anne Wiazemsky. Entretien avec Jean-Marc Lalanne, réalisé le
30 janvier 2007 pour les inrocks.
Anne Wiazemsky. Entretien avec Jean-Marc Lalanne, réalisé le
30 janvier 2007 pour les inrocks.
mercredi 16 avril 2008
mardi 15 avril 2008
Gus van Sant
Après Last Days, vous aviez dit envisager un film plus commercial, produit par Hollywood. Pourquoi y avoir renoncé ?
J'y ai sans doute pensé un moment, mais on ne m'a rien proposé d'intéressant et j'avançais en parallèle sur des projets que je voulais développer à très petite échelle. A une époque, j'étais séduit par l'idée de travailler à l'intérieur du système hollywoodien pour y tenter des expériences, comme le remake plan par plan de Psychose, par exemple, mais je ne raisonne plus comme ça. Je n'ai pas choisi de tourner Paranoid Park pour rester indépendant ou pour creuser une veine expérimentale, mais simplement parce que j'ai été captivé par le roman de Blake Nelson (1). Il me permettait d'approcher ce « parc » où les jeunes font du skate à Portland, un endroit qui m'attire et m'intrigue depuis que j'habite cette ville. Le skate est un univers très singulier, une microsociété d'« outsiders » qui génère sa propre culture visuelle et musicale.
Comme à l'époque d'Elephant, vous avez choisi des acteurs non professionnels...
Plus ça va, plus j'aime travailler avec des non-professionnels parce qu'ils offrent quelque chose de très pur, de très instinctif. Et j'ai toujours été attiré par les jeunes acteurs et l'énergie qu'ils communiquent à mon cinéma. Le tournage est un moment de leur adolescence où ils sont amenés à se révéler. Pour Elephant, j'avais lancé une recherche dans les lycées de Portland. Cette fois, je suis passé par MySpace, c'est le meilleur moyen de rencontrer des ados aujourd'hui. Des ados passionnés.
Pourquoi avoir choisi le chef opérateur Chris Doyle, connu pour ses collaborations avec Wong Kar-wai ?
J'avais déjà travaillé avec lui sur Psycho. J'aime la souplesse et la liberté de son travail. Nous nous comprenons et nous avons pu prendre des risques, nous laisser porter par le mouvement des corps, le rythme, la fluidité des gestes. Nous nous sommes beaucoup inspirés des films de skate, visuellement passionnants.
Propos recueillis par Laurent Rigoulet pour Télérama, publié le 28 octobre 2007
(1) Edité en France par Hachette.
J'y ai sans doute pensé un moment, mais on ne m'a rien proposé d'intéressant et j'avançais en parallèle sur des projets que je voulais développer à très petite échelle. A une époque, j'étais séduit par l'idée de travailler à l'intérieur du système hollywoodien pour y tenter des expériences, comme le remake plan par plan de Psychose, par exemple, mais je ne raisonne plus comme ça. Je n'ai pas choisi de tourner Paranoid Park pour rester indépendant ou pour creuser une veine expérimentale, mais simplement parce que j'ai été captivé par le roman de Blake Nelson (1). Il me permettait d'approcher ce « parc » où les jeunes font du skate à Portland, un endroit qui m'attire et m'intrigue depuis que j'habite cette ville. Le skate est un univers très singulier, une microsociété d'« outsiders » qui génère sa propre culture visuelle et musicale.
Comme à l'époque d'Elephant, vous avez choisi des acteurs non professionnels...
Plus ça va, plus j'aime travailler avec des non-professionnels parce qu'ils offrent quelque chose de très pur, de très instinctif. Et j'ai toujours été attiré par les jeunes acteurs et l'énergie qu'ils communiquent à mon cinéma. Le tournage est un moment de leur adolescence où ils sont amenés à se révéler. Pour Elephant, j'avais lancé une recherche dans les lycées de Portland. Cette fois, je suis passé par MySpace, c'est le meilleur moyen de rencontrer des ados aujourd'hui. Des ados passionnés.
Pourquoi avoir choisi le chef opérateur Chris Doyle, connu pour ses collaborations avec Wong Kar-wai ?
J'avais déjà travaillé avec lui sur Psycho. J'aime la souplesse et la liberté de son travail. Nous nous comprenons et nous avons pu prendre des risques, nous laisser porter par le mouvement des corps, le rythme, la fluidité des gestes. Nous nous sommes beaucoup inspirés des films de skate, visuellement passionnants.
Propos recueillis par Laurent Rigoulet pour Télérama, publié le 28 octobre 2007
(1) Edité en France par Hachette.
Paul Sharits
While I was studying painting in the early 1960s ... I was also making films ... I stopped painting in the middle 1960s but became more and more engaged with film, attempting to isolate and essentialize aspects of its representationalism. I had also become most intrigued with the differences between reading and listening, or, more inclusively, the larger discontinuities between seeing and hearing; film, sound film, appeared to be the most natural medium for testing what thresholds of relatedness might exist between these perceptual modes. In making films, I have always been more interested in speech patterns, music and temporal pulses in nature than in the visual arts for exemplary models of composition (perhaps because I had studied music as a child, and had internalized musical forms of structuring)....
My early "flicker films"-wherein clusters of differentiated single frames of solid color can appear to almost blend or, each frame insisting upon its discreteness, can appear to aggressively vibrate-are filled with attempts to allow vision to function in ways usually particular to hearing.
Paul Sharits, Hearing : Seeing, Film Culture 65-66, 1978
My early "flicker films"-wherein clusters of differentiated single frames of solid color can appear to almost blend or, each frame insisting upon its discreteness, can appear to aggressively vibrate-are filled with attempts to allow vision to function in ways usually particular to hearing.
