jeudi 17 décembre 2009
贾樟柯 Jia Zhang Ke
The World, votre quatrième film, montre que l’expansion économique de la Chine n’est qu’une réalité de ce pays...
L’image qu’on se fait de la Chine en Occident est en fait assez superficielle, on a souvent une image tronquée de ce pays. Il ne faut pas oublier que la Chine est un immense pays, et il y a de très grandes différences entre les villes et les campagnes. Le développement économique se concentre dans les grandes villes ; dans les petites, les habitants sont complètement en-dehors de ça, ils ne savent même pas ce que c’est ! La ville d’où je viens, Fenyang, représente vraiment la Chine typique. Pour la majorité des Chinois, le développement économique est tout à fait artificiel et ne les concerne pas ; le parc mis en scène dans mon film symbolise bien cela.
Par rapport à vos précédents films, The World met en scène une multitude de personnages...
Tous mes films accompagnent l’évolution de la société chinoise après la révolution culturelle. The World évoque la complexité de la société actuelle ; les nombreux personnages décrivent cette complexité, cette diversité.
Le métier du personnage de Qun, styliste, a-t-il été choisi par hasard ? Quand on songe à la levée de boucliers qu’a provoqué la fin des quotas en Europe sur le textile chinois... Est-ce une manière là encore de montrer certaines conséquences de l’ouverture de la Chine ?
Ce que cette styliste fait est vraiment emblématique de la Chine actuelle, qui est littéralement en train de copier tout ce qui vient de l’Occident. Pas seulement les vêtements, mais le modèle économique, les loisirs, tout, ce n’est pas le seul exemple...
Deux personnages, qui pourtant ne se comprennent pas, sont liés par le désir d’ailleurs ; la Russe Anna et la Chinoise Tao, qui évoquent ensemble une sorte d’idéal, figuré par la ville d’Oulan Bator...
Le rêve c’est toujours ailleurs, parce qu’il donne des possibilités d’être libre et de chercher de nouvelles opportunités dans un autre environnement, vierge... Ce lien, Oulan Bator, n’est pas un lien réel, mais un symbole ; ça représente un ancien amour (pour Tao), une sœur lointaine (pour Anna), ce n’est pas leur réalité ni leur propre expérience ; ça reste dans le fantasme et dans le rêve. Dans mon film, les relations entre les gens, ou entre une personne et une ville, ne sont pas vraiment réelles non plus ; tout se construit beaucoup dans l’imagination.
Dans votre film, Pékin représente un personnage à part entière. On peut identifier deux espaces : la ville parfaite, symbolisée par le microcosme du parc d’attraction, et la ville dure, du travail, de la misère. Mais il y a un troisième espace surprenant, c’est la ville déserte. Vous filmez des chantiers nus, le soir, des ouvriers qui marchent seuls dans une rue vide... Pourquoi avoir choisi de montrer un Pékin désert quand on s’attend à le voir bouillonnant d’activité ?
Mais là encore, cette idée du Pékin bouillonnant n’est pas totalement juste ! Dès qu’on s’éloigne un peu du centre-ville, et qu’on atteint les banlieues, où vit la majorité de la population, c’est extrêmement vide ; il y a beaucoup d’immeubles mais peu de gens dans les rues, ce sont des quartiers résidentiels. La ville est vraiment comme ça, assez abstraite et vide en réalité. Il y a bien deux aspects de Pékin : parfois, j’ai l’impression que c’est une immense poubelle avec tous ces chantiers, parfois c’est une ville pleine d’espoir. Mais c’est quand même l’optimisme qui domine !
Donc, on se trompe sur Pékin ?
Le problème, c’est que l’image qu’on a de Pékin, à l’extérieur, est une image de touriste, de visiteur : les petites ruelles, les « hutungs » comme on dit en chinois, c’est le « Wan Fu Jing », la rue principale la plus commerçante, mais ce n’est pas là que nous vivons ! Nous habitons dans la 3e, 4e, 5e ceinture, et là c’est une ville vide, très grande... La réalité du touriste n’est qu’une infime partie de Pékin !
Vos trois premiers films (Xiao Wu, artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus) ont été censurés en Chine, pourquoi ?
Prenons l’exemple de mon premier film, Xiao Wu. Lorsque je l’ai présenté au Bureau du Film Gouvernemental, on m’a demandé « pourquoi avoir choisi un petit voleur comme rôle principal ? » C’était inimaginable pour eux... J’ai simplement répondu « pourquoi pas ? » et je n’ai jamais eu de réponse à cette question !
Dans ce cas-là, pourquoi The World a été autorisé, alors qu’il montre aussi des aspects négatifs de la société chinoise ?
En 2003, j’ai travaillé avec six autres réalisateurs chinois ; tous avaient été censurés auparavant. On a fait pression sur les autorités gouvernementales pour réclamer une plus grande liberté dans les règles de censure ; nous avons écrit une lettre demandant au bureau des censeurs de libéraliser la politique et de changer la manière dont la censure est faite, par exemple créer des interdictions en fonction de l’âge du spectateur, quelque chose qui n’existe pas en Chine. Les médias ont joué un rôle très important, la lettre a été publiée dans plusieurs journaux et ça a beaucoup aidé. La politique de censure a vraiment changé depuis, ça a été une opportunité pour que ce film sorte. The World est diffusé en Chine avec le soutien du Shanghai Film Studio, régi par l’État. J’attendais ce moment depuis sept ans ! Mes trois précédents longs-métrages n’ont été vu que sur des DVD pirates ; dorénavant, les gens peuvent voir mes films dans les salles de cinéma [alors que ses films ont couru les festivals internationaux, jusqu’à Plaisirs inconnus à Cannes, en 2002, NDLR].
Il y a eu une bataille médiatique après la sortie chinoise de The World ?
Oui, il y a eu deux réactions très opposées, les uns se demandant pourquoi montrer des aspects négatifs de la société chinoise, les autres pensant au contraire que j’avais bien fait de montrer le quotidien de la majorité des Chinois. Je m’attendais à ce type de réactions. C’est loin d’être fini, parce qu’avec le développement économique et l’approche des Jeux Olympiques de Pékin (2008), de plus en plus de jeunes réalisateurs veulent montrer cette réalité.
Propos recueillis par Sarah Elkaïm. Entretien avec Jia Zhang-ke, réalisé au Festival des Arts de Bruxelles en mai 2007, publié par critikat.
L’image qu’on se fait de la Chine en Occident est en fait assez superficielle, on a souvent une image tronquée de ce pays. Il ne faut pas oublier que la Chine est un immense pays, et il y a de très grandes différences entre les villes et les campagnes. Le développement économique se concentre dans les grandes villes ; dans les petites, les habitants sont complètement en-dehors de ça, ils ne savent même pas ce que c’est ! La ville d’où je viens, Fenyang, représente vraiment la Chine typique. Pour la majorité des Chinois, le développement économique est tout à fait artificiel et ne les concerne pas ; le parc mis en scène dans mon film symbolise bien cela.
Par rapport à vos précédents films, The World met en scène une multitude de personnages...
Tous mes films accompagnent l’évolution de la société chinoise après la révolution culturelle. The World évoque la complexité de la société actuelle ; les nombreux personnages décrivent cette complexité, cette diversité.
Le métier du personnage de Qun, styliste, a-t-il été choisi par hasard ? Quand on songe à la levée de boucliers qu’a provoqué la fin des quotas en Europe sur le textile chinois... Est-ce une manière là encore de montrer certaines conséquences de l’ouverture de la Chine ?
Ce que cette styliste fait est vraiment emblématique de la Chine actuelle, qui est littéralement en train de copier tout ce qui vient de l’Occident. Pas seulement les vêtements, mais le modèle économique, les loisirs, tout, ce n’est pas le seul exemple...
Deux personnages, qui pourtant ne se comprennent pas, sont liés par le désir d’ailleurs ; la Russe Anna et la Chinoise Tao, qui évoquent ensemble une sorte d’idéal, figuré par la ville d’Oulan Bator...
Le rêve c’est toujours ailleurs, parce qu’il donne des possibilités d’être libre et de chercher de nouvelles opportunités dans un autre environnement, vierge... Ce lien, Oulan Bator, n’est pas un lien réel, mais un symbole ; ça représente un ancien amour (pour Tao), une sœur lointaine (pour Anna), ce n’est pas leur réalité ni leur propre expérience ; ça reste dans le fantasme et dans le rêve. Dans mon film, les relations entre les gens, ou entre une personne et une ville, ne sont pas vraiment réelles non plus ; tout se construit beaucoup dans l’imagination.
Dans votre film, Pékin représente un personnage à part entière. On peut identifier deux espaces : la ville parfaite, symbolisée par le microcosme du parc d’attraction, et la ville dure, du travail, de la misère. Mais il y a un troisième espace surprenant, c’est la ville déserte. Vous filmez des chantiers nus, le soir, des ouvriers qui marchent seuls dans une rue vide... Pourquoi avoir choisi de montrer un Pékin désert quand on s’attend à le voir bouillonnant d’activité ?
Mais là encore, cette idée du Pékin bouillonnant n’est pas totalement juste ! Dès qu’on s’éloigne un peu du centre-ville, et qu’on atteint les banlieues, où vit la majorité de la population, c’est extrêmement vide ; il y a beaucoup d’immeubles mais peu de gens dans les rues, ce sont des quartiers résidentiels. La ville est vraiment comme ça, assez abstraite et vide en réalité. Il y a bien deux aspects de Pékin : parfois, j’ai l’impression que c’est une immense poubelle avec tous ces chantiers, parfois c’est une ville pleine d’espoir. Mais c’est quand même l’optimisme qui domine !
Donc, on se trompe sur Pékin ?
Le problème, c’est que l’image qu’on a de Pékin, à l’extérieur, est une image de touriste, de visiteur : les petites ruelles, les « hutungs » comme on dit en chinois, c’est le « Wan Fu Jing », la rue principale la plus commerçante, mais ce n’est pas là que nous vivons ! Nous habitons dans la 3e, 4e, 5e ceinture, et là c’est une ville vide, très grande... La réalité du touriste n’est qu’une infime partie de Pékin !
Vos trois premiers films (Xiao Wu, artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus) ont été censurés en Chine, pourquoi ?
Prenons l’exemple de mon premier film, Xiao Wu. Lorsque je l’ai présenté au Bureau du Film Gouvernemental, on m’a demandé « pourquoi avoir choisi un petit voleur comme rôle principal ? » C’était inimaginable pour eux... J’ai simplement répondu « pourquoi pas ? » et je n’ai jamais eu de réponse à cette question !
Dans ce cas-là, pourquoi The World a été autorisé, alors qu’il montre aussi des aspects négatifs de la société chinoise ?
En 2003, j’ai travaillé avec six autres réalisateurs chinois ; tous avaient été censurés auparavant. On a fait pression sur les autorités gouvernementales pour réclamer une plus grande liberté dans les règles de censure ; nous avons écrit une lettre demandant au bureau des censeurs de libéraliser la politique et de changer la manière dont la censure est faite, par exemple créer des interdictions en fonction de l’âge du spectateur, quelque chose qui n’existe pas en Chine. Les médias ont joué un rôle très important, la lettre a été publiée dans plusieurs journaux et ça a beaucoup aidé. La politique de censure a vraiment changé depuis, ça a été une opportunité pour que ce film sorte. The World est diffusé en Chine avec le soutien du Shanghai Film Studio, régi par l’État. J’attendais ce moment depuis sept ans ! Mes trois précédents longs-métrages n’ont été vu que sur des DVD pirates ; dorénavant, les gens peuvent voir mes films dans les salles de cinéma [alors que ses films ont couru les festivals internationaux, jusqu’à Plaisirs inconnus à Cannes, en 2002, NDLR].
