samedi 19 avril 2008

王家衛 Wong Kar-Wai

L'année prochaine, Hong-Kong va réintégrer la Chine. Qu'est-ce que ça va changer dans la vie d'un cinéaste de Hong-Kong ?

Tout le monde parle de 97. Mais le changement a déjà commencé. La psychologie des gens, les structures sociales, le cinéma ont anticipé sur ce changement politique... Depuis 1990-91, il y a eu beaucoup de coproductions entre Hong-Kong et la Chine. Tout le monde attend l'ouverture du marché chinois. Je crois que ça va nous permettre de travailler de plus en plus avec les studios chinois. Et nous allons devoir nous intéresser au marché chinois alors que jusque-là nous avions surtout des débouchés en Corée du Sud, en Malaisie, à Singapour... Personne ne sait exactement ce qui va se passer. Historiquement, Hong-Kong est une partie de la Chine. Elle a été indépendante pendant cent ans et a créé sa propre culture, qui exerce une grande influence sur toute la diaspora chinoise dans le monde. Les Chinois de l'étranger sont habitués aux dramatiques, aux films et à la musique pop cantonaise. Même à Taiwan, où l'on parle le mandarin, on préfère la musique cantonaise... Mais je pense qu'en dix ans les différences vont s'aplanir. Moi, je suis né à Shanghai, mais mon père avait un travail à Hong-Kong et en 1963, ma mère et moi l'avons rejoint là-bas. Il était prévu que mon frère et mes s'urs viennent aussi, mais la Révolution culturelle a éclaté peu après et ils ont été obligés de rester à Shanghai ­ où ils ont connu des moments pénibles. Ma famille a été coupée en deux pendant près de vingt ans. Nous restions en contact avec eux par courrier. C'est assez étrange : nous ne nous sommes pas vus pendant des années mais nous nous écrivions chaque semaine. Nos lettres n'étaient pas censurées car nous n'abordions pas des sujets politiques, mais notre vie quotidienne, ce que nous faisions, les livres que nous lisions.

Comment se sont passées vos premières années à Hong-Kong ?

Nous n'avions aucun parent à Hong-Kong ­ toute la famille se trouvait à Shanghai ­ et nous ne parlions pas le cantonais (langue officielle de Hong-Kong) mais le dialecte de Shanghai. Les premières années, ça a été assez dur pour nous. Comme mon père était directeur d'un night-club, il dormait le jour et travaillait la nuit. Pendant la journée, trois ou quatre fois par semaine, ma mère m'emmenait au cinéma. Elle aimait les films occidentaux. Il y avait beaucoup de salles près de chez nous. Ensuite, nous avons déménagé à Tsimshatsui, un meilleur quartier (où se déroule l'essentiel de son film Chungking express). Nous étions locataires d'une maison, dont nous avions sous-loué plusieurs pièces, en majorité à des Cantonais : c'est ainsi que nous avons commencé à vivre parmi les gens de Hong-Kong. Il n'y avait que des adultes autour de moi, je ne me souviens pas d'autres enfants. Il y avait aussi des Indiens et des Russes dans ce quartier. Les Russes habitaient des meublés. Certains avaient fui l'URSS, d'autres venaient de Chine et parlaient très bien le mandarin (langue du nord de la Chine). Ils étaient tous soûls en permanence. On les voyait couchés par terre dans la rue. A Tsimshatsui, il y avait aussi beaucoup de salles. En dehors du cinéma hollywoodien, on pouvait voir des films français dans des petites salles, en particulier ceux d'Alain Delon.

Vous vous intéressiez aussi au cinéma chinois ?

Bien sûr. L'industrie du cinéma à Hong-Kong était intéressante parce qu'elle produisait deux sortes de films : les films mandarins, destinés à ceux qui avaient quitté la Chine après 1949, qui étaient de meilleure qualité ­ ils se passaient toujours dans le passé, jamais dans le Hong-Kong contemporain. Et les films cantonais ­ en partie des opéras, des comédies musicales ­ tournés en huit ou dix jours. Habituellement, nous allions voir des films mandarins à cause de la langue. Mais à partir des années 70, il y avait tous les jours des films cantonais à la télé. Donc, même dans notre communauté d'expatriés, on connaissait bien le cinéma cantonais. En ce moment, à Hong-Kong, on tourne beaucoup de comédies qui parodient ces vieux films cantonais.

Quels étaient les genres populaires à l'époque ?