Paul Sharits, Hearing : Seeing, Film Culture 65-66, 1978
dimanche 13 avril 2008
Robert Frank
I am applying for a Fellowship with a very simple intention: I wish to continue, develop, and widen the kind of work I already do, and have been doing for some ten years, and apply it to the American nation in general. I am submitting work that will be seen to be documentation -- most broadly speaking. Work of this kind is, I believe, to be found carrying its own visual impact without much word explanation. The project I have in mind is one that will shape itself as it proceeds, and is essentially elastic. The material is there ; the practice will be in the photographer's hand, the vision in his mind. One says this in some embarrassment but one cannot do less than claim vision if one is to ask for consideration.
"The photographing of America" is a large order -- read at all literally, the phrase would be an absurdity. What I have in mind, then, is observation and record of what one naturalized American finds to see in the United States that signifies the kind of civilization born here and spreading elsewhere. Incidentally, it is fair to assume that when an observant travels abroad his eyes will see freshly; and that the reverse may be true when a european eye looks at the United states. I speak of the things that are there, anywhere and everywhere-- easily found, not easily selected and interpreted. A small catalog comes to the mind's eyes: a town at night, a parking lot, a supermarket, a highway, the man who owns three cars and the man who owns none, the farmer and his children, a new house and a warped clapboard house, the dictation of taste, the dream of grandeur, advertising, neon lights, the faces of the leaders and the faces of the followers, gas tanks and postoffices and backyards...
The uses of my project would be sociological, historical and aesthetic. My total production will be voluminous, as is usually the case when the photographer works with miniature film. I intend to classify and annotate my work on the spot, as I proceed. Ultimately the file I shall make should be deposited in a collection such as the one in the Library of Congress. A more immediate use I have in mind is both book and magazine publication. Two European editors who know my work have agreed that they will publish an American project of mine: 1) M. Delpire of "NSUF", Paris, for book form. 2) Mr. Kubler of "DU" for an entire issue of his magazine.
Robert Frank, 1954.
"The photographing of America" is a large order -- read at all literally, the phrase would be an absurdity. What I have in mind, then, is observation and record of what one naturalized American finds to see in the United States that signifies the kind of civilization born here and spreading elsewhere. Incidentally, it is fair to assume that when an observant travels abroad his eyes will see freshly; and that the reverse may be true when a european eye looks at the United states. I speak of the things that are there, anywhere and everywhere-- easily found, not easily selected and interpreted. A small catalog comes to the mind's eyes: a town at night, a parking lot, a supermarket, a highway, the man who owns three cars and the man who owns none, the farmer and his children, a new house and a warped clapboard house, the dictation of taste, the dream of grandeur, advertising, neon lights, the faces of the leaders and the faces of the followers, gas tanks and postoffices and backyards...
The uses of my project would be sociological, historical and aesthetic. My total production will be voluminous, as is usually the case when the photographer works with miniature film. I intend to classify and annotate my work on the spot, as I proceed. Ultimately the file I shall make should be deposited in a collection such as the one in the Library of Congress. A more immediate use I have in mind is both book and magazine publication. Two European editors who know my work have agreed that they will publish an American project of mine: 1) M. Delpire of "NSUF", Paris, for book form. 2) Mr. Kubler of "DU" for an entire issue of his magazine.
Robert Frank, 1954.
秀夫中田 Hideo Nakata
Comment avez vous procédé pour l'adaptation du roman dont est tiré Ring ?
J'ai été assez fidèle au roman de Koji Suzuki. J'ai principalement modifié deux choses : dans le livre, le protagoniste était un homme, et j'ai préféré le transformer en une femme qui lutte pour son enfant pendant une semaine. Nous avons également ajouté l'apparition du fantôme, à la fin du film, avec le consentement, et même l'enthousiasme, de l'auteur. Une médium ayant vécu au Japon il y a quatre-vingts ans a servi de modèle au personnage de la mère de Sadako. J'ai essayé de créer une ambiance bizarre et onirique. J'ai beaucoup travaillé avec le scénariste pour trouver des images qui évoqueraient le rêve d'un aveugle, en prenant comme référence Un chien andalou de Luis Buñuel et les mangas d'horreur. La scène du miroir qui bouge sur le mur m'a été inspirée par ma rencontre avec une actrice médium. Le plan des écritures en mouvement provient de l'expérience d'un ami du scénariste qui voyait les lettres bouger toutes seules quand il lisait le journal. On a utilisé pas mal de trucages, surtout pour les images de la cassette maudite. Mais pour le reste du film, je n'ai pas voulu abuser des effets numériques, qui restent très discrets, à la différence des films américains.
Le son a une grande importance dans le film.
J'ai conscience de l'importance du son dans les films d'horreur. Avec les techniciens, nous avons beaucoup travaillé sur la création de sons bizarres, anormaux. Dans une scène, nous avons modifié le son de la pluie qui tombe pour mettre le spectateur mal à l'aise. Nous avons utilisé en tout cent pistes sonores : cinquante pour la musique et cinquante pour les bruitages. ?
Le film n'exprime-t-il pas une sorte de revanche de l'image contre le spectateur ?
La haine de Sadako engendre directement des images vidéo, qui sont ensuite dupliquées pour répandre la malédiction. Les spectateurs ont eu peur après Ring de regarder des cassettes vidéo. Je suis d'accord pour parler de vengeance de l'image à propos du film. Lorsque j'étais enfant, j'éprouvais une véritable terreur devant un puits de campagne, qui me semblait être une des portes de l'enfer. Inconsciemment, le puits qui m'a traumatisé dans mon enfance m'a sans doute inspiré pour Ring. Mais le puits est également un élément récurrent de la littérature fantastique japonaise, souvent lié aux femmes fantômes.