Il y a eu une bataille médiatique après la sortie chinoise de The World ?
Oui, il y a eu deux réactions très opposées, les uns se demandant pourquoi montrer des aspects négatifs de la société chinoise, les autres pensant au contraire que j’avais bien fait de montrer le quotidien de la majorité des Chinois. Je m’attendais à ce type de réactions. C’est loin d’être fini, parce qu’avec le développement économique et l’approche des Jeux Olympiques de Pékin (2008), de plus en plus de jeunes réalisateurs veulent montrer cette réalité.
Propos recueillis par Sarah Elkaïm. Entretien avec Jia Zhang-ke, réalisé au Festival des Arts de Bruxelles en mai 2007, publié par critikat.
dimanche 1 novembre 2009
王兵 Wang Bing
Un être errant - Je suis issu d'une famille normale, d'une famille de Chinois moyens. Le cursus de tous les Chinois est à peu près le même, j'ai donc moi aussi travaillé pendant plusieurs années avant d'entrer à l'Université. Ma seule particularité, c'est que j'ai commencé à travailler très jeune, dans un centre de recherche en architecture où mon père avait lui-même travaillé, où la plupart des gens étaient des intellectuels. J'ai commencé à m'intéresser au cinéma plus tard, quand j'étais à l'université. Andreï Tarkovski est le cinéaste qui m'a le plus marqué. Devenir un professionnel était pour moi à l'époque hors de question. D'ailleurs, je ne suis pas sûr que le cinéma soit ma profession. Mes études elles-mêmes ont suivi divers chemins... Au départ, je me destinais à la photographie ! Je crois que je suis un être errant entre plusieurs réalités incertaines (sourire). Entre la fin de mes études et le tournage d'A l'ouest des rails, j'ai vécu dans la banlieue de Pékin avec des artistes, des musiciens, des peintres, des gens qui faisaient des installations et des performances... Moi-même, j'en ai fait une. J'ai toujours été sensible à l'image en mouvement. Je pense même que l'image et le son sont mes seules sensibilités.
Genèse - Pendant mes études à Shenyang (ma ville d'origine se trouve à deux mille kilomètres de Shenyang), le quartier de Tie Xi était très proche de l'université. J'y suis allé souvent pour y faire des photos. La première fois, je me suis senti perdu, très triste. Chacun aimerait pouvoir espérer dans l'avenir, mais ce n'est pas toujours le cas. Et quand je me trouvais dans Tie Xi, c'était la sensation la plus forte qu'il m'arrivait d'éprouver, pour ces gens-là et pour moi-même. La plupart de mes amis de la fac venaient des environs. Mes amis préféraient aller faire des photos à la campagne pour échapper à leur réalité. Moi, je préférais photographier Tie Xi, sans doute parce que ce lieu n'a rien à voir avec ma vie antérieure. La découverte de Tie Xi a donc été pour moi un choc. Quand je faisais des photos, il y avait une force apparente dans l'image, presque déjà une forme proposée par le lieu lui-même. C'était très suggestif. Il me semblait qu'il y avait quelque chose derrière cette forme. Je n'ai pas creusé ce point à ce moment-là. Ensuite, au contact de mes amis artistes, à Pékin, j'ai commencé à regarder le monde différemment. J'avais besoin de savoir qui j'étais, quel était le sens de la vie, etc. Nous nageons dans une mer d'incertitude, et je pensais qu'en faisant un film, je comprendrais mieux ce que nous sommes et pourquoi nous sommes comme nous sommes. C'était comme une sorte d'idéal, sans doute trop élevé, mais c'était le mien. Aujourd'hui, je m'aperçois qu'en réalisant A l'ouest des rails, plutôt que d'essayer de me comprendre moi, j'ai contourné le problème en tentant de comprendre comment les autres vivent.
Tournage - La famille de ma copine habite tout près de Tie Xi. Comme je n'avais pas de boulot, j'ai cherché ce que je pouvais bien faire. Je me suis procuré une caméra et nous avons loué une petite chambre dans le quartier pendant deux ans. Tous les jours ou presque, comme si j'allais au travail, j'allais filmer. Je ne savais absolument pas ce que j'allais faire de ces images. Je connaissais très bien la géographie du quartier. Pour pouvoir tourner, j'ai systématiquement évité les chefs et les directeurs. Si j'avais parlé avec eux, je me serais sûrement fait virer définitivement. Je me suis attaché à parler et à vivre avec les ouvriers, avec ceux qui travaillent. C'était très agréable, je me sentais très à l'aise et eux aussi. J'ai passé beaucoup de temps avec eux. J'ai compris qu'il ne fallait pas trop prendre le film au sérieux. Si je pouvais tourner, tant mieux, sinon tant pis. Filmer est devenu une partie de mon existence, mais le plus important était de vivre parmi eux. Au bout d'un moment, je crois qu'ils ne se rendaient plus compte que je filmais. Je leur étais devenu si familier qu'ils ne faisaient plus de différence entre moi avec ma caméra et un marchand avec ses légumes. D'autre part, les événements extérieurs au film (l'usine était sur le point de fermer) pesaient de plus en plus lourd et des gens avaient l'impression d'être aspirés par un trou noir. Ils se sentaient seuls et sans aide. Le film a soudain pris une autre importance pour eux, et certains ont voulu parler pour témoigner, peut-être aussi pour se confier parce qu'ils n'avaient personne d'autre à qui parler. Je n'intervenais pas du tout dans ce qui leur arrivait. Je me contentais de les écouter. Est-ce qu'ils avaient vraiment confiance en moi ? Je ne sais pas. Mais je sais que certaines personnes, à cause des incertitudes de la vie, se sont confiées à ma caméra. Je ne sais pas si j'ai réalisé un film politique, mais la politique fait partie de la vie, et j'ai filmé la vie. Aujourd'hui, la plupart des usines de Tie Xi ont été démolies. Il reste une couche de ciment et de brique par terre, très épaisse.
Filmage/montage - Je filmais beaucoup, j'aimais laisser les plans aller, recadrer souvent pour suivre ce qui se passait à côté. Pendant le tournage, je me suis aperçu qu'il fallait aussi respecter l'intégralité de l'espace. La quantité de rushes (300 heures) n'a pas été un handicap au moment du montage. J'avais une mémoire très fraîche des scènes que j'avais tournées et je savais très bien ce que je voulais garder. Je n'ai donc pas revu tout ce que j'avais filmé. Le gros problème qui s'est posé à moi est d'ordre esthétique : je ne savais pas très bien à quel moment je devais couper... J'ai passé un très long moment à réfléchir à ce problème. J'ai d'abord collaboré avec deux monteurs chinois différents, mais le résultat ne me satisfaisait pas. J'ai finalement trouvé la solution grâce un monteur anglais qui s'appelle Adam Kerby et qui m'a aidé à monter la première partie. Le principe de montage une fois établi, j'ai pu ensuite monter seul les deux dernières parties. Le problème était de trouver le bon rythme, un équilibre entre récit et fragmentation. Je ne voulais pas que le film soit trop narratif, mais je ne voulais pas non plus gommer toute trace de récit. Mais plus importante est la construction. A l'ouest des rails est un film que j'ai voulu construire avec rigueur, où les parties différentes font partie d'une structure générale solide et préconçue : au moment du tournage, je savais déjà que mon film serait divisé en trois parties et je savais lesquelles.
Entretien avec Jean-Baptiste Morain réalisé le 09 juin 2004 pour les inrocks et trouvé ici. Interprète : Zhang Xian Min.
Genèse - Pendant mes études à Shenyang (ma ville d'origine se trouve à deux mille kilomètres de Shenyang), le quartier de Tie Xi était très proche de l'université. J'y suis allé souvent pour y faire des photos. La première fois, je me suis senti perdu, très triste. Chacun aimerait pouvoir espérer dans l'avenir, mais ce n'est pas toujours le cas. Et quand je me trouvais dans Tie Xi, c'était la sensation la plus forte qu'il m'arrivait d'éprouver, pour ces gens-là et pour moi-même. La plupart de mes amis de la fac venaient des environs. Mes amis préféraient aller faire des photos à la campagne pour échapper à leur réalité. Moi, je préférais photographier Tie Xi, sans doute parce que ce lieu n'a rien à voir avec ma vie antérieure. La découverte de Tie Xi a donc été pour moi un choc. Quand je faisais des photos, il y avait une force apparente dans l'image, presque déjà une forme proposée par le lieu lui-même. C'était très suggestif. Il me semblait qu'il y avait quelque chose derrière cette forme. Je n'ai pas creusé ce point à ce moment-là. Ensuite, au contact de mes amis artistes, à Pékin, j'ai commencé à regarder le monde différemment. J'avais besoin de savoir qui j'étais, quel était le sens de la vie, etc. Nous nageons dans une mer d'incertitude, et je pensais qu'en faisant un film, je comprendrais mieux ce que nous sommes et pourquoi nous sommes comme nous sommes. C'était comme une sorte d'idéal, sans doute trop élevé, mais c'était le mien. Aujourd'hui, je m'aperçois qu'en réalisant A l'ouest des rails, plutôt que d'essayer de me comprendre moi, j'ai contourné le problème en tentant de comprendre comment les autres vivent.
Tournage - La famille de ma copine habite tout près de Tie Xi. Comme je n'avais pas de boulot, j'ai cherché ce que je pouvais bien faire. Je me suis procuré une caméra et nous avons loué une petite chambre dans le quartier pendant deux ans. Tous les jours ou presque, comme si j'allais au travail, j'allais filmer. Je ne savais absolument pas ce que j'allais faire de ces images. Je connaissais très bien la géographie du quartier. Pour pouvoir tourner, j'ai systématiquement évité les chefs et les directeurs. Si j'avais parlé avec eux, je me serais sûrement fait virer définitivement. Je me suis attaché à parler et à vivre avec les ouvriers, avec ceux qui travaillent. C'était très agréable, je me sentais très à l'aise et eux aussi. J'ai passé beaucoup de temps avec eux. J'ai compris qu'il ne fallait pas trop prendre le film au sérieux. Si je pouvais tourner, tant mieux, sinon tant pis. Filmer est devenu une partie de mon existence, mais le plus important était de vivre parmi eux. Au bout d'un moment, je crois qu'ils ne se rendaient plus compte que je filmais. Je leur étais devenu si familier qu'ils ne faisaient plus de différence entre moi avec ma caméra et un marchand avec ses légumes. D'autre part, les événements extérieurs au film (l'usine était sur le point de fermer) pesaient de plus en plus lourd et des gens avaient l'impression d'être aspirés par un trou noir. Ils se sentaient seuls et sans aide. Le film a soudain pris une autre importance pour eux, et certains ont voulu parler pour témoigner, peut-être aussi pour se confier parce qu'ils n'avaient personne d'autre à qui parler. Je n'intervenais pas du tout dans ce qui leur arrivait. Je me contentais de les écouter. Est-ce qu'ils avaient vraiment confiance en moi ? Je ne sais pas. Mais je sais que certaines personnes, à cause des incertitudes de la vie, se sont confiées à ma caméra. Je ne sais pas si j'ai réalisé un film politique, mais la politique fait partie de la vie, et j'ai filmé la vie. Aujourd'hui, la plupart des usines de Tie Xi ont été démolies. Il reste une couche de ciment et de brique par terre, très épaisse.
Filmage/montage - Je filmais beaucoup, j'aimais laisser les plans aller, recadrer souvent pour suivre ce qui se passait à côté. Pendant le tournage, je me suis aperçu qu'il fallait aussi respecter l'intégralité de l'espace. La quantité de rushes (300 heures) n'a pas été un handicap au moment du montage. J'avais une mémoire très fraîche des scènes que j'avais tournées et je savais très bien ce que je voulais garder. Je n'ai donc pas revu tout ce que j'avais filmé. Le gros problème qui s'est posé à moi est d'ordre esthétique : je ne savais pas très bien à quel moment je devais couper... J'ai passé un très long moment à réfléchir à ce problème. J'ai d'abord collaboré avec deux monteurs chinois différents, mais le résultat ne me satisfaisait pas. J'ai finalement trouvé la solution grâce un monteur anglais qui s'appelle Adam Kerby et qui m'a aidé à monter la première partie. Le principe de montage une fois établi, j'ai pu ensuite monter seul les deux dernières parties. Le problème était de trouver le bon rythme, un équilibre entre récit et fragmentation. Je ne voulais pas que le film soit trop narratif, mais je ne voulais pas non plus gommer toute trace de récit. Mais plus importante est la construction. A l'ouest des rails est un film que j'ai voulu construire avec rigueur, où les parties différentes font partie d'une structure générale solide et préconçue : au moment du tournage, je savais déjà que mon film serait divisé en trois parties et je savais lesquelles.
Entretien avec Jean-Baptiste Morain réalisé le 09 juin 2004 pour les inrocks et trouvé ici. Interprète : Zhang Xian Min.
samedi 31 octobre 2009
Chris Marker
La pauvreté des moyens, qui est (au moins dans mon cas) plus souvent question de circonstances que de choix, ne m’a jamais paru devoir fonder une esthétique, et les histoires de Dogme me sortent par les yeux. C’est plutôt à titre d’encouragement pour jeunes cinéastes démunis que je mentionne ces quelques détails techniques : le matériel de La Jetée a été créé avec un appareil photo Pentax 24x36, et le seul passage tourné « cinéma », celui qui aboutit au battement d’yeux, avec une caméra 35mm Arriflex empruntée pour une heure. Sans Soleil a été tourné intégralement avec une caméra Beaulieu 16mm, muette (il n’y a pas un plan synchrone dans tout le film) avec bobines de 30m – 2’44 d’autonomie ! – et un petit magnétophone à cassettes – même pas un walkman, qui n’existait pas encore… Le seul élément sophistiqué – pour l’époque – était le synthétiseur d’images Spectre, également emprunté pour quelques jours. Ceci pour dire que les outils de base pour ces deux films étaient littéralement à la portée de n’importe qui. Je n’en tire pas une sotte gloriole, seulement la conviction qu’aujourd’hui, avec en plus l’ordinateur et les petites caméras DV, hommage involontaire à Dziga Vertov, un cinéaste débutant n’a aucune raison de suspendre son destin à l’imprévisibilité des producteurs ou l’arthritisme des télévisions, et qu’en suivant ses idées, ou ses passions, il verra peut-être un jour ses bricolages élevés au rang de DVD par des gens sérieux.
Chris Marker (2003)
Chris Marker (2003)
vendredi 30 octobre 2009
王超 Wang Chao
Après avoir réalisé L'Orphelin d'Anyang, Jour et nuit et Voiture de luxe, trois films, mettant en perspective la réalité chinoise contemporaine à l’échelle de l’humain, j’ai décidé de faire une pause. Un auteur se doit constamment de rester en alerte, de s’interroger sans cesse : Suis-je capable de continuer à me soucier d’autrui et à exercer un esprit critique ? Mes propres réalité et intériorité ne posent-elles pas problème ? Oserai-je réellement me faire face, comme je l’ai déjà fait avec la Chine contemporaine ?
En septembre 2006, lors de l’avant-première de Voiture de luxe en France, je me suis retrouvé dans une situation amoureuse qui m’était inconnue. A Paris, alors que j’échangeais chaque jour des coups de téléphone avec ma petite amie chinoise étudiante aux Etats-Unis, j’ai été confronté à l’enthousiasme d’une jeune ballerine chinoise venue exprès de Munich pour me voir à Paris.
A cause des tiraillements de mon coeur et de mon corps, je ne distinguais plus mon visage, mais je faisais pourtant tout pour m’en approcher, comme un jeu sucré voué à la souffrance, aussi réel, aussi vaniteux. Dans les cinémas parisiens, lorsque je regardais mon film avec le public français, les difficultés de la Chine présentes dans Voiture de luxe s’éloignaient de moi peu à peu. Je ressentais uniquement ce que j’appelais amour ou non-amour à ce moment-là ainsi que les souffrances et l’angoisse que provoquent les contradictions entre loyauté et trahison.
En septembre à Paris, sous un ciel sans nuages, je pouvais à tout moment inconsciemment ou consciemment tourner le dos à cette femme. Dans ces cas-là, se faire face avec tolérance et franchise est la seule façon d’être en paix, mais nous sommes souvent incapables de faire preuve de vraie tolérance et de vraie franchise et notre âme n’est jamais vraiment en paix.
Memory of Love explore ainsi l’âme humaine : ce film essaie d’être tolérant et franc… envers cette femme, ces deux hommes font tous les efforts possibles, tout comme moi je le fais à présent. Pourtant l’avenir n’est pas rose, la route est difficile. Parce que le début est peut-être la fin. Or la fin est nécessairement un nouveau début. Si nous n’avons pas encore renoncé, si nous persistons, si nous continuons de croire que la tolérance et la franchise sont les seuls moyens de calmer l’âme, alors l’amour sera toujours là. Et même si nous ne pouvons plus jamais avoir cette femme, l’espoir sera toujours présent.
WANG Chao, Pékin, le 4 juin 2007.
En septembre 2006, lors de l’avant-première de Voiture de luxe en France, je me suis retrouvé dans une situation amoureuse qui m’était inconnue. A Paris, alors que j’échangeais chaque jour des coups de téléphone avec ma petite amie chinoise étudiante aux Etats-Unis, j’ai été confronté à l’enthousiasme d’une jeune ballerine chinoise venue exprès de Munich pour me voir à Paris.
A cause des tiraillements de mon coeur et de mon corps, je ne distinguais plus mon visage, mais je faisais pourtant tout pour m’en approcher, comme un jeu sucré voué à la souffrance, aussi réel, aussi vaniteux. Dans les cinémas parisiens, lorsque je regardais mon film avec le public français, les difficultés de la Chine présentes dans Voiture de luxe s’éloignaient de moi peu à peu. Je ressentais uniquement ce que j’appelais amour ou non-amour à ce moment-là ainsi que les souffrances et l’angoisse que provoquent les contradictions entre loyauté et trahison.
En septembre à Paris, sous un ciel sans nuages, je pouvais à tout moment inconsciemment ou consciemment tourner le dos à cette femme. Dans ces cas-là, se faire face avec tolérance et franchise est la seule façon d’être en paix, mais nous sommes souvent incapables de faire preuve de vraie tolérance et de vraie franchise et notre âme n’est jamais vraiment en paix.
Memory of Love explore ainsi l’âme humaine : ce film essaie d’être tolérant et franc… envers cette femme, ces deux hommes font tous les efforts possibles, tout comme moi je le fais à présent. Pourtant l’avenir n’est pas rose, la route est difficile. Parce que le début est peut-être la fin. Or la fin est nécessairement un nouveau début. Si nous n’avons pas encore renoncé, si nous persistons, si nous continuons de croire que la tolérance et la franchise sont les seuls moyens de calmer l’âme, alors l’amour sera toujours là. Et même si nous ne pouvons plus jamais avoir cette femme, l’espoir sera toujours présent.
WANG Chao, Pékin, le 4 juin 2007.
jeudi 29 octobre 2009
L'oeil sa muse
Le jardin chinois proposé par Érik Bullot n’est pas en Chine. Il n’est pas non plus à Rome, où a été tourné le film. Il n’est, à proprement parler, nulle part, sinon dans une espèce de “ chambre des intervalles ” qui ferait communiquer la bambouseraie miniature de la Villa Médicis, un dragon de papier que l’on peint, un faux mandarin que précède, en plein jour, un serviteur portant une lanterne, et bien sûr une allusive cérémonie du thé.
Le Jardin chinois ne cherche pas à imiter un jardin chinois, des Chinois, mais à les signifier. L’étrangeté du film – constitutive du style Bullot – est qu’il ne cesse de dévoiler sa fausseté, de “ mettre à nu le procédé ”, un peu comme chez Brecht auquel on ne peut se retenir de penser (ou chez le Barthes de l’Empire des signes). À la fin du film, une superlative mise à nu du procédé fait sortir de l’espace du jeu – de la fiction – une des figures (incarnée par Danielle Shirman) ; elle prend un tramway romain typique, on la voit traverser des quartiers sans qualités, visage neutre, obtus, débarrassée de la Chine. Seul le vêtement la signifie encore, résiduellement. L’exotisme, c’est en fin de compte cela, cette défroque dérisoire.
Jacques Aumont - L’œil sa muse - Notes sur le cinéma d’Érik Bullot
Le Jardin chinois ne cherche pas à imiter un jardin chinois, des Chinois, mais à les signifier. L’étrangeté du film – constitutive du style Bullot – est qu’il ne cesse de dévoiler sa fausseté, de “ mettre à nu le procédé ”, un peu comme chez Brecht auquel on ne peut se retenir de penser (ou chez le Barthes de l’Empire des signes). À la fin du film, une superlative mise à nu du procédé fait sortir de l’espace du jeu – de la fiction – une des figures (incarnée par Danielle Shirman) ; elle prend un tramway romain typique, on la voit traverser des quartiers sans qualités, visage neutre, obtus, débarrassée de la Chine. Seul le vêtement la signifie encore, résiduellement. L’exotisme, c’est en fin de compte cela, cette défroque dérisoire.
Jacques Aumont - L’œil sa muse - Notes sur le cinéma d’Érik Bullot
Erik Bullot
La plupart de mes films sont des jeux poétiques. Les relations entre les images sont ironiques. J’ai aussi réalisé un journal filmé qui suit mon fils depuis sa naissance. Ce journal filmé est très simple. Il montre mon fils grandir peu à peu au fil des années. Réfléchir sur le cinéma et filmer l’enfance sont pour moi indissociables. Je rêve de réaliser des films pour des enfants savants.
Erik Bullot, Chroniques Chinoises qu'on peut lire sur Le Silo
Erik Bullot, Chroniques Chinoises qu'on peut lire sur Le Silo
Le Jardin chinois
Une nouvelle des Enfantines de Valery Larbaud, la Grande époque, décrit les pays imaginaires traversés par des enfants dans un jardin sans doute minuscule. Un continent à l’échelle d’une plate-bande. Le Jardin chinois obéit à une même règle du jeu. Dans un jardin classique, celui de la Villa Médicis à Rome, lieu des grandes vacances par excellence, le jeu consiste à provoquer l’apparition de l’Empire céleste par les moyens les plus ténus possibles, jusqu’au rêve absolu : filmer Rome en Chine, ériger le principe d’étrangeté poétique en méthode. Deux oiseaux en bois peint, un éventail et une ombrelle suffisent à introduire le soupçon d’un léger décalage dans un univers d’artifice où l’humain frôle la marionnette, où le fantôme de la peinture se profile dans le goût exacerbé du tableau et la pigmentation produite par le gonflage du super-8. Exténuer peu à peu l’image jusqu’à sa déréalisation par excès de blancheur, à la manière des visions embuées au sortir de l’eau, du passage de l’ombre à la vive lumière : tel est le paradoxe poétique de ce jardin chinois.