Les mélodrames, mais il y avait aussi des contes traditionnels, adaptés de l'Opéra de Pékin. Dans les années 60, mon père ­ il était de gauche, maoïste ­ m'emmenait voir les films de Chine populaire : des fictions ou des documentaires sur la Révolution culturelle. Lorsque j'étais enfant, je ne rêvais pas de devenir cinéaste. J'aimais bien le cinéma, point. Après le lycée, j'ai étudié le graphisme à l'école polytechnique de Hong-Kong, mais je crois que c'était une erreur car je ne connaissais ni le dessin ni l'art en général. Et puis un jour, un ami m'a appris qu'on donnait un cours pendant toute une année à la TVB, la chaîne locale de télévision, grâce auquel on pouvait devenir réalisateur de dramatiques.
Ça m'a semblé être une bonne idée... Et par la suite, j'ai pu travailler comme assistant-producteur, puis scénariste. En 82, les réalisateurs de la Nouvelle Vague de Hong-Kong, qui venaient pour la plupart de la télévision, ont commencé à faire des films pour le cinéma. Et beaucoup de gens comme moi les ont suivis. C'est ainsi que je suis devenu scénariste pour le cinéma. En 82, la mode était aux comédies. Je travaillais alors pour Cinema City, la plus importante compagnie du moment. On était six ou sept dans une pièce, payés pour trouver des idées, des gags. Seul le plus ancien d'entre nous avait la possibilité d'écrire un scénario. J'ai passé trois-quatre ans à écrire des comédies parce que c'était ce qui marchait à l'époque. Après, avec le succès d'A Better tomorrow (de John Woo), tout le monde s'est mis à faire des polars.

Vers cette époque, vous avez travaillé avec Patrick Tam, un des cinéastes de la Nouvelle Vague de Hong-Kong.
Pendant deux ans. Il m'a beaucoup appris sur le montage, sur l'aspect visuel des choses. J'ai écrit plusieurs scénarios pour lui, notamment un film de gangsters. Tout en restant dans le genre, Patrick voulait faire quelque chose de différent par rapport à des films comme A Better tomorrow. Il ne voulait pas de héros, mais des anti-héros. J'avais écrit une trilogie sur deux gangsters minables : on les voit adolescents, à 20 ans, à 30 ans... Et puis, en 88, un producteur m'a offert de tourner un film. Il fallait que ce soit un policier ­ c'était le genre qui marchait et une bonne manière de faire ses classes. J'ai repris la première partie de la trilogie que j'avais écrite pour Patrick Tam, qui est devenue As tears go by (1989). A cette époque, MTV devenait très populaire à Hong-Kong, alors j'ai décidé de faire un film policier dans le style des clips de MTV.

Vous avez pris beaucoup de risques avec Nos années sauvages. Cela n'a-t-il pas été difficile de convaincre un producteur de faire un film intimiste, à l'européenne ?

Non, parce que mon premier film avait eu beaucoup de succès ­ aussi bien sur le plan commercial que sur le plan critique. Le producteur qui avait produit As tears go by m'a donc donné carte blanche. Quand j'ai commencé le tournage de Nos années sauvages, beaucoup de rumeurs couraient sur moi. On disait que je faisais des choses étranges. Les acteurs principaux du film étaient de très grosses stars à Hong-Kong à l'époque et ils étaient étonnés de voir ma manière de les diriger. Je leur demandais par exemple de dire leur texte en regardant la caméra... Quand Nos années sauvages est sorti à Hong-Kong, fin 90, il n'a pas marché, malgré de très bonnes critiques.

Votre manière d'isoler les personnages du reste du monde est très curieuse dans le film : on voit très peu les passants et la vie urbaine. Cela renforce l'impression d'irréalité du film.

Pour moi, c'est comme une pièce de théâtre : scène 1, scène 2, scène 3... Mais il y a aussi une raison pratique à cela. Il était difficile et très cher de tourner un film situé en 1960 avec une vision panoramique sur la ville. D'autre part, mon but n'était pas vraiment de reconstituer les années 60. Il m'importait plus de traduire les différences entre six personnages issus de deux classes sociales différentes. Le personnage joué par Leslie Cheung est originaire de Shanghai. Il a une vie confortable, raffinée. Le policier, Andy Lau, est d'origine cantonaise, il est plus terre à terre... Aujourd'hui, on ne peut plus voir la différence entre Cantonais et Shanghaïens parce que tout le monde parle bien cantonais ­ l'origine n'a plus d'importance. Mais dans les années 60, à Hong-Kong, les Shanghaïens issus de la vague d'immigration de 1949 ne parlaient pas bien le cantonais et restaient entre eux. Les Cantonais disent que les Shanghaïens sont des gens superficiels et qu'ils sont très bons pour le business. Et les Shanghaïens pensent que les Cantonais sont très grossiers et vulgaires.

La fin du film aux Philippines est assez surprenante.