Il y a des similitudes entre Ring et votre film Ghost Actress.
Ghost Actress racontait l'histoire d'un studio de cinéma hanté. On y trouve au moins un point commun avec les deux Ring, puisqu'il y est aussi question d'une cassette qui porte malheur aux gens qui la regarde. C'était avant même que je lise le roman de Koji Suzuki. Un jeune réalisateur commence son premier film dans ce studio et lors des tests de caméra, les opérateurs découvrent des images qu'ils n'ont pas filmées, et qui provoquent la mort accidentelle des membres de l'équipe de tournage, un par un. J'ai été le premier surpris de constater les similitudes entre l'histoire de ce film et Ring. Sauf que dans Ghost Actress, j'avais davantage montré le fantôme dans scène finale, et c'était moins efficace. C'est pour cela que dans Ring j'ai choisi de cacher le visage du fantôme, de le dissimuler derrière ses cheveux. Le résultat est beaucoup plus terrifiant.
Vous avez travaillé sur des films érotiques . Voyez-vous des points communs entre horreur et érotisme ?
Oui. Tatsumi Kumashiro et Masaru Konuma, deux réalisateurs très excentriques de la Nikkatsu dont j'ai été l'assistant, ont inventé des astuces de mises en scène très différentes pour contourner la censure et filmer des actes sexuels (simulés). Kumashiro a choisi de reculer la caméra et de filmer les scènes d'amour en plans d'ensemble, afin de pouvoir tout montrer. Cela donne un résultat pas très excitant à mon goût, mais intéressant du point de vue cinématographique. Konuma au contraire a essayé de trouver une solution pour moins montrer et obtenir un résultat plus excitant, à l'aide du gros plan par exemple. J'ai un peu suivi son modèle dans le domaine de la peur. Les sensations érotiques et la peur sont voisines, ce sont deux formes primitives d'émotion. Sur Ring 2, j'ai découvert une vraie sensualité qui se dégageait d'un gros plan du visage terrifié de l'actrice principale.
Que pensez-vous de Kiyoshi Kurosawa qui oeuvre sur le même terrain que vous ?
J'appartiens à la même génération de cinéastes que lui, même si je suis plus jeune que lui (Nakata est né en 1961, ndr), et nos carrières sont toutes les deux marquées par la diversité des supports et des genres cinématographiques abordés. Mais je crois que j'appartiens plutôt à la vieille école des cinéastes, puisque j'ai d'abord été longtemps assistant et que je travaille davantage dans un registre du cinéma de divertissement. Kurosawa fait un cinéma sans concessions, qui ne se préoccupe pas des goûts du public.
Avez-vous été surpris par l'impact mondial de Ring ?
La mode des films d'horreur n'existait pas encore au Japon lors de la sortie de Ring. Je pense que le film a comblé une attente des spectateurs. La société de production a vendu les droits de Ring à la société Dreamworks, et c'est le scénariste de L.A. Confidential qui doit se charger de l'adaptation américaine. Mais il faut attendre les conclusions de la grève des scénaristes à Hollywood pour que le projet puisse être mis en chantier.
Entretien avec Olivier Père réalisé le 06 avril 2001 pour les inrocks.
J'ai été assez fidèle au roman de Koji Suzuki. J'ai principalement modifié deux choses : dans le livre, le protagoniste était un homme, et j'ai préféré le transformer en une femme qui lutte pour son enfant pendant une semaine. Nous avons également ajouté l'apparition du fantôme, à la fin du film, avec le consentement, et même l'enthousiasme, de l'auteur. Une médium ayant vécu au Japon il y a quatre-vingts ans a servi de modèle au personnage de la mère de Sadako. J'ai essayé de créer une ambiance bizarre et onirique. J'ai beaucoup travaillé avec le scénariste pour trouver des images qui évoqueraient le rêve d'un aveugle, en prenant comme référence Un chien andalou de Luis Buñuel et les mangas d'horreur. La scène du miroir qui bouge sur le mur m'a été inspirée par ma rencontre avec une actrice médium. Le plan des écritures en mouvement provient de l'expérience d'un ami du scénariste qui voyait les lettres bouger toutes seules quand il lisait le journal. On a utilisé pas mal de trucages, surtout pour les images de la cassette maudite. Mais pour le reste du film, je n'ai pas voulu abuser des effets numériques, qui restent très discrets, à la différence des films américains.
Le son a une grande importance dans le film.
J'ai conscience de l'importance du son dans les films d'horreur. Avec les techniciens, nous avons beaucoup travaillé sur la création de sons bizarres, anormaux. Dans une scène, nous avons modifié le son de la pluie qui tombe pour mettre le spectateur mal à l'aise. Nous avons utilisé en tout cent pistes sonores : cinquante pour la musique et cinquante pour les bruitages. ?
Le film n'exprime-t-il pas une sorte de revanche de l'image contre le spectateur ?
La haine de Sadako engendre directement des images vidéo, qui sont ensuite dupliquées pour répandre la malédiction. Les spectateurs ont eu peur après Ring de regarder des cassettes vidéo. Je suis d'accord pour parler de vengeance de l'image à propos du film. Lorsque j'étais enfant, j'éprouvais une véritable terreur devant un puits de campagne, qui me semblait être une des portes de l'enfer. Inconsciemment, le puits qui m'a traumatisé dans mon enfance m'a sans doute inspiré pour Ring. Mais le puits est également un élément récurrent de la littérature fantastique japonaise, souvent lié aux femmes fantômes.