Erik Bullot, Le Jardin chinois
Erik Bullot, Le Jardin chinois
samedi 20 juin 2009
錢起 效古秋夜長
秋漢飛玉霜
北風掃荷香
含情紡織孤燈盡
拭淚相思寒漏長
簷前碧雲靜如水
月吊棲烏啼鳥起
誰家少婦事鴛機
錦幕雲屏深掩扉
白玉窗中聞落葉
應憐寒女獨無衣
La vapeur bleue de l'automne, s'étend sur le fleuve ;
de petites herbes sont couvertes de gelée blanche,
Comme si un sculpteur avait laissé tomber sur elles de la poussiére de jade.
Les fleurs n'ont déjà plus de parfum; le vent du nord va les faire tomber,
et bientôt les nénuphars navigueront sur le fleuve.
Ma lampe s'est éteinte d'elle même,
la soirée est finie, je vais aller me coucher.
L'automne est bien long dans mon cœur, et les larmes,
que j'essuie sur mon visage se renouvelleront toujours.
Herbstnebel wallen bläulich überm See;
Vom Reif bezogen stehen alle Gräser;
Man meint', ein Künstler habe Staub vom Jade
Über die feinen Blüten ausgestreut.
Der süße Duft der Blumen is verflogen;
Ein kalter Wind beugt ihre Stengel nieder.
Bald werden die verwelkten, goldnen Blätter
Der Lotosblüten auf dem Wasser ziehn.
Mein Herz ist müde. Meine kleine Lampe
Erlosch mit Knistern; es gemahnt mich an den Schlaf.
Ich komm zu dir, traute Ruhestätte!
Ja, gib mir Ruh, ich hab Erquickung not!
Ich weine viel in meinen Einsamkeiten.
Der Herbst in meinem Herzen währt zu lange.
Sonne der Liebe, willst du nie mehr scheinen,
Um meine bittern Tränen mild aufzutrocknen?
錢起 效古秋夜長 suivi de Le soir d'automne, traduction et adaptation de Judith Gautier puis du texte Das Lied von der Erde, adatation par Gustav Mahler de la traduction d'Hans Bethge. Plus ici.
北風掃荷香
含情紡織孤燈盡
拭淚相思寒漏長
簷前碧雲靜如水
月吊棲烏啼鳥起
誰家少婦事鴛機
錦幕雲屏深掩扉
白玉窗中聞落葉
應憐寒女獨無衣
La vapeur bleue de l'automne, s'étend sur le fleuve ;
de petites herbes sont couvertes de gelée blanche,
Comme si un sculpteur avait laissé tomber sur elles de la poussiére de jade.
Les fleurs n'ont déjà plus de parfum; le vent du nord va les faire tomber,
et bientôt les nénuphars navigueront sur le fleuve.
Ma lampe s'est éteinte d'elle même,
la soirée est finie, je vais aller me coucher.
L'automne est bien long dans mon cœur, et les larmes,
que j'essuie sur mon visage se renouvelleront toujours.
Herbstnebel wallen bläulich überm See;
Vom Reif bezogen stehen alle Gräser;
Man meint', ein Künstler habe Staub vom Jade
Über die feinen Blüten ausgestreut.
Der süße Duft der Blumen is verflogen;
Ein kalter Wind beugt ihre Stengel nieder.
Bald werden die verwelkten, goldnen Blätter
Der Lotosblüten auf dem Wasser ziehn.
Mein Herz ist müde. Meine kleine Lampe
Erlosch mit Knistern; es gemahnt mich an den Schlaf.
Ich komm zu dir, traute Ruhestätte!
Ja, gib mir Ruh, ich hab Erquickung not!
Ich weine viel in meinen Einsamkeiten.
Der Herbst in meinem Herzen währt zu lange.
Sonne der Liebe, willst du nie mehr scheinen,
Um meine bittern Tränen mild aufzutrocknen?
錢起 效古秋夜長 suivi de Le soir d'automne, traduction et adaptation de Judith Gautier puis du texte Das Lied von der Erde, adatation par Gustav Mahler de la traduction d'Hans Bethge. Plus ici.
jeudi 28 mai 2009
Andy Warhol
We have one more of those curious paradoxes with which Warhol's work abounds. There is this popular notion that Warhol is the commercial artist of the Underground. That notion is promoted by both the wider public and by the aestheticians of the avant-garde. The paradox is that the cinema of Andy Warhol, more than any other cinema, is undermining the accepted notions of the American entertainment and commercial film. The cinema of Brakhage or the cinema of Markopoulos or the cinema of Michael Snow has nothing to do with the entertainment film. They are clearly working in another, non-narrative, non-entertainment area, as in a classical way and meaning we say all poetry is in a different area. But the cinema of Warhol, The Chelsea Girls, The Nude Restaurant, The Imitation of Christ, is part of the narrative cinema, is within the field of cinema that is called 'movies,' it deals with 'people,' is part of if. Is part of if, but is of a totally different ilk. That's why the movies of Andy Warhol cannot be ignored by the commercial exhibitors. At the same time, once they are in, and they are ln,they are undermining, or rather transforming, or still more precisely, transporting the entertainment, the narrative film to an entirely different plane of experience. From the plane of purely sensational, emotional and kinesthetic entertainment, the film is transported to a plane that is outside the suspense,outside the plot, outside the climaxes - to a plane where we find Tom Jones, and Moby Dick, and Joyce, and also Dreyer, Dovzhenko, and Bresson. That is, it becomes an entertainment of a more subtle, more eternal kind, where we are not hypnotized into something but where we sort of study, watch, contemplate, listen - not so much for the 'big actions' but for the small words, intonations, colors of voices, colors of words, projections of the voices; the content that is in the quality and movements of the voices and expressions (in the Hitchcock or Nichols movies the voices are purposeful, theatrical monotones) - a content of a much more complex, finer and rarer kind is revealed through them. And these faces and these words and these movements are not bridges for something else, for some other actions, no: they are themselves the actions. So that when you watch The Imitation of Christ, when you watch this protagonist who does practically nothing, who gays very little - when you watch him from this new, transported plane of the New Art (all minimal art exists on this transported plane) - you discover gradually that the occupation of watching him and listening to him is more intellectually fruitful, more engaging, and more entertaining than watching most of the contemporary 'action' and 'entertainment' or serious 'art' movies. A protagonist emerges with a unique richness of character. All the mystical and romantic seekers of Truth and God have left their marks in this character. Patrick is the hero of the end of the 20th century. Every little word, sound, hesitation, silence, movement reflects it totally and completely. Not that Warhol made him act that way, to be that way: he chose him perfectly and flawlessly and allowed him to be himself within the context, and chose him for those qualities and in that place.
Jonas Mekas, Notes After Reseeing the Movies of Andy Warhol (extrait), publié dans Andy Warhol Film Factory, Michael O'Pray ed., British Film Institute, 1989
Jonas Mekas, Notes After Reseeing the Movies of Andy Warhol (extrait), publié dans Andy Warhol Film Factory, Michael O'Pray ed., British Film Institute, 1989
lundi 25 mai 2009
Andy Warhol
Mia Hansen-Loeve : Vous défendez aussi le cinéma expérimental. Pouvez-vous me parler du cinéma d'Andy Warhol ?
Jonas Mekas : Il y a plusieurs époques dans son cinéma. La période silencieuse, la période sonore, puis une autre qui commence avec, arrivée de Paul Morrissey et des autres. Ces périodes sont très différentes les unes des autres. Pour moi, la plus importante est la silencieuse. Sleep, Empire, Heat. A cette époque, Andy est très proche de certains courants dans la musique contemporaine, comme de La Monte Young qui étire une seule note pendant quatre, cinq voire six heures. On en perçoit ainsi les variations et les échos. Il est aussi très familier de mouvements qui viennent des autres arts contemporains, notamment du théâtre de happenings, Jim Dine, Oldenburg par exemple et, bien sûr, plus tard, Fluxus. Puis, à la période sonore, des gens nouveaux imposent leur personnalité. C'est une période très riche, notamment en tant que documentation d'une certaine marge, parfois joyeuse, parfois très triste, de la société. Andy lui a permis de faire ce qu'elle avait envie. Le chef-d'œuvre de cette période, c'est naturellement Chelsea Girls (1966). S'il ne devait rester qu'un film, ce serait celui-là. Et c'est un film narratif, avec de nombreux personnages et de nombreuses histoires enchevêtrées. C'est un film très réjouissant. Puis Paul Morrissey reprend le flambeau. Moi, j'organisais les événements. Pendant la période silencieuse, tout le monde attaquait Warhol, se moquait de lui. Même aujourd'hui, la plupart des gens ne le prennent pas vraiment au sérieux. Il fallait donc que je le défende, que j'essaie de persuader, d'expliquer pourquoi Warhol est important. Il est important, parce qu'il a révélé un aspect de la société que personne n'avait montré, et d'une telle façon que personne ne peut l'imiter. Personne. On peut dire la même chose de Rossellini,d'Eisenstein, de Dreyer - de Godard, je ne suis pas si sûr. On ne peut pas imiter Rossellini, on ne peut pas imiter Dreyer, on ne peut pas imiter Renoir. A l'époque, une des critiques adressées à Warhol était : «Tout le monde peut faire pareil... » Non. Personne ne l'a imité et personne ne peut l'imiter. Ceux qui ont essayé ont échoué. L' œuvre de Warhol est bien trop liée à son époque, à son tempérament, aux gens qui l'entouraient. C'est une capsule de temps totalement unique. L' œuvre de Warhol est absolument originale. Et tout ce qu'elle contient est unique.
Propos recueillis au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Jonas Mekas : Il y a plusieurs époques dans son cinéma. La période silencieuse, la période sonore, puis une autre qui commence avec, arrivée de Paul Morrissey et des autres. Ces périodes sont très différentes les unes des autres. Pour moi, la plus importante est la silencieuse. Sleep, Empire, Heat. A cette époque, Andy est très proche de certains courants dans la musique contemporaine, comme de La Monte Young qui étire une seule note pendant quatre, cinq voire six heures. On en perçoit ainsi les variations et les échos. Il est aussi très familier de mouvements qui viennent des autres arts contemporains, notamment du théâtre de happenings, Jim Dine, Oldenburg par exemple et, bien sûr, plus tard, Fluxus. Puis, à la période sonore, des gens nouveaux imposent leur personnalité. C'est une période très riche, notamment en tant que documentation d'une certaine marge, parfois joyeuse, parfois très triste, de la société. Andy lui a permis de faire ce qu'elle avait envie. Le chef-d'œuvre de cette période, c'est naturellement Chelsea Girls (1966). S'il ne devait rester qu'un film, ce serait celui-là. Et c'est un film narratif, avec de nombreux personnages et de nombreuses histoires enchevêtrées. C'est un film très réjouissant. Puis Paul Morrissey reprend le flambeau. Moi, j'organisais les événements. Pendant la période silencieuse, tout le monde attaquait Warhol, se moquait de lui. Même aujourd'hui, la plupart des gens ne le prennent pas vraiment au sérieux. Il fallait donc que je le défende, que j'essaie de persuader, d'expliquer pourquoi Warhol est important. Il est important, parce qu'il a révélé un aspect de la société que personne n'avait montré, et d'une telle façon que personne ne peut l'imiter. Personne. On peut dire la même chose de Rossellini,d'Eisenstein, de Dreyer - de Godard, je ne suis pas si sûr. On ne peut pas imiter Rossellini, on ne peut pas imiter Dreyer, on ne peut pas imiter Renoir. A l'époque, une des critiques adressées à Warhol était : «Tout le monde peut faire pareil... » Non. Personne ne l'a imité et personne ne peut l'imiter. Ceux qui ont essayé ont échoué. L' œuvre de Warhol est bien trop liée à son époque, à son tempérament, aux gens qui l'entouraient. C'est une capsule de temps totalement unique. L' œuvre de Warhol est absolument originale. Et tout ce qu'elle contient est unique.
