Quand j’y réfléchis, je sens que les raisons qui m’ont fait aimer passionnément cette forme de cinéma que l’on nomme pour aller vite « expérimental », c’est, premièrement, (et c’était surtout vrai dans les années 68-78...) parce que c’était un objet cinématographiquement presque inconnu, un O.C.N.I.. Ce cinéma n’avait pas la parole, il fallait donc le faire parler, commencer à réfléchir sur lui. Et comme il n’y avait rien d’écrit, il fallait aussi inventer des concepts et des termes, construire toute une critique. C’était un objet sauvage, en friche, un bel objet pour quelqu’un qui voulait faire de l’esthétique et établir une théorie des arts.
Deuxièmement, et on ne peut pas le cacher, il y avait une fascination qui venait du côté brut et audacieux, de la grande nudité -dans tous les sens du terme- de ce cinéma. Il y avait là des jeunes gens, des jeunes femmes qui se montraient à nu, (ce qui ne se faisait pas tellement dans le cinéma traditionnel) et qui se mettaient eux-même en scène, avec une grande franchise jusque dans leurs activités sexuelles. Maintenant c’est devenu assez commun, y compris en littérature, mais à l’époque ça faisait de l’effet, c’était une secousse pour un jeune bourgeois comme moi !
La troisième raison que je citerais tient au véritable plaisir que j’éprouvais à regarder ces films, à en apprécier le travail formel, un vrai travail de fignolage au photogramme près. « Arnulf Rainer » par exemple, le film de Peter Kubelka que j’avais découvert à la rue d’Ulm (29 rue d’Ulm, siège de la Cinémathèque française de 1955 à 1963. ndlr) et qui m’avait frappé par son extrême radicalité est un film réalisé à partir d’alternances de photogrammes blancs et de photogrammes noirs. L’équivalent du carré blanc sur fond blanc de Malévitch en quelque sorte. C’était très stimulant … on avait le sentiment d’avoir atteint une des limites du cinéma. Il y a même eu par la suite, des films sans projection ou encore, des films dont les éléments de la projection constituaient l’œuvre elle-même. Par exemple, le faisceau lumineux du projecteur devenait l’œuvre même du film.Ainsi, en dehors de cette radicalité, ce qui me bouleversait le plus, c’était l’énorme travail que les cinéastes devaient accomplir pour aboutir à dix secondes parfaites de cinéma … ces alternances de couleurs dans l’effet d’un clignotement ou la démultiplication de l’image sur l’écran. Enfin un travail formel qui se suffirait à lui-même, il n’y avait plus besoin de propos idéologiques ou de récit. C’est cette forte concentration d’art dans quelques secondes de cinéma qui me bouleversait. Aussi, la troisième raison rejoint-elle la première. Cette haute teneur artistique des films m’incitait à écrire sur eux. Il y avait une sorte de symbiose entre les films et l’apprenti écrivain que j’étais, et que je suis toujours. […] »
Dominique Noguez pour Court-circuit (le magazine), septembre 2005. Propos recueillis par Jean-Claude Mocik.