Il y a des similitudes entre Ring et votre film Ghost Actress.
Ghost Actress racontait l'histoire d'un studio de cinéma hanté. On y trouve au moins un point commun avec les deux Ring, puisqu'il y est aussi question d'une cassette qui porte malheur aux gens qui la regarde. C'était avant même que je lise le roman de Koji Suzuki. Un jeune réalisateur commence son premier film dans ce studio et lors des tests de caméra, les opérateurs découvrent des images qu'ils n'ont pas filmées, et qui provoquent la mort accidentelle des membres de l'équipe de tournage, un par un. J'ai été le premier surpris de constater les similitudes entre l'histoire de ce film et Ring. Sauf que dans Ghost Actress, j'avais davantage montré le fantôme dans scène finale, et c'était moins efficace. C'est pour cela que dans Ring j'ai choisi de cacher le visage du fantôme, de le dissimuler derrière ses cheveux. Le résultat est beaucoup plus terrifiant.
Vous avez travaillé sur des films érotiques . Voyez-vous des points communs entre horreur et érotisme ?
Oui. Tatsumi Kumashiro et Masaru Konuma, deux réalisateurs très excentriques de la Nikkatsu dont j'ai été l'assistant, ont inventé des astuces de mises en scène très différentes pour contourner la censure et filmer des actes sexuels (simulés). Kumashiro a choisi de reculer la caméra et de filmer les scènes d'amour en plans d'ensemble, afin de pouvoir tout montrer. Cela donne un résultat pas très excitant à mon goût, mais intéressant du point de vue cinématographique. Konuma au contraire a essayé de trouver une solution pour moins montrer et obtenir un résultat plus excitant, à l'aide du gros plan par exemple. J'ai un peu suivi son modèle dans le domaine de la peur. Les sensations érotiques et la peur sont voisines, ce sont deux formes primitives d'émotion. Sur Ring 2, j'ai découvert une vraie sensualité qui se dégageait d'un gros plan du visage terrifié de l'actrice principale.
Que pensez-vous de Kiyoshi Kurosawa qui oeuvre sur le même terrain que vous ?
J'appartiens à la même génération de cinéastes que lui, même si je suis plus jeune que lui (Nakata est né en 1961, ndr), et nos carrières sont toutes les deux marquées par la diversité des supports et des genres cinématographiques abordés. Mais je crois que j'appartiens plutôt à la vieille école des cinéastes, puisque j'ai d'abord été longtemps assistant et que je travaille davantage dans un registre du cinéma de divertissement. Kurosawa fait un cinéma sans concessions, qui ne se préoccupe pas des goûts du public.
Avez-vous été surpris par l'impact mondial de Ring ?
La mode des films d'horreur n'existait pas encore au Japon lors de la sortie de Ring. Je pense que le film a comblé une attente des spectateurs. La société de production a vendu les droits de Ring à la société Dreamworks, et c'est le scénariste de L.A. Confidential qui doit se charger de l'adaptation américaine. Mais il faut attendre les conclusions de la grève des scénaristes à Hollywood pour que le projet puisse être mis en chantier.
Entretien avec Olivier Père réalisé le 06 avril 2001 pour les inrocks.
Beuys
« Penser, c’est dessiner », déclare l’artiste Joseph Beuys. Élargie à tout geste de désignation se cristallisant dans une trace, la pratique du dessin échappe aux catégorisations partielles (Beaux-Arts, dessin scientifique et technique, style) qui en ont, depuis plusieurs siècles, restreint l’usage et la portée. Elle retrouve ainsi le rôle de commencement de pensée et de « langue d’avant les symboles » qui est le sien dans la plupart des cultures.
Jean-Philippe Antoine
[Le texte de Jean-Philippe Antoine, De l’archaïque au commencement. La pensée du dessin chez Joseph Beuys, L'Homme, 165, Image et anthropologie, 2003 peut être téléchargé ici.]
Jean-Philippe Antoine
[Le texte de Jean-Philippe Antoine, De l’archaïque au commencement. La pensée du dessin chez Joseph Beuys, L'Homme, 165, Image et anthropologie, 2003 peut être téléchargé ici.]
Robert Frank
Pendant son voyage dans les 48 Etats continentaux, Robert Frank rencontrera souvent des situations où la fonction même de photographe est un péril, l'acte de photographier, une course délibérée aux ennuis. C'est ainsi qu'il apprendra à se servir de son appareil d'une seule main, à la hanche. Cette technique de prise de vue apporte plusieurs nouveaux éléments :
L'appareil tenu à la hanche se situe dorénavant bien en dessous du niveau habituel, ayant pour résultat de montrer personnages et décors, d’un point de vue abaissé, ce qui généralement les grandit, effet attendu de la contre-plongée.
Le plus souvent, l'appareil, d'une seule main, est tenu de manière verticale. Cet effet conjugué au précédent donne souvent aux personnages debout, une présence imposante. Fréquemment Robert Frank s'est servi de cet effet de manière très formelle, jouant des effets de silhouettes agrandies pour statufier ses personnages et tout particulièrement ceux situés à l'avant-plan.
Sans visée, le photographe ne peut déterminer avec précision, d'une part, la composition générale de son cadre, d'autre part, les limites de ce dernier.
De cette technique de prise de vue très incontrôlée vont naître de nombreux éléments du vocabulaire plastique de Robert Frank : des compositions à la limite du déséquilibre, des horizons penchés, des sous- ou des surexpositions notoires, des hors-champs audacieux, mais aussi la présence d'images de situations délicates à photographier, enterrements, bars glauques dans le Nouveau Mexique, ou scène de jeu à Las Vegas, Névada. En effet, c'est là que le point de vue des expressionnistes abstraits et celui de Robert Frank diffèrent. Jamais Robert Frank ne se départira du sujet photographié, véritable point de rupture d'avec ses amis peintres. Du même coup, c'est de la génération des écrivains tels Jack Kerouac et Allen Ginsberg qu'il se rapproche, Jack Kerouac donnant au style d'image de Robert Frank le nom de moody picture (image d'humeur). A moody picture succédera bientôt l'appellation de in between (entre deux, ce qui est en marge) pour ce qui caractérise désormais le travail de Robert Frank.
Philippe De Jonckheere
[Le texte de Philippe de Jonckheere sur Robert Frank peut être téléchargé ici.]
L'appareil tenu à la hanche se situe dorénavant bien en dessous du niveau habituel, ayant pour résultat de montrer personnages et décors, d’un point de vue abaissé, ce qui généralement les grandit, effet attendu de la contre-plongée.
Le plus souvent, l'appareil, d'une seule main, est tenu de manière verticale. Cet effet conjugué au précédent donne souvent aux personnages debout, une présence imposante. Fréquemment Robert Frank s'est servi de cet effet de manière très formelle, jouant des effets de silhouettes agrandies pour statufier ses personnages et tout particulièrement ceux situés à l'avant-plan.
Sans visée, le photographe ne peut déterminer avec précision, d'une part, la composition générale de son cadre, d'autre part, les limites de ce dernier.
De cette technique de prise de vue très incontrôlée vont naître de nombreux éléments du vocabulaire plastique de Robert Frank : des compositions à la limite du déséquilibre, des horizons penchés, des sous- ou des surexpositions notoires, des hors-champs audacieux, mais aussi la présence d'images de situations délicates à photographier, enterrements, bars glauques dans le Nouveau Mexique, ou scène de jeu à Las Vegas, Névada. En effet, c'est là que le point de vue des expressionnistes abstraits et celui de Robert Frank diffèrent. Jamais Robert Frank ne se départira du sujet photographié, véritable point de rupture d'avec ses amis peintres. Du même coup, c'est de la génération des écrivains tels Jack Kerouac et Allen Ginsberg qu'il se rapproche, Jack Kerouac donnant au style d'image de Robert Frank le nom de moody picture (image d'humeur). A moody picture succédera bientôt l'appellation de in between (entre deux, ce qui est en marge) pour ce qui caractérise désormais le travail de Robert Frank.
Philippe De Jonckheere
[Le texte de Philippe de Jonckheere sur Robert Frank peut être téléchargé ici.]
samedi 12 avril 2008
vendredi 11 avril 2008
Beuys
Joseph Beuys disait « Je ne travaille pas avec des symboles », c’est-à-dire en gros « Je ne travaille pas avec des figures dont il faudrait préalablement connaître la signification pour apprécier mon travail. Je donne quelque chose aux gens, qui les met en branle et les oblige à décider » - sauf bien entendu s’ils le refusent, car il dit aussi très clairement qu’on peut refuser cette proposition. Donc il y a une proposition de changer, de bouger, qu’on accepte ou pas. Mais il est sûr que le meilleur moyen de ne pas pouvoir s’en emparer, c’est de penser qu’il y a quelque chose de caché, qu’il faudrait connaître pour voir.
Jean-Philippe Antoine
Jean-Philippe Antoine
鈴木光司 Kôji Suzuki
Il y a sur le toit de l'immeuble un container identique à celui décrit dans la nouvelle et dans le film. Personne ne va jamais là-bas, sauf pour faire des feux d'artifice ou pour en apercevoir. Un soir, je suis monté avec mon fils, justement pour regarder un spectacle. Quand nous sommes arrivés sur le toit, j'ai vu un petit sac à main rouge posé au-dessus du réservoir d'eau. En l'ouvrant, j'ai trouvé un maillot de bain. Il n'y avait rien d'autre. Je n'ai pas compris ce que faisait ce sac à cet endroit là. Bien que cela soit étrange, j'ai imaginé qu'une femme venait nager là.
鈴木光司 Kôji Suzuki - 浮遊する水 Dark Water
鈴木光司 Kôji Suzuki - 浮遊する水 Dark Water
Paul Sharits
J'aime l'expérience de la pure couleur. Pourtant, je trouve que si je regarde une couleur très définie, mon esprit reconnaît cette couleur et m'empêche de me perdre totalement en elle. Si bien que je tends à préfèrer des couleurs qui sont à côté, qui sont un peu moins définies. J'aime en particulier certains passages dans les peintures de Monet parce qu'en regardant ces zones, on se rend compte après quelque temps qu'il y a une multitude de couleurs en interaction, et on ne peut pas s'arrêter sur l'une ou l'autre. C'est comme de goûter une couleur ; c'est quelque chose de très physique. Un bleu pur fait plaisir, mais il a une telle définition qu'il n'a pas le pouvoir de m'engager sensuellement. L'une des raisons qui m'ont fait travailler avec le clignotement de couleurs était que je voulais créer des couleurs indéfinies, alterner, disons, trois couleurs de façon qu'en regardant cet effet chatoyant, l'esprit ne puisse pas le fixer ; on ne peut dire si c'est jaune, orange ou violet ; c'est une fusion constamment impossible. Pas vraiment une fusion, mais ça va trop vite pour qu'on puisse individualiser les tons. On entre dedans et on savoure cela comme si on voulait le goûter. C'est presque comme si on essayait de toucher quelque chose pour sentir ce que ça fait.
