Vous n'aviez pas de script quand vous avez commencé à tourner : pourquoi cette méthode de travail ?
Tout simplement parce que je déteste écrire ! Donc, je pars d'une idée en l'occurrence, mon enfance à Hong-Kong au début des années 60 , je fais mes repérages et, quand tout le monde est sur le plateau, là je suis bien obligé de m'asseoir à mon bureau ! Si je n'ai pas cette pression, je préfère aller prendre un verre. Ce qui ne veut pas dire que je ne travaille pas : In the mood for love est un film sur lequel je n'ai jamais cessé de chercher. Si je fais des films, c'est que j'ai passé beaucoup de temps au cinéma avec ma mère. Je suis arrivé à Hong-Kong à 5 ans, où j'ai découvert le cinéma tout d'un coup, et j'ai été submergé de sensations. Retrouver ces sensations, les capturer, et les partager avec le public, est ma seule motivation en tant que metteur en scène.
Comment arrivez-vous à convaincre toute une équipe et toute une production à vous suivre ainsi sur un tournage sans cesse prolongé ?
J'ai beaucoup de chance. Je travaille avec mon équipe depuis mon premier film. Nous avons une façon de travailler très organique. Il ne s'agit pas pour les uns et les autres de rendre des comptes au scénario ou au réalisateur. Non, chacun crée à son niveau. Je suis juste un chef de bande : je rassemble tout.
Mesurez-vous l'engagement de vos acteurs Maggie Cheung et Tony Leung ?
Bien sûr, je leur suis très reconnaissant. Ils ont passé seize mois chacun sur ce film. C'est exceptionnel. Et en plus, ils ont dû accepter cette méthode de travail très particulière, sans scénario, en cherchant au jour le jour, parfois à tâtons. C'était pénible pour eux.
Sur un tournage aussi long, comment garder la cohérence du projet ?
Je savais qu'au fond la cohérence était dans ma tête. C'était la seule chose à se dire. Les gens pensaient que je perdais mon temps. Mais il faut parfois faire des détours pour arriver au but qu'on s'est fixé. La plupart du temps, je savais exactement où j'allais, mais j'ai essayé plusieurs chemins. Par exemple, j'aurais pu mettre Angkor au début du film et finir à Singapour. On aurait pu aussi finir à Hong-Kong. Ce n'est qu'une question de structure. J'ai beaucoup cherché. La structure du film telle qu'elle est aujourd'hui est, à mes yeux, proche de la perfection.
Pourquoi Angkor ?
Angkor est une sortie. Il fallait trouver un lieu qui porte un poids en lui-même. Ça devait décoller du strict cadre de la relation amoureuse. Il se passe tant de choses sur cette terre. Leur histoire n'est qu'un petit incident. C'est pourquoi il faut apporter une distance : Angkor était parfait. Mais c'est plus mental que pittoresque. Puis il a fallu trouver une raison pour que le personnage de Tony, qui est journaliste, se retrouve là. D'où les images documentaires avec De Gaulle.
Cette fin évoque Antonioni : était-ce conscient ?
Il se trouve qu'Antonioni est l'un de mes cinéastes préférés. Ce n'était pas réfléchi, mais c'est vrai que quand j'ai tourné les scènes à Angkor, les lieux m'ont rappelé certains films d'Antonioni. Mais j'ai aussi pensé à Robert Bresson pendant les scènes de bureau. Une mise en scène très minimale.
On attend toujours votre comédie musicale.
C'est le prochain film, qui en plus d'être effectivement une comédie musicale, sera un film d'anticipation, 2046. Nous en avons déjà tourné la moitié. L'actrice principale du film est Faye Wong, l'héroïne de Chungking express. Le style du film est inspiré de son contenu. Dans 2046, je tourne en Cinémascope, parce que c'est ce que m'inspirait le sujet. Je crois que la forme du film doit être générée par le fond. Ce n'est pas facile. Faire du cinéma aujourd'hui, c'est comme aller dans un restaurant où beaucoup de places sont déjà prises.
王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrock.