Etes-vous contente, soulagée ou anxieuse de présenter enfin In the mood for love ?
J'ai vu le film pour la première fois hier soir. Je me suis détestée. C'est un peu mon défaut : je ne m'aime jamais beaucoup sur l'écran. Mais je fais la part des choses : j'ai quand même apprécié le film. Et puis ce matin, je me suis réveillée très curieuse d'entendre les journalistes me donner leur point de vue. Si je me sens soulagée, c'est du fait que dans les jours qui viennent, les gens vont s'approprier un film qui a tant pesé sur mes épaules.
Est-ce le film auquel vous avez le plus donné de toute votre carrière ?
Bien sûr. Pour moi, ça représente seize mois de travail. Mais l'engagement est surtout au niveau de la méthode. On est partis de zéro. Avec aucune idée de ce que nous allions tourner. On savait seulement que ce serait un film de Wong Kar-wai, avec son équipe habituelle que je connais bien désormais et Tony et moi comme acteurs. Point barre. J'ai commencé à être impliquée dans le projet dès le départ. C'est vraiment la première fois que je travaille ainsi. D'habitude, un mois avant le tournage, j'ai un scénario très précis. Puis on tourne, tac, tac, tac, et c'est fini. Là, on n'a pas cessé de faire des détours. Pendant seize mois, ça a été des hauts et des bas. J'ai été heureuse, malheureuse, frustrée, en colère, déçue, reconnaissante, etc. Tant d'émotions différentes. J'ai aimé Wong Kar-wai, je l'ai détesté. Même chose pour tous les aspects du film : adorant mon aspect dans le film, puis le détestant. Mais tout cela a un sens, puisque j'ai le sentiment d'avoir vraiment compris mon personnage dans les deux derniers mois seulement.
Là, vous donnez raison à Wong Kar-wai d'avoir fait durer aussi longtemps le tournage.
Oui, c'est un cercle vicieux. D'un côté, j'étais furieuse qu'il prolonge encore et encore le tournage. Mais en même temps, je n'étais pas satisfaite de mon travail, donc je pouvais espérer faire mieux. Où mettre la limite ? Il y a quand même de quoi devenir dingue. Vous tournez une scène plusieurs fois, dont plusieurs bonnes. Mais il veut encore la refaire une fois de plus. Et là, il se passe quelque chose de nouveau qui le fait imaginer une bifurcation : et tout repart dans une nouvelle direction. S'il n'y avait pas eu l'échéance de Cannes, je suis sûre que nous serions encore en train de tourner. Avec un tel perfectionniste, ça peut ne jamais s'arrêter. Plus on passait de temps sur ce film, plus c'était difficile de s'arrêter. Quand vous avez déjà tourné treize mois, qu'est-ce qu'un mois de plus ? Et quand vous en avez fait quatorze, pourquoi pas quinze ?
Vous avez dû refuser beaucoup d'autres films pour rester disponible ?
Principalement des films qui ne me tenaient pas tellement à coeur. J'ai quand même eu le temps de faire un petit film rapide pendant une interruption assez longue du tournage. Ça m'a fait du bien, j'ai retrouvé un peu d'énergie pour In the mood for love.
Après seize mois avec Li-Zhen, votre personnage, vous devez bien la connaître.
C'est quelqu'un qui ne se laisse pas facilement apprivoiser. Ses robes étroites à col haut, sa coiffure précise m'ont aidée à trouver sa rigueur morale, sa rigidité. Mais j'ai mis du temps parce qu'au départ je rejetais son apparence. Je lui ai aussi trouvé une voix plus grave que ma voix habituelle. Ça lui donne une profondeur, une dimension retenue, presque secrète. On n'imagine pas cette femme en train de crier par exemple. Elle est enfermée à double tour.
Où en êtes-vous dans la relation de travail avec Wong Kar-wai ?
On en est à la compréhension et au pardon. Je lui en ai beaucoup voulu mais à l'arrivée, j'ai choisi de lui pardonner et de le supporter jusqu'à la fin du projet. Et maintenant, je sais que si l'on tourne un autre film, on perdra beaucoup moins de temps parce qu'on est arrivés à un stade de compréhension supérieur.
張曼玉 Maggie Cheung. Entretien avec Olivier Nicklaus réalisé le 23 mai 2000 pour les inrocks.