Paul Sharits
[Extrait d'un entretien avec Jean-Claude Lebensztejn réalisé en 1983 et publié dans : Jean-Claude Lebensztejn. Ecrits sur l'art récent Brice Marden Malcom Morley Paul Sharits, Editions Aldines, 1995.]
Paul Sharits
[Extrait d'un entretien avec Jean-Claude Lebensztejn réalisé en 1983 et publié dans : Jean-Claude Lebensztejn. Ecrits sur l'art récent Brice Marden Malcom Morley Paul Sharits, Editions Aldines, 1995.]
黒木瞳 Hitomi Kuroki
Jouer dans un film d'horreur nécessite-t-il une préparation spéciale ?
Il est vrai que c'était la première fois que je jouais dans un tel film. Honnêtement, ce qui m'a séduit dans le projet, c'est qu'il s'agissait d'une réalisation du tandem “Suzuki-Nakata”. Je n'ai donc pas réfléchi à une attitude ou à une préparation particulière. J'ai surtout voulu lire le scénario. Là, je suis tombée sur une scène qui m'a beaucoup impressionnée, celle de la mère et de sa fille, vers la fin, mais je ne peux pas en dire plus sans dévoiler l'intrigue. J'étais tellement bouleversée que je me suis dit qu'il fallait absolument que je joue dans ce film.
Le scénario filmé a-t-il été beaucoup modifié par rapport à l'original ?
Oui. Et le scénario définitif est encore plus élaboré et plus passionnant. Mais l'esprit des deux jets reste identique.
Avez-vous eu peur en lisant le script ?
Certaines scènes m'ont d'emblée angoissée. J'ai su qu'elles auraient un grand impact à l'écran. Mais ce qui m'a plu c'est que Dark Water est un film d'épouvante différent. Les relations entre la mère et la fille sont très bien décrites. Le contexte du film, montrant une femme tentant de résister à la dictature patriarcale, est passionnant. Dark Water est un drame individuel et social autant qu'un film d'horreur.
Est-ce différent de jouer dans un film d'horreur par rapport à un long-métrage plus classique ?
Oui, je crois. Il faut être plus à fleur de peau dans un film d'horreur. Les sentiments doivent être plus exprimés. Parfois il faut presque surjouer. Les premiers jours du tournage j'étais dans un registre classique. Hideo Nakata m'a alors dirigée pour que je puisse mieux développer mes émotions. D'autre part, les mouvements de caméra, les angles de prises de vues et la musique sont des éléments essentiels dans un film d'épouvante. Des plans qui ne sont dans d'autres longs-métrages que des plans “d'insert” peuvent ici être prépondérants à cause d'un détail. Il faut également faire attention à sa respiration, caractéristique de la personne effrayée. Il y a beaucoup de nuances à maîtriser quand on joue dans un film d'horreur.
Comment s'est déroulé le tournage ?
J'avais déjà travaillé avec Hideo Nakata, à l'époque où il était assistant–réalisateur. Je le connaissais donc suffisamment pour que nos relations soient amicales. Hideo Nakata possède un talent inhabituel. Il ne regarde pas les scènes à travers le moniteur, mais se place à côté de la caméra pour donner ses indications. Cette attitude est de plus en plus rare. C'est assez impressionnant pour les comédiens, plus habitués à ce que le réalisateur se tienne loin. Hideo Nakata fait très attention aux subtilités dans le jeu des acteurs. C'est rassurant qu'il soit très proche de nous, car on sait que les nuances et les efforts que l'on produit sont remarqués et ne restent pas vain. C'est pour cela que Nakata parvient à tirer le meilleur de ses acteurs.
Il paraît que sur le plateau l'atmosphère était à couper au couteau ?
C'est toujours le cas en studio. Comme on est dans les meilleures conditions de travail, le metteur en scène est exigeant. Cependant, sur Dark Water l'ambiance était plutôt décontractée. Mais la concentration des techniciens et des comédiens était optimale. Je pense que le film en a bénéficié.
Sur quels points avez-vous été la plus attentive ?
Tous. En fait, j'étais très attachée à la résistance de Yoshimi, qui refuse de céder à la puissance de la société patriarcale. Le combat de cette mère pour éduquer sa fille et la conserver auprès d'elle m'a profondément émue. Une réplique en particulier m'a faite pleurer. Quand tout va mal,Yoshimi dit à sa fille : “Pour moi, ca va, puisque nous sommes ensemble”. Dans cette histoire, le plus effrayant, c'est que tout ce qui arrive à cette mère peut véritablement se produire dans la réalité. La peur envahit son quotidien. Il était aussi fondamental que les petits gestes affectueux que Yoshimi échange avec sa fille soient crédibles. J'ai donc beaucoup discuté avec Rio Kanno pour qu'une vraie complicité s'installe entre nous, que nous soyons amies. Après le tournage, j'ai été triste de notre séparation. Je ne peux plus l'appeler “Iku–chan”.
Que retiendrez-vous de cette expérience ?
Que j'aime énormément les films d'Hideo Nakata (rires). J'avais vu Ring. Je savais donc que les films d'épouvante pouvaient aussi servir de trame pour des intrigues complexes. Mais je pense sincèrement que Dark Water est plus fort, plus riche, plus vrai que Ring. Avant, je n'affectionnais pas le genre “films d'horreur”. Maintenant que je sais qu'ils peuvent aussi permettre de raconter de belles histoires d'amour, j'ai envie de parfaire ma culture dans ce domaine.
Entretien pour Diaphana.