Propos recueillis au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Jonas Mekas
Revenons à vous. En vérité, vous n'avez pas choisi d'aller à NewYork.
Oui, ça m'importait peu de savoir où j'allais, du moment que je n'étais plus dans les camps.
Dans vos films, on a pourtant l'impression d'une coïncidence quasi miraculeuse entre l'âme de New York et la vôtre.
Si je restais un peu plus longtemps ici, à Caen, bientôt j'appartiendrais à Caen. Où qu'on me jette, je prends racine. C'estd'autant plus vrai pour New York que je n'avais aucun autre choix. Aujourd'hui, au moins,j'ai plusieurs endroits où aller. A l'époque, c'était différent. J'avais besoin, vraiment besoin de m'attacher, de connaître l'endroit et les gens. Mes racines se sont donc enfoncées très profondément dans New York. J'ai vécu comme un exilé qui ne veut pas passer sa vie à flotter. Je suis un exilé. C'est une part essentielle de moi...
Dans Lost Lost Lost (1976), vous parlez de votre solitude, durant les premières années à New York. A l'époque, vous viviez avec votre frère Adolfas ?
Oui et non. Nous avons vécu peut-être sept ou huit mois ensemble, puis il fut envoyé à l'armée (c'était la guerre de Corée). J'étais donc surtout seul.
L'époque où vous commencez à utiliser les clignotements lumineux correspond au moment où vous trouvez votre style?
Oui, je pense que c'est là où mon cinéma commence vraiment. A cet égard, le travail de Marie Menken fut crucial. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Kenneth Anger, Stan Brakhage et un bon nombre de cinéastes. Soit dit en passant, Marie Menken est d'origine lituanienne. Elle a grandi à Philadelphie, puis elle a déménagé à New York. Il y a une sensibilité commune.
Comment avez-vous rencontré George Maciunas ?
Très tôt. J'ai d'abord fait la connaissance de sa sœur, Nijole, qui étudiait le chant. Un jour, en 1952 ou en 1953, son frère est revenu de Pittsburg, où il faisait des études d'ingénieur, d'architecture, et d'histoire de l'art. Nous sommes devenus bons amis. En 1954, je commençais à travailler à la conception de Film Culture. J'avais besoin de quelqu'un. George m'a aidé au design et à la publication du magazine.
Quel était votre rôle dans Fluxus ?
Fluxus commence plus tard, en 1961. Bien sûr, j'y ai pris part, puisque cela se passait dans les endroits que je fréquentais. Les premières activités Fluxus avaient lieu sur la Madison Avenue. George et moi étions toujours ensemble. Je préparais des projections pour lui ; il organisait des shows, des happenings, toutes sortes de lectures, à la galerie AG. Il collaborait à Film Culture, et, moi, dès que j'avais des endroits disponibles, je l'aidais à y organiser les événements Fluxus. En1966-1967, George commença à mettre en place ce qu'on appela les « Soho cooperative buildings ». C'est là que j'ai ouvert la cinémathèque. De 1967 à 1977, presque tous les événements Fluxus avaient lieu à la cinémathèque, où George vivait. Nous étions vraiment très proches. Ce qui ne veut pas dire que j'assistais à tous les événements Fluxus, car c'était aussi une période très active de ma vie de cinéaste.
Quand avez-vous commencé à utiliser la couleur ?
Dès que j'ai pu. La limitation vient seulement du fait que c'était trop cher, trois ou quatre fois plus cher que le noir et blanc. Et j'avais très peu d'argent. C'est quand je me suis moins intéressé à la communauté lituanienne et que j'ai déménagé de Brooklyn à Manhattan, que j'ai commencé à utiliser la couleur.
Et, maintenant, la vidéo ?
Je filme maintenant plus en vidéo qu'avec la Bolex.
Cela vous plaît ?
Ce n'est pas la question. A un moment donné, j'ai eu envie de filmer la vie de famille. Or, avec la Bolex, il faut enregistrer le son séparément. En un sens, la façon dont j'utilise la Bolex est plus abstraite. Mais pas complètement, puisque je parle toujours aux gens. Le dernier film As l Was Moving ahead (2001), filmé avec la Bolex, est très fragmenté, mais il n'est pas abstrait. Je ne fais pas de films abstraits. Seulement avec la vidéo, mes plans sont beaucoup plus longs, et je suis attentif au son, c'est un outil complètement différent.
Comment est l'atmosphère de New York aujourd'hui ?
New York est constitué de vingt villes. Je n'en connais qu'une ou deux. Le East Side, et le Lower East Side. C'est une ville d'art, de musique : un monde en soi. Ces gens-là se foutent pas mal de politique, ou du 11 septembre. Ils sont complètement ailleurs.
Y a-t-il un nouveau cinéma expérimental ?
Il y en a toujours. Mais parfois je me demande si aujourd'hui Paris n'est pas plus actif que New York. Du point de vue des publications, la France est plus productive. En tout cas, il n'y a plus un centre qui domine le reste. Il est possible que nous traversions une époque plus lente, pour la vie artistique.
Propos recueillis par Mia Hansen-Loeve, au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
Oui, ça m'importait peu de savoir où j'allais, du moment que je n'étais plus dans les camps.
Dans vos films, on a pourtant l'impression d'une coïncidence quasi miraculeuse entre l'âme de New York et la vôtre.
Si je restais un peu plus longtemps ici, à Caen, bientôt j'appartiendrais à Caen. Où qu'on me jette, je prends racine. C'estd'autant plus vrai pour New York que je n'avais aucun autre choix. Aujourd'hui, au moins,j'ai plusieurs endroits où aller. A l'époque, c'était différent. J'avais besoin, vraiment besoin de m'attacher, de connaître l'endroit et les gens. Mes racines se sont donc enfoncées très profondément dans New York. J'ai vécu comme un exilé qui ne veut pas passer sa vie à flotter. Je suis un exilé. C'est une part essentielle de moi...
Dans Lost Lost Lost (1976), vous parlez de votre solitude, durant les premières années à New York. A l'époque, vous viviez avec votre frère Adolfas ?
Oui et non. Nous avons vécu peut-être sept ou huit mois ensemble, puis il fut envoyé à l'armée (c'était la guerre de Corée). J'étais donc surtout seul.
L'époque où vous commencez à utiliser les clignotements lumineux correspond au moment où vous trouvez votre style?
Oui, je pense que c'est là où mon cinéma commence vraiment. A cet égard, le travail de Marie Menken fut crucial. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Kenneth Anger, Stan Brakhage et un bon nombre de cinéastes. Soit dit en passant, Marie Menken est d'origine lituanienne. Elle a grandi à Philadelphie, puis elle a déménagé à New York. Il y a une sensibilité commune.
Comment avez-vous rencontré George Maciunas ?
Très tôt. J'ai d'abord fait la connaissance de sa sœur, Nijole, qui étudiait le chant. Un jour, en 1952 ou en 1953, son frère est revenu de Pittsburg, où il faisait des études d'ingénieur, d'architecture, et d'histoire de l'art. Nous sommes devenus bons amis. En 1954, je commençais à travailler à la conception de Film Culture. J'avais besoin de quelqu'un. George m'a aidé au design et à la publication du magazine.
Quel était votre rôle dans Fluxus ?
Fluxus commence plus tard, en 1961. Bien sûr, j'y ai pris part, puisque cela se passait dans les endroits que je fréquentais. Les premières activités Fluxus avaient lieu sur la Madison Avenue. George et moi étions toujours ensemble. Je préparais des projections pour lui ; il organisait des shows, des happenings, toutes sortes de lectures, à la galerie AG. Il collaborait à Film Culture, et, moi, dès que j'avais des endroits disponibles, je l'aidais à y organiser les événements Fluxus. En1966-1967, George commença à mettre en place ce qu'on appela les « Soho cooperative buildings ». C'est là que j'ai ouvert la cinémathèque. De 1967 à 1977, presque tous les événements Fluxus avaient lieu à la cinémathèque, où George vivait. Nous étions vraiment très proches. Ce qui ne veut pas dire que j'assistais à tous les événements Fluxus, car c'était aussi une période très active de ma vie de cinéaste.
Quand avez-vous commencé à utiliser la couleur ?
Dès que j'ai pu. La limitation vient seulement du fait que c'était trop cher, trois ou quatre fois plus cher que le noir et blanc. Et j'avais très peu d'argent. C'est quand je me suis moins intéressé à la communauté lituanienne et que j'ai déménagé de Brooklyn à Manhattan, que j'ai commencé à utiliser la couleur.
Et, maintenant, la vidéo ?
Je filme maintenant plus en vidéo qu'avec la Bolex.
Cela vous plaît ?
Ce n'est pas la question. A un moment donné, j'ai eu envie de filmer la vie de famille. Or, avec la Bolex, il faut enregistrer le son séparément. En un sens, la façon dont j'utilise la Bolex est plus abstraite. Mais pas complètement, puisque je parle toujours aux gens. Le dernier film As l Was Moving ahead (2001), filmé avec la Bolex, est très fragmenté, mais il n'est pas abstrait. Je ne fais pas de films abstraits. Seulement avec la vidéo, mes plans sont beaucoup plus longs, et je suis attentif au son, c'est un outil complètement différent.
Comment est l'atmosphère de New York aujourd'hui ?
New York est constitué de vingt villes. Je n'en connais qu'une ou deux. Le East Side, et le Lower East Side. C'est une ville d'art, de musique : un monde en soi. Ces gens-là se foutent pas mal de politique, ou du 11 septembre. Ils sont complètement ailleurs.
Y a-t-il un nouveau cinéma expérimental ?
Il y en a toujours. Mais parfois je me demande si aujourd'hui Paris n'est pas plus actif que New York. Du point de vue des publications, la France est plus productive. En tout cas, il n'y a plus un centre qui domine le reste. Il est possible que nous traversions une époque plus lente, pour la vie artistique.
Propos recueillis par Mia Hansen-Loeve, au Café des Images, à Hérouville-Saint-Clair le 26 novembre 2003 et publiès dans les Cahiers du Cinéma n° 587
samedi 23 mai 2009
Ermenonville
Comme c'est du contraste de l'ombre et de la lumière que tous les objets de la nature reçoivent la couleur, la variété, et ce charme qui nous attire et nous séduit au premier coup d'œil, de là vient que chaque objet reçoit pour ainsi dire successivement son meilleur coup de jour.
Tous les objets d'un grand relief, tels que les masses d'arbres forestiers, les escarpements des rochers, l'élévation des montagnes et la profondeur des vallons conviennent surtout à l'exposition du matin. C'est alors que les rayons du Soleil levant s'étendent horizontalement sur la surface de la terre. Les rejets ou les oppositions que la lumière reçoit par les différents mouvements du terrain servent à détacher fortement tous les plans de la perspective. C'est alors que les longues ombres et les rayons de lumière se jouent d'une manière merveilleuse merveilleuse sur les tapis brillants de rosée, tandis que les têtes altières des vieux arbres, les sommets des montagnes et la cime des rochers se détachent fortement sur les couleurs douces de l'aurore. C'est donc dans l'importance des masses, dans la disposition des objets rapprochés, dans les belles oppositions d'ombre et de lumière et surtout dans le plus grand soin à perfectionner les devants du tableau que consiste principalement l'intérêt et la beauté des paysages à l'exposition du matin.