Pour moi, la partie philippine du film est comme un rêve... Comme il n'y avait plus assez d'argent, le producteur ne nous a laissés tourner qu'une semaine là-bas. J'ai dû supprimer beaucoup de choses prévues et il nous a fallu tourner 24 heures sur 24 avec deux équipes. Mais en tant que réalisateur, j'étais toujours sur la brèche ­ je ne pouvais dormir que pendant le trajet entre un lieu de tournage et le suivant. Alors je somnolais tout le temps. Quand on a tourné la scène de la discussion entre Andy Lau et Leslie Cheung dans une chambre d'hôtel de Manille, je n'ai pu diriger qu'un seul plan et je me suis endormi. Les techniciens me réveillaient régulièrement pour me demander si les prises étaient bonnes (rires)...

Vous avez ensuite tourné
Les Cendres du temps, un film de cape et d'épée, un "wu xia pian", comme on en tournait à la chaîne à Hong-Kong dans les années 70.

Le wu xia pian est redevenu populaire au début des années 90. Après l'échec commercial de Nos années sauvages, j'avais du mal à trouver un producteur. Mais en 92, on m'a proposé de faire un wu xia pian, alors j'ai sauté sur l'occasion. Tourner wu xia pian revient très cher, et de nos jours un cinéaste n'a pas souvent la chance d'en faire un. J'ai essayé de me démarquer complètement du genre tout en introduisant dans ce film ­ adapté d'un roman très connu, L'Archer valeureux de Jin Yong ­ tout ce que je savais du wu xia pian. J'ai demandé à Samo Hung (célèbre directeur de scènes d'action du cinéma de kung-fu) de chorégraphier les combats de différentes façons. C'est un mélange de wu xia pian traditionnel et de western. Je me suis inspiré des films de Sergio Leone et de Sam Peckinpah et j'ai utilisé une musique à la Ennio Morricone. La bande-son comptait autant que les images parce que j'ai découvert le wu xia pian dans mon enfance par des feuilletons que j'écoutais à la radio, et non pas par des livres ou des films. C'est pour cette raison qu'il y a beaucoup de voix off dans Les Cendres du temps.

Vous avez tourné ce film en Chine populaire. Etait-ce très différent de ce que vous aviez connu à Hong-Kong ?
Les Cendres du temps
est un film d'extérieurs. Jusque-là, je n'avais tourné que dans des villes, souvent dans des lieux clos. J'ai dû affronter pour la première fois l'espace naturel, le désert. Pour moi, le désert est aussi un lieu clos. On ne pouvait pas aussi bien contrôler la lumière et on dépendait du soleil, des nuages et du vent. Nous avons tourné dans le nord de la Chine, pas loin de Xian et de la Grande Muraille, près d'une petite ville nommée Yi-ling. Un endroit unique, magnifique. Une oasis en plein désert, où l'on a réussi à faire pousser beaucoup d'arbres pour se protéger du vent ­ c'est ainsi qu'on peut y trouver des palmiers.

On dit que vous avez enchaîné avec Chungking express (1994) avant même de terminer Les Cendres du temps.
En fait, on venait juste de terminer le montage. Mais nous étions en stand by. Nous devions attendre le Festival de Venise qui avait lieu deux mois et demi plus tard. Je me suis donc dit "Autant faire un film pendant ce temps." Mon idée était de tourner une sorte de film de vacances, quelque chose de très simple, de très direct, à la manière d'un film d'étudiant, sans grande préparation, sans décors, avec une petite équipe... L'expérience des Cendres du temps avait été trop lourde pour moi ­ c'était la première fois que j'assumais la production d'un de mes films : je devais m'occuper de tout, des acteurs, de l'équipe, du budget... Le tournage avait été tellement compliqué que je voulais faire autre chose, retrouver une certaine spontanéité. Parce que je crois qu'il vaut mieux ne pas trop réfléchir quand on fait des films.

On imagine mal un cinéaste européen, ou même américain, tournant un nouveau film pour se reposer du précédent.

J'en avais besoin. Si j'avais attendu, la fois suivante, je me serais encore lancé dans un gros film du style Les Cendres du temps. Je voulais changer de tempo. Et puis les membres de mon équipe s'étaient habitués à la lenteur du tournage des Cendres du temps. Ils devenaient très méticuleux : pour bouger un objet comme ce cendrier, ils s'y prenaient à deux fois, pesaient le pour et le contre (rires)... Avec Chungking express, on n'avait pas le temps de fignoler, on tournait ça comme un reportage de CNN. L'énergie est une chose primordiale.

王家衛 Wong Kar-Wai. Entretien avec Sophie Bonnet réalisé le 6 mars 1996 pour les inrocks.