Il est vrai que c'était la première fois que je jouais dans un tel film. Honnêtement, ce qui m'a séduit dans le projet, c'est qu'il s'agissait d'une réalisation du tandem “Suzuki-Nakata”. Je n'ai donc pas réfléchi à une attitude ou à une préparation particulière. J'ai surtout voulu lire le scénario. Là, je suis tombée sur une scène qui m'a beaucoup impressionnée, celle de la mère et de sa fille, vers la fin, mais je ne peux pas en dire plus sans dévoiler l'intrigue. J'étais tellement bouleversée que je me suis dit qu'il fallait absolument que je joue dans ce film.
Le scénario filmé a-t-il été beaucoup modifié par rapport à l'original ?
Oui. Et le scénario définitif est encore plus élaboré et plus passionnant. Mais l'esprit des deux jets reste identique.
Avez-vous eu peur en lisant le script ?
Certaines scènes m'ont d'emblée angoissée. J'ai su qu'elles auraient un grand impact à l'écran. Mais ce qui m'a plu c'est que Dark Water est un film d'épouvante différent. Les relations entre la mère et la fille sont très bien décrites. Le contexte du film, montrant une femme tentant de résister à la dictature patriarcale, est passionnant. Dark Water est un drame individuel et social autant qu'un film d'horreur.
Est-ce différent de jouer dans un film d'horreur par rapport à un long-métrage plus classique ?
Oui, je crois. Il faut être plus à fleur de peau dans un film d'horreur. Les sentiments doivent être plus exprimés. Parfois il faut presque surjouer. Les premiers jours du tournage j'étais dans un registre classique. Hideo Nakata m'a alors dirigée pour que je puisse mieux développer mes émotions. D'autre part, les mouvements de caméra, les angles de prises de vues et la musique sont des éléments essentiels dans un film d'épouvante. Des plans qui ne sont dans d'autres longs-métrages que des plans “d'insert” peuvent ici être prépondérants à cause d'un détail. Il faut également faire attention à sa respiration, caractéristique de la personne effrayée. Il y a beaucoup de nuances à maîtriser quand on joue dans un film d'horreur.
Comment s'est déroulé le tournage ?
J'avais déjà travaillé avec Hideo Nakata, à l'époque où il était assistant–réalisateur. Je le connaissais donc suffisamment pour que nos relations soient amicales. Hideo Nakata possède un talent inhabituel. Il ne regarde pas les scènes à travers le moniteur, mais se place à côté de la caméra pour donner ses indications. Cette attitude est de plus en plus rare. C'est assez impressionnant pour les comédiens, plus habitués à ce que le réalisateur se tienne loin. Hideo Nakata fait très attention aux subtilités dans le jeu des acteurs. C'est rassurant qu'il soit très proche de nous, car on sait que les nuances et les efforts que l'on produit sont remarqués et ne restent pas vain. C'est pour cela que Nakata parvient à tirer le meilleur de ses acteurs.
Il paraît que sur le plateau l'atmosphère était à couper au couteau ?
C'est toujours le cas en studio. Comme on est dans les meilleures conditions de travail, le metteur en scène est exigeant. Cependant, sur Dark Water l'ambiance était plutôt décontractée. Mais la concentration des techniciens et des comédiens était optimale. Je pense que le film en a bénéficié.
Sur quels points avez-vous été la plus attentive ?
Tous. En fait, j'étais très attachée à la résistance de Yoshimi, qui refuse de céder à la puissance de la société patriarcale. Le combat de cette mère pour éduquer sa fille et la conserver auprès d'elle m'a profondément émue. Une réplique en particulier m'a faite pleurer. Quand tout va mal,Yoshimi dit à sa fille : “Pour moi, ca va, puisque nous sommes ensemble”. Dans cette histoire, le plus effrayant, c'est que tout ce qui arrive à cette mère peut véritablement se produire dans la réalité. La peur envahit son quotidien. Il était aussi fondamental que les petits gestes affectueux que Yoshimi échange avec sa fille soient crédibles. J'ai donc beaucoup discuté avec Rio Kanno pour qu'une vraie complicité s'installe entre nous, que nous soyons amies. Après le tournage, j'ai été triste de notre séparation. Je ne peux plus l'appeler “Iku–chan”.
Que retiendrez-vous de cette expérience ?
Que j'aime énormément les films d'Hideo Nakata (rires). J'avais vu Ring. Je savais donc que les films d'épouvante pouvaient aussi servir de trame pour des intrigues complexes. Mais je pense sincèrement que Dark Water est plus fort, plus riche, plus vrai que Ring. Avant, je n'affectionnais pas le genre “films d'horreur”. Maintenant que je sais qu'ils peuvent aussi permettre de raconter de belles histoires d'amour, j'ai envie de parfaire ma culture dans ce domaine.
Entretien pour Diaphana.
jeudi 10 avril 2008
Barbara Loden
A la fin, Wanda entre n'importe où, c'est-à-dire dans un bar. Il y a les ouvriers, leurs bonnes amies, on voit bien les cheveux blonds de Wanda détachés sur le noir du décor profond et accueillant comme à l'évidence, il n'a pas besoin d'être montré, chacun l'a reconnu, tout le monde l'habite. Indescriptiblement familier.
Il y a les amis qui chantent, zim zoum zim boum zoum, les chemises à carreaux, les sons mêlés comme des promesses d'étreinte, la rumeur dorée du fraternel.
A toutes les tables, on donne à boire et on écluse sans se lasser.
Wanda baisse un peu la tête, l'image s'arrête.
Le bar, cet effrayant paddock où mon prochain toujours s'éloigne.