L'éclat et la chaleur du Soleil élevé sur l'horizon ne peut convenir au contraire qu'aux objets qu'il est bon de faire briller séparément, tels que les eaux rapides ou des fabriques agréables. Mais c'est toujours dans une enceinte peu étendue qu'il convient de choisir et de composer les paysages du Midi, tant pour offrir par la proximité des ombrages des asiles contre la chaleur que pour appuyer l'oeil fatigué qui ne pourrait pas soutenir longtemps l'éclat éblouissant d'un foyer de lumière trop étendu.
Lorsque la fraîcheur du soir vient étendre cette teinte douce et charmante qui annonce les heures du plaisir et du repos, c'est alors que règne dans toute la nature une harmonie sublime de couleurs. C'est à cet instant que Le Lorrain a saisi les coloris touchants de ses tableaux paisibles où l'âme s'attache avec les yeux: c'est alors que la vue aime à se promener tranquillement sur un grand pays. Les masses d'arbres pénétrées de jour sous lesquels l'oeil entrevoit une promenade agréable, de vastes surfaces de prairies dont le vert est encore adouci par les ombres transparentes du soir, le cristal pur d'une eau calme dans lequel se réflèchissent les objets voisins, des fonds légers d'une forme douce et d'une couleur vaporeuse : tels sont en général les objets qui conviennent le mieux à l'exposition du soir, car c'est alors que l'homme sensible aime à contempler cette variété infinie de nuances douces et touchantes dont le Ciel et les fonds du paysage s'embellissent en ce moment délicieux de paix et de reccueuillement.
Quant à ces clairs de lune qu'on appelle en anglais LOVELY MOON, Lune amoureuse, la tendre Pâleur de cette lumière mystérieuse sied si bien aux objets aimables que c'est aux femmes qu'est dévolue de droit l'ordonnance des tableaux faits pour un moment si doux. Le sentiment, qui leur donne naturellement ce goût fin et délicat que l'art a souvent tant de peine à trouver, saura leur inspirer mieux qu'à personne la disposition des scènes où doit régner principalement le caractère de l'amour et de la volupté.
René Louis de Girardin, De la composition des paysages (1777)
Tous les objets d'un grand relief, tels que les masses d'arbres forestiers, les escarpements des rochers, l'élévation des montagnes et la profondeur des vallons conviennent surtout à l'exposition du matin. C'est alors que les rayons du Soleil levant s'étendent horizontalement sur la surface de la terre. Les rejets ou les oppositions que la lumière reçoit par les différents mouvements du terrain servent à détacher fortement tous les plans de la perspective. C'est alors que les longues ombres et les rayons de lumière se jouent d'une manière merveilleuse merveilleuse sur les tapis brillants de rosée, tandis que les têtes altières des vieux arbres, les sommets des montagnes et la cime des rochers se détachent fortement sur les couleurs douces de l'aurore. C'est donc dans l'importance des masses, dans la disposition des objets rapprochés, dans les belles oppositions d'ombre et de lumière et surtout dans le plus grand soin à perfectionner les devants du tableau que consiste principalement l'intérêt et la beauté des paysages à l'exposition du matin.
L'éclat et la chaleur du Soleil élevé sur l'horizon ne peut convenir au contraire qu'aux objets qu'il est bon de faire briller séparément, tels que les eaux rapides ou des fabriques agréables. Mais c'est toujours dans une enceinte peu étendue qu'il convient de choisir et de composer les paysages du Midi, tant pour offrir par la proximité des ombrages des asiles contre la chaleur que pour appuyer l'oeil fatigué qui ne pourrait pas soutenir longtemps l'éclat éblouissant d'un foyer de lumière trop étendu.
Lorsque la fraîcheur du soir vient étendre cette teinte douce et charmante qui annonce les heures du plaisir et du repos, c'est alors que règne dans toute la nature une harmonie sublime de couleurs. C'est à cet instant que Le Lorrain a saisi les coloris touchants de ses tableaux paisibles où l'âme s'attache avec les yeux: c'est alors que la vue aime à se promener tranquillement sur un grand pays. Les masses d'arbres pénétrées de jour sous lesquels l'oeil entrevoit une promenade agréable, de vastes surfaces de prairies dont le vert est encore adouci par les ombres transparentes du soir, le cristal pur d'une eau calme dans lequel se réflèchissent les objets voisins, des fonds légers d'une forme douce et d'une couleur vaporeuse : tels sont en général les objets qui conviennent le mieux à l'exposition du soir, car c'est alors que l'homme sensible aime à contempler cette variété infinie de nuances douces et touchantes dont le Ciel et les fonds du paysage s'embellissent en ce moment délicieux de paix et de reccueuillement.
Quant à ces clairs de lune qu'on appelle en anglais LOVELY MOON, Lune amoureuse, la tendre Pâleur de cette lumière mystérieuse sied si bien aux objets aimables que c'est aux femmes qu'est dévolue de droit l'ordonnance des tableaux faits pour un moment si doux. Le sentiment, qui leur donne naturellement ce goût fin et délicat que l'art a souvent tant de peine à trouver, saura leur inspirer mieux qu'à personne la disposition des scènes où doit régner principalement le caractère de l'amour et de la volupté.
René Louis de Girardin, De la composition des paysages (1777)
王家衛 Wong Kar Wai
ELIZABETH WEITZMAN: You left Shanghai when you were only five, and your style is much more contemporary Hong Kong than classical Chinese. Do you associate yourself completely with Hong Kong?
WONG KAR-WAI: I was born and raised in cities, and I think I'm more interested in making films about cities in general, whereas most Chinese films are about the countryside.
EW: When you were working as a producer and writer in Hong Kong, was film making always your ultimate goal?
WKW: No, because it seemed so far away at that moment. It happened suddenly, when a producer asked me if I wanted to make a film and I said, "Why not?" That started my career as a director [with As Tears Go By, 1988].
EW: In Fallen Angels, the comedy scenes, like when the dead pig gets a full-body rubdown, are really stand-alone set pieces. Do you think this strength comes from your early days as a sitcom producer?
WKW: No, I think it's all because of the actors. They have these kinds of things they give out, and I get inspired by that. Especially Takeshi Kaneshiro. The idea of massaging the pig was his idea, and I thought it was good. Why not?
EW: Was your film Days of Being Wild autobiographical?
WKW: No. None of my films are autobiographical.
EW: You don't pull anything from your life?
WKW: My life is too boring. I don't think it can be an interesting film.
EW: So you wouldn't say you identify with either of the heroes in Fallen Angels?
WKW: No. They are my film, but they are not me.
EW: So if you don't draw on your own life, where do your ideas come from?
WKW: People around me. Like, I use monologue in Chungking because whenever I make a film, I become very busy and my wife begins talking to herself, so I thought I should put that in.
EW: Do your family members see themselves in your films?
WKW: I have a very simple family. My mother and father have both passed away, so it's only my wife and my three-year-old son.
EW: Missing parents is a common theme in your movies, right?
WKW: Yeah.
EW: But you wouldn't consider that to be autobiographical at all?
WKW: No, it is quite different.
EW: Has becoming a father changed your perspective as a filmmaker?
WKW: Somehow, yes, but you know I'm still an intern as a father.
EW: Despite the contemporary feeling of Chungking Express and Fallen Angels, I think your movies are sort of old-fashioned. They're really about people just looking to connect in a hyper-speeded-up modem world.
WKW: Yes. People have said, "You're the hippest director in the world," and I say, "I'm not hip." I, too, think I'm very old-fashioned.
EW: Most of your movies blend tragedy with hope. Where would you place yourself on the optimist-pessimist scale?
WKW: All of the films, in fact, have ended with hope. And I think the last fifteen minutes of Fallen Angels is one of the most beautiful endings in my films. And this is my answer.
EW: My next question was whether or not you'd call yourself a romantic, but I think I already know the answer.
WKW: Well, I am just reasonable, not romantic.
EW: I've noticed that many of your characters, especially the men, bury their emotions beyond the reach of the people around them.
WKW: Mm-hmm.
EW: I'm wondering why you don't want anyone to see your eyes.
WKW: Because I can sleep in an interview or in shooting, and so the sunglasses are very important to my career.
EW: Expired pineapple tins is a common theme in both Chungking Express and Fallen Angels. What is it about pineapple that's so terrible?
WKW: Basically, I like fruits but I hate pineapple, so I think one of the best tortures for a character in my films is for him to be eating a lot of pineapple.
EW: Are your stylistic choices - the fump-cutting, slow motion, the wide angles - a collaboration between you and your cinematographer, Chris Doyle?
WKW: Our styles come from the way we work; like in Fallen Angels we started working in a very small teahouse, and the only way we could shoot the scene was with a wide-angle lens. But I thought the wide-angle lens was too normal, so instead I preferred an extreme wide-angle. And the effect is stunning because it draws the characters very close to the camera but twists the perspective of the space so they seem far away. It became a contrast to Chungking Express, in which people are very far away from the camera but seem so close. Also, we work with very limited budgets and we don't have permits, so we have to work like CNN, you know, just breaking into some place and taking some shots. We often don't have time for setups, and sometimes when neighbors walk into the frames we have to cut them out, and that becomes a jump cut. I think 10 or 15 percent is preconceived. Most of it just happens.
EW: You're always being compared to Godard. Is that flattering for you, or tiresome?
WKW: Do they mean Godard himself, or Godard the general impression? People always say, "This guy's films look like Godard's" because they are difficult, not because they really look like Godard.
EW: But is he an influence on you?
WKW: Yes, of course. I think most filmmakers my age are influenced by Godard.
EW: Who else influenced you?
WKW: My mother.
EW: You cast some of the most popular actors in Hong Kong, but you always subvert their images. So you seem to be advancing the cult of celebrity while thumbing your nose at it at the same time. Putting Leslie Cheung and Tony Leung in the graphic sex scenes in Happy Together was like casting Brad Pitt and Tom Cruise as lovers.
WKW: Yeah. As an audience member, I prefer to see some stars to make me feel like I'm watching a movie.
EW: And how do you feel about working with them?
WKW: I don't have any problems with it. They may hate me or love me, but that's their problem, not mine. As long as I get my shot, it's fine.
EW: Do any of them hate you?
WKW: Sometimes.
EW: But then they work with you again.
WKW: [smiles] Yeah.
EW: You know, we've been talking for nearly an hour and you've made no value judgments of any kind. You're not pushing your ideas at all.
WKW: I hate to do that. One of the questions I hate most is, "What are your films about?" There's no point in me explaining my films. If I can do that in words, why bother to make a film? Audiences should get their own ideas.
Entretien avec Elizabeth Weitzman, ayant eu lieu en février 1998, et trouvé ici.
WONG KAR-WAI: I was born and raised in cities, and I think I'm more interested in making films about cities in general, whereas most Chinese films are about the countryside.
EW: When you were working as a producer and writer in Hong Kong, was film making always your ultimate goal?
WKW: No, because it seemed so far away at that moment. It happened suddenly, when a producer asked me if I wanted to make a film and I said, "Why not?" That started my career as a director [with As Tears Go By, 1988].
EW: In Fallen Angels, the comedy scenes, like when the dead pig gets a full-body rubdown, are really stand-alone set pieces. Do you think this strength comes from your early days as a sitcom producer?
WKW: No, I think it's all because of the actors. They have these kinds of things they give out, and I get inspired by that. Especially Takeshi Kaneshiro. The idea of massaging the pig was his idea, and I thought it was good. Why not?