Nicole Brenez
Il y a les amis qui chantent, zim zoum zim boum zoum, les chemises à carreaux, les sons mêlés comme des promesses d'étreinte, la rumeur dorée du fraternel.
A toutes les tables, on donne à boire et on écluse sans se lasser.
Wanda baisse un peu la tête, l'image s'arrête.
Le bar, cet effrayant paddock où mon prochain toujours s'éloigne.
Nicole Brenez
Tokyo décadence
Qu'est-ce qui caractérise désormais cette nouvelle vague, terme un peu trop commode, mais qui recouvre cependant un certain état d'esprit, une humeur, une atmosphère ? En parlant d'humeur ou d'atmosphère, on n'est jamais loin du compte : si vous rencontrez, emprisonnés dans un écran d'ordinateur ou de télévision, des visages légèrement verdâtres et inquiétants ressemblant à des traces fantomatiques, c'est que vous êtes devant un film japonais. Prenez peur, l'angoisse n'est jamais très loin.
Si ces images tentent de communiquer avec vous depuis l'au-delà, refusez tout contact car c'est Kiyoshi Kurosawa à l'autre bout du fil, à moins que ce ne soit Miike, Nakata ou Kawase, toute cette génération venue au cinéma par les histoires de fantômes. Ces diables de cinéastes semblent directement branchés sur les ténèbres, et leurs virus sont particulièrement contagieux : apparitions, surgissements. Tous les éclats de la mise en scène des spectres, de Ring 1 et 2 à Dark Water, de Kaïro à Charisma, de Shara au récent Dolls de Kitano, sont somptueux, parfois, et terribles, souvent. La menace est partout, y compris sur les murs les plus hermétiques et sur la bande sonore du film, surtout dans ses pages a priori les plus calmes et les plus sereines.
On se dit, face à ces images, à cet autisme, à ces branchements rhizomatiques, à cette pâleur d'outre-tombe parfois relevée d'éclats de violence ou de burlesque, que Kurosawa et ses copains ou copines sont vraiment fous, de cette folie dont semblent faits les japonais les plus gentiment déments, ceux qui filment la norme pour qu'en surgisse des excroissances toujours plus morbides et monstrueuses. Le plus impressionant n'est pas tant que cette folie soit partagée - quels jeunes cinéastes japonais y échappent aujourd'hui ? Quels spectateurs la refusent ? Pas vous : vous adorez ça, et la délectation est à la hauteur de l'angoisse éprouvée -, mais qu'elle soit assumée avec tant de délicatesse, de finesse, voire d'amabilité. Tous ces cinéastes, que l'on commence à bien connaître par les festivals d'Europe et du monde, sont d'une compagine adorable, à peine punks, plus essentiellement polis, plus ou moins excentriques, mais généralement décontractés et prévenants - même le plus maniaque d'entre eux, Kitano, qui s'adoucit au contact de tout journaliste français.
Souriants, inventifs, pervers, branchés sur l'air du temps, notamment technologique, cinéphiles et cultivés (beaucoup ont été formés par les universités, l'Ecole de cinéma de Tokyo, la lecture des Cahiers du Cinéma/Japon ou dans le culte de Shigehiko Hasumi, un professeur de cinéma au charisme sans égal), ces jeunes cinéastes n'ont pas fini de nous faire mal.
Antoine de Baecque
Si ces images tentent de communiquer avec vous depuis l'au-delà, refusez tout contact car c'est Kiyoshi Kurosawa à l'autre bout du fil, à moins que ce ne soit Miike, Nakata ou Kawase, toute cette génération venue au cinéma par les histoires de fantômes. Ces diables de cinéastes semblent directement branchés sur les ténèbres, et leurs virus sont particulièrement contagieux : apparitions, surgissements. Tous les éclats de la mise en scène des spectres, de Ring 1 et 2 à Dark Water, de Kaïro à Charisma, de Shara au récent Dolls de Kitano, sont somptueux, parfois, et terribles, souvent. La menace est partout, y compris sur les murs les plus hermétiques et sur la bande sonore du film, surtout dans ses pages a priori les plus calmes et les plus sereines.
On se dit, face à ces images, à cet autisme, à ces branchements rhizomatiques, à cette pâleur d'outre-tombe parfois relevée d'éclats de violence ou de burlesque, que Kurosawa et ses copains ou copines sont vraiment fous, de cette folie dont semblent faits les japonais les plus gentiment déments, ceux qui filment la norme pour qu'en surgisse des excroissances toujours plus morbides et monstrueuses. Le plus impressionant n'est pas tant que cette folie soit partagée - quels jeunes cinéastes japonais y échappent aujourd'hui ? Quels spectateurs la refusent ? Pas vous : vous adorez ça, et la délectation est à la hauteur de l'angoisse éprouvée -, mais qu'elle soit assumée avec tant de délicatesse, de finesse, voire d'amabilité. Tous ces cinéastes, que l'on commence à bien connaître par les festivals d'Europe et du monde, sont d'une compagine adorable, à peine punks, plus essentiellement polis, plus ou moins excentriques, mais généralement décontractés et prévenants - même le plus maniaque d'entre eux, Kitano, qui s'adoucit au contact de tout journaliste français.
Souriants, inventifs, pervers, branchés sur l'air du temps, notamment technologique, cinéphiles et cultivés (beaucoup ont été formés par les universités, l'Ecole de cinéma de Tokyo, la lecture des Cahiers du Cinéma/Japon ou dans le culte de Shigehiko Hasumi, un professeur de cinéma au charisme sans égal), ces jeunes cinéastes n'ont pas fini de nous faire mal.
Antoine de Baecque
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