EW: Was your film Days of Being Wild autobiographical?
WKW: No. None of my films are autobiographical.
EW: You don't pull anything from your life?
WKW: My life is too boring. I don't think it can be an interesting film.
EW: So you wouldn't say you identify with either of the heroes in Fallen Angels?
WKW: No. They are my film, but they are not me.
EW: So if you don't draw on your own life, where do your ideas come from?
WKW: People around me. Like, I use monologue in Chungking because whenever I make a film, I become very busy and my wife begins talking to herself, so I thought I should put that in.
EW: Do your family members see themselves in your films?
WKW: I have a very simple family. My mother and father have both passed away, so it's only my wife and my three-year-old son.
EW: Missing parents is a common theme in your movies, right?
WKW: Yeah.
EW: But you wouldn't consider that to be autobiographical at all?
WKW: No, it is quite different.
EW: Has becoming a father changed your perspective as a filmmaker?
WKW: Somehow, yes, but you know I'm still an intern as a father.
EW: Despite the contemporary feeling of Chungking Express and Fallen Angels, I think your movies are sort of old-fashioned. They're really about people just looking to connect in a hyper-speeded-up modem world.
WKW: Yes. People have said, "You're the hippest director in the world," and I say, "I'm not hip." I, too, think I'm very old-fashioned.
EW: Most of your movies blend tragedy with hope. Where would you place yourself on the optimist-pessimist scale?
WKW: All of the films, in fact, have ended with hope. And I think the last fifteen minutes of Fallen Angels is one of the most beautiful endings in my films. And this is my answer.
EW: My next question was whether or not you'd call yourself a romantic, but I think I already know the answer.
WKW: Well, I am just reasonable, not romantic.
EW: I've noticed that many of your characters, especially the men, bury their emotions beyond the reach of the people around them.
WKW: Mm-hmm.
EW: I'm wondering why you don't want anyone to see your eyes.
WKW: Because I can sleep in an interview or in shooting, and so the sunglasses are very important to my career.
EW: Expired pineapple tins is a common theme in both Chungking Express and Fallen Angels. What is it about pineapple that's so terrible?
WKW: Basically, I like fruits but I hate pineapple, so I think one of the best tortures for a character in my films is for him to be eating a lot of pineapple.
EW: Are your stylistic choices - the fump-cutting, slow motion, the wide angles - a collaboration between you and your cinematographer, Chris Doyle?
WKW: Our styles come from the way we work; like in Fallen Angels we started working in a very small teahouse, and the only way we could shoot the scene was with a wide-angle lens. But I thought the wide-angle lens was too normal, so instead I preferred an extreme wide-angle. And the effect is stunning because it draws the characters very close to the camera but twists the perspective of the space so they seem far away. It became a contrast to Chungking Express, in which people are very far away from the camera but seem so close. Also, we work with very limited budgets and we don't have permits, so we have to work like CNN, you know, just breaking into some place and taking some shots. We often don't have time for setups, and sometimes when neighbors walk into the frames we have to cut them out, and that becomes a jump cut. I think 10 or 15 percent is preconceived. Most of it just happens.
EW: You're always being compared to Godard. Is that flattering for you, or tiresome?
WKW: Do they mean Godard himself, or Godard the general impression? People always say, "This guy's films look like Godard's" because they are difficult, not because they really look like Godard.
EW: But is he an influence on you?
WKW: Yes, of course. I think most filmmakers my age are influenced by Godard.
EW: Who else influenced you?
WKW: My mother.
EW: You cast some of the most popular actors in Hong Kong, but you always subvert their images. So you seem to be advancing the cult of celebrity while thumbing your nose at it at the same time. Putting Leslie Cheung and Tony Leung in the graphic sex scenes in Happy Together was like casting Brad Pitt and Tom Cruise as lovers.
WKW: Yeah. As an audience member, I prefer to see some stars to make me feel like I'm watching a movie.
EW: And how do you feel about working with them?
WKW: I don't have any problems with it. They may hate me or love me, but that's their problem, not mine. As long as I get my shot, it's fine.
EW: Do any of them hate you?
WKW: Sometimes.
EW: But then they work with you again.
WKW: [smiles] Yeah.
EW: You know, we've been talking for nearly an hour and you've made no value judgments of any kind. You're not pushing your ideas at all.
WKW: I hate to do that. One of the questions I hate most is, "What are your films about?" There's no point in me explaining my films. If I can do that in words, why bother to make a film? Audiences should get their own ideas.
Entretien avec Elizabeth Weitzman, ayant eu lieu en février 1998, et trouvé ici.
vendredi 22 mai 2009
jeudi 21 mai 2009
Le Midi
On commencera par analyser ici une gravure d'après une gouache de Pierre Antoine Baudouin, Le Midi, gravée par Emmanuel de Ghendt. Une jeune femme y est étendue sur la mousse, son ombrelle est jetée, ouverte, à sa gauche. Derrière elle, une statue : un buste représentant un jeune adolescent monté sur un socle où dansent les amours, des feuillages grimpant le long des claires-voies qui s'organisent autour d'une ouverture en cercle sembable à un œil-de-bœuf. Il est midi donc. C'est l'heure de la sieste ou de la méridienne, et pour peu qu'on oublie le riche costume de la jeune fille : perruque, corset, dentelles, jupe moirée, bracelets et rubans, on penserait aux dessins préparatoires et aux toiles élaborées de Jean-François Millet (Bergère dormant à l'ombre d'un buisson de chênes, pastel, Musée de Saint-Denis, Reims 1872-1874, ou La Méridienne, Museum of fine Arts, Boston, 1866). On serait donc près d'imaginer une série - comme il en existe de nombreuses dans l'histoire de l'art - qui, sur le thème de la sieste, du repos champêtre, irait des dessins galants du XVIII° siècle au naturalisme paysan du XIXe, sans oublier, pour la suite, les variations érotiques d'un Courbet (Le Sommeil, Musée du Petit-Palais, Paris) ou le motif repris sans cesse par Pablo Picasso du modèle au repos. À bien y regarder, le rapprochement est hasardeux et même, avouons-le, totalement faux. Rien ici qui évoque la campagne. Le décor est celui d'un jardin apprêté, dessiné, architecturé, partie sans doute d'une folie comme l'on disait alors. Aucune ouverture sur le paysage, aucune fuite vers l'horizon champêtre: aucontraire, tout concourt à donner l'impression d'un lieu fermé, d'une espèce de salon champêtre. Et, bien évidemment, il ne s'agit pas non plus d'une sieste. La jeune femme évite l'ombre ets'est alongée en pleine lumière : par une tache d'un blanc éclatant le graveur attire notre attention sur ce corps étendu, comme abandonné. Entre les feuillages obscurs, presque profonds, et ce corps baigné de lumière crue, il y a la même discordance, retenant l'attention, faisant signe au spectateur attentif, qu'entre le modèle nu et ses compagnons habillés dans le Déjeuner sur l'herbe de Manet. Tout ici veut indiquer et répète que le titre est un leurre ou plutôt que Midi est seulement là pour justifier un effet de lumière vertical et que le regard doit s'attacher en priorité à ce corps étendu artificiellement lumineux, aux blancheurs soulignées du visage, de la gorge, de la robe collée au corps, de la main droite désignant du doigt un objet tombé sur le sol : un livre ouvert, de la cuisse droite dans la ligne du corps, des pieds écartés, l'un (le gauche) tenant son escarpin en équilibre, comme s'il allait commencer un mouvement ou venait de s'arrêter, figé soudaiement dans ce mouvement même.
Le modèle a les yeux ouverts : deux points noirs dans un visage blanc de craie, la bouche à demi ouverte, en une sorte de fixité hiératique. À scruter ce visage, comme nous y invite la distribution des blancs et des noirs (c'est-à-dire le discours de la gravure lui-même), on note que le regard en est absent, situé ailleurs, ne fixant rien de précis, pas même l'amateur qui interroge l'image, en quête peut-être d'une réalité indiscernable que cette jeune femme abandonnée est seule à percevoir (son corps, est à la fois tendu, du bassin à la tête, et offert, de la ceinture aux escarpins. Une main, la gauche, est enfouie sous les jupons dont les plis, effacés par l'intensité de la lumière indiquent la trajectoire.
On a compris. À l'abri des feuillages qui grimpent le long des claires-voies, dans ce jardin aristocratique aux allures de serre, à la chaleur du soleil au zénith, cette jeune fille se caresse. La distribution des effets d'ombre et de lumière ne correspond ici à aucune volonté de réalisme : elle est incitation, insistance à regarder ce corps, à dépasser les apparences.
La main droite, de son index pointé, indique donc un objet tombé à terre. Tombé et non pas posé, comme s'il s'était brusquement échappé de la main de la lectrice, d'où sa position, debout sur la tranche, à demi ouvert, tout indiquant qu'il n'est pas un simple élément du décor mais un objet d'usage, que la ille a effectivement tenu ce livre, qu'elle l'a même lu. La façon dont il repose sur le sol prouve sans aucun doute qu'on s'est arrêté sur une page au point de laisser sa marque dans le feuilletage du volume. Voilà que tout est dit. Ce livre abandonné a aidé la jeune fille à rêver, et il n'est pas difficile d'imaginer la anture de son rêve. Les amours qui se poussent et se culbutent sur le fût de la statue nous le confirment, si nous en doutions. Tout comme le sourire ironique du jeune éphèbe qui le couronne. Il y a dans cet amour, qu'un rien rendrait faunesque, une lueur de malice qui ne peut tromper.
Car il faut examiner avec encore un peu plus de soin la gravure de Ghendt. Le bel adolescent en buste, demi-dieu, éphèbe, amour un peu vieilli mais gardant de sa jeunesse les joues rebondies, privé lui de ses bras et de ses mains, ailleurs si utiles, est réduit à son regard. La statue n'a pas les yeux vides ni même absents. Elle observe avec une attention toute particulière - qu'on suive son regard avide et amusé à la fois ! - la jeune fille pâmée, et on la croirait, cette statue, pour un peu, contemplant comme par surprise mais intensément, par l'œil-de-bœuf factice situé derrière elle, ce spectacle d'une jeune fille qui se croit seule et coupée du monde.
On ne pourra nier la construction en abîme : un livre est lu et finit par faire prendre la proie pour l'ombre, au point d'exiger la mise en œuvre de ce que Rousseau devait appeler "le dangereux supplément", mais il n'est d'érotisme que dans le corps offert en sa jouissance et regardé avec intensité, sans que le regard qui scrute soit senti, vraiment identifié, ou même perçu. La jeune fille se croit seule avec ses rêves, les vagues apaisées de son plaisir. Elle est loin de se savoir observée : à l'intérieur de la gravure, dans une mise en scène muette qui lui dérobe son intimité, de l'extérieur aussi où le spectateur joue un rôle qui n'est plus seulement esthétique.
Résumons ce que nous dit - ce que dit à celui qui la contemple - la gravure de Ghendt. Être lecteur, c'est à dire appartenir à ce moment qui précède et appelle la caresse, c'est, comme l'indiquent la position et le regard du buste, être voyeur d'un acte qui est lui-même incomplétude 0u pis-aller. On peut aller plus loin encore dans le commentaire de l'image qui s'expose. Donnons-lui le titre qu'elle mérite et qui correspond à son message: "Les effets de la lecture" ou "De l'infuence des mauvais livres". Ainsi donc une jeune fille lit en solitaire un livre pornographique et fmit, victime du désir qu'il fait naître en elle par se caresser. Nous voyons le livre abandé, la jouissance balayant le corps cambré qui vibre, ainsi que le prouvent cette rigidité inhabituelle, cette absence, cet escarpin à demi échappé de la cambrure du pied. Tout, indirectement proclame la puissance magistrale du livre et de la lecture, exaltés et magnifiés. Objet insignifiant, abandonné presque, le livre donne son sens à chacun des éléments mis en scène dans la gravure. Autant dire que la littérature n'est pas ici un vain jeu. Qui s'y livre s'y brûle, et il lui faudra joindre le geste aux mots.
Par sa composition, par la position qu'elle impose à 'amateur qui la regarde, la gravure de Ghendt renseigne sur le mécanisme produisant ce brutal effet de lecture. Tout tient au regard. Les yeux ne lisent pas, ils voient. Ce qui renseigne l'amateur, ce n'est pas une légende, ici fallacieuse, mais une mise en scène, une organisation, un tableau, le jeu d'autres regards (les putti, la statue), qui conduisent tous à un lieu unique : ce corps jouissant et surpris parce que devenu absent, indifférent au monde. L'œil-de-bœuf évoque le regard caché, indiscret, la statue inerte s'anime pour regarder, la lumière elle-même désigne ce qu'il y a à voir : la gravure est un espace scénique, un tableau de ce corps qui s'abandonne, de ce bassin tendu, de cette main dissimulée, invisible sous le drapé de la jupe mais si réellement présente pourtant au point de donner vie à cette forme inerte. Lectrice de ce Midi, lecteur de livres érotique, amateur de gravures, statue apparemment figée d'une belle tonnelle, vous voici réunis : vous êtes chacun à votre manière des voyeurs et vous racontez chacun à votre manière une même histoire. Il n'y a de jouissance procurée que par ce regard qui dérobe son secret aux corps saisis par le désir. Le Midi, par son thème, sa mse en scène, la position de regard qu'il impose à l'amateur, le prouve amplement.
Jean M. Goulemot, Ces livres qu'ont ne lit que d'une main
Le modèle a les yeux ouverts : deux points noirs dans un visage blanc de craie, la bouche à demi ouverte, en une sorte de fixité hiératique. À scruter ce visage, comme nous y invite la distribution des blancs et des noirs (c'est-à-dire le discours de la gravure lui-même), on note que le regard en est absent, situé ailleurs, ne fixant rien de précis, pas même l'amateur qui interroge l'image, en quête peut-être d'une réalité indiscernable que cette jeune femme abandonnée est seule à percevoir (son corps, est à la fois tendu, du bassin à la tête, et offert, de la ceinture aux escarpins. Une main, la gauche, est enfouie sous les jupons dont les plis, effacés par l'intensité de la lumière indiquent la trajectoire.
On a compris. À l'abri des feuillages qui grimpent le long des claires-voies, dans ce jardin aristocratique aux allures de serre, à la chaleur du soleil au zénith, cette jeune fille se caresse. La distribution des effets d'ombre et de lumière ne correspond ici à aucune volonté de réalisme : elle est incitation, insistance à regarder ce corps, à dépasser les apparences.
La main droite, de son index pointé, indique donc un objet tombé à terre. Tombé et non pas posé, comme s'il s'était brusquement échappé de la main de la lectrice, d'où sa position, debout sur la tranche, à demi ouvert, tout indiquant qu'il n'est pas un simple élément du décor mais un objet d'usage, que la ille a effectivement tenu ce livre, qu'elle l'a même lu. La façon dont il repose sur le sol prouve sans aucun doute qu'on s'est arrêté sur une page au point de laisser sa marque dans le feuilletage du volume. Voilà que tout est dit. Ce livre abandonné a aidé la jeune fille à rêver, et il n'est pas difficile d'imaginer la anture de son rêve. Les amours qui se poussent et se culbutent sur le fût de la statue nous le confirment, si nous en doutions. Tout comme le sourire ironique du jeune éphèbe qui le couronne. Il y a dans cet amour, qu'un rien rendrait faunesque, une lueur de malice qui ne peut tromper.
Car il faut examiner avec encore un peu plus de soin la gravure de Ghendt. Le bel adolescent en buste, demi-dieu, éphèbe, amour un peu vieilli mais gardant de sa jeunesse les joues rebondies, privé lui de ses bras et de ses mains, ailleurs si utiles, est réduit à son regard. La statue n'a pas les yeux vides ni même absents. Elle observe avec une attention toute particulière - qu'on suive son regard avide et amusé à la fois ! - la jeune fille pâmée, et on la croirait, cette statue, pour un peu, contemplant comme par surprise mais intensément, par l'œil-de-bœuf factice situé derrière elle, ce spectacle d'une jeune fille qui se croit seule et coupée du monde.
On ne pourra nier la construction en abîme : un livre est lu et finit par faire prendre la proie pour l'ombre, au point d'exiger la mise en œuvre de ce que Rousseau devait appeler "le dangereux supplément", mais il n'est d'érotisme que dans le corps offert en sa jouissance et regardé avec intensité, sans que le regard qui scrute soit senti, vraiment identifié, ou même perçu. La jeune fille se croit seule avec ses rêves, les vagues apaisées de son plaisir. Elle est loin de se savoir observée : à l'intérieur de la gravure, dans une mise en scène muette qui lui dérobe son intimité, de l'extérieur aussi où le spectateur joue un rôle qui n'est plus seulement esthétique.
Résumons ce que nous dit - ce que dit à celui qui la contemple - la gravure de Ghendt. Être lecteur, c'est à dire appartenir à ce moment qui précède et appelle la caresse, c'est, comme l'indiquent la position et le regard du buste, être voyeur d'un acte qui est lui-même incomplétude 0u pis-aller. On peut aller plus loin encore dans le commentaire de l'image qui s'expose. Donnons-lui le titre qu'elle mérite et qui correspond à son message: "Les effets de la lecture" ou "De l'infuence des mauvais livres". Ainsi donc une jeune fille lit en solitaire un livre pornographique et fmit, victime du désir qu'il fait naître en elle par se caresser. Nous voyons le livre abandé, la jouissance balayant le corps cambré qui vibre, ainsi que le prouvent cette rigidité inhabituelle, cette absence, cet escarpin à demi échappé de la cambrure du pied. Tout, indirectement proclame la puissance magistrale du livre et de la lecture, exaltés et magnifiés. Objet insignifiant, abandonné presque, le livre donne son sens à chacun des éléments mis en scène dans la gravure. Autant dire que la littérature n'est pas ici un vain jeu. Qui s'y livre s'y brûle, et il lui faudra joindre le geste aux mots.
Par sa composition, par la position qu'elle impose à 'amateur qui la regarde, la gravure de Ghendt renseigne sur le mécanisme produisant ce brutal effet de lecture. Tout tient au regard. Les yeux ne lisent pas, ils voient. Ce qui renseigne l'amateur, ce n'est pas une légende, ici fallacieuse, mais une mise en scène, une organisation, un tableau, le jeu d'autres regards (les putti, la statue), qui conduisent tous à un lieu unique : ce corps jouissant et surpris parce que devenu absent, indifférent au monde. L'œil-de-bœuf évoque le regard caché, indiscret, la statue inerte s'anime pour regarder, la lumière elle-même désigne ce qu'il y a à voir : la gravure est un espace scénique, un tableau de ce corps qui s'abandonne, de ce bassin tendu, de cette main dissimulée, invisible sous le drapé de la jupe mais si réellement présente pourtant au point de donner vie à cette forme inerte. Lectrice de ce Midi, lecteur de livres érotique, amateur de gravures, statue apparemment figée d'une belle tonnelle, vous voici réunis : vous êtes chacun à votre manière des voyeurs et vous racontez chacun à votre manière une même histoire. Il n'y a de jouissance procurée que par ce regard qui dérobe son secret aux corps saisis par le désir. Le Midi, par son thème, sa mse en scène, la position de regard qu'il impose à l'amateur, le prouve amplement.
Jean M. Goulemot, Ces livres qu'ont ne lit que d'une main
Ermenonville
Est une vicomté près de Senlis, à dix lieues de Paris, entre les chemins de Louvres et de Dammartin. Ce lieu digne de la curiosité de tout le monde réunit des sites et des paysages charmants ; on y trouve à chaque pas la nature la plus heureuse combinée avec l'art le plus caché et le mieux entendu.
On ne voit à Ermenonville que des prés, des eaux, des bois, des rochers et des fabriques ; mais ces objets, loin d'être confusément entassés, comme ils le sont d'ordinaire dans ce qu'on appelle en France jardins anglais, sont ici distincts et se font toujours valoir en se succédant ou se soutenant par l'intelligence qui y a présidé. Chaque genre n'a que desaccessoires nécessaires et analogues. On voit uniquement dans la partie nommée l'Arcadie, des cabanes simples, propres et d'un style qui rappelle l'amour antique. Ces cabanes sont soutenues et couvertes par de vieux chênes isolés, aux troncs desquels on a suspendu d'unemanière pittoresque, les prix des jeux et les dons de l'amitié des bergers.
On passe de là dans les forêts où tout est solitaire et d'une grandeur qui inspire l'effroi. Elles renferment dans un endroit retiré un temple de forme irrégulière, construit avec des arbres que l'art n'a point façonnés, couvert de chaume et dédié à la nature. Loin de là, sur une éminence que rien ne dérobe aux yeux, et qui semble vouloir commander à la plaine, est un autre temple bâti, orné de colonnes et dédié à la philosopbie moderne.
En passant de la partie des forêts dans celle du désert, la scène change totalement. On ne voit plus que de vieux genêts, des cèdres, des genévriers, de hauts sapins plantés ici et là dans les sables, des rochers énormes et quelques houx. On erre avec crainte parmi ces objets ; mais à la triste mélancolie qu'ils inspirent succède bientôt le plaisir que l'on éprouve enretrouvant sur les rochers qui bordent le grand lac le chiffre de Julie et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où était Saint Preux à Meillerie lorsqu'il les traça. Bien des personnes en les lisant ici ont versé des larmes.
Au sortir d'un désert, la plaine doit naturellement paraître belle, aussi l'est-elle beaucoup à Ermenonville. Des prés toujours verts, coupés et arrosés par une rivière large et profonde, sur laquelle sont au bout de chaque sentier des tréteaux ou des ponts d'une forme particulière, composent cette plaine. Les fabriques qu'on y trouve sont le tombeau de Laure, dont l'intérieur renferme une fontaine excellente ; un gros moulin très utile au pays, la maison d'un vigneron accompagnée d'un pressoir et entourée de vignes, enfin une très forte tour de construction ancienne, nommée la tour de Gabrielle. La distribution, les ornements, les formes extérieures et intérieures, les meubles, tout y appelle les temps d'amour et de chevalerie, et de souvenir tant à la situation du lieu, ne manque presque jamais d'inspirer des idées romanesques.
Une route couverte, étroite et solitaire, mène au verger de Clarens. Il n'est peuplé que d'arbres fruitiers, si vieux qu'ils semblent n'exister qu'afin d'attester l'époque de la création de leur espèce. Le lierre qui les couronne et les unit par des guirlandes ajoute aux sentiments religieux qu'inspire leur antiquité. Tout est tranquille dans ce séjour, l'eau y coule sans bruit ; les oiseaux, les animaux et les poissons qui l'habitent viennent à chaque instant pâturer avec confiance dans les mains qui leur présentent à manger. La fraîcheur et la solitude du verger de Clarens portent à cet état délicieux de rêverie qui fait le bonheur des âmes pures et le tourment des méchants. Peu de personnes traversent ce lieu sans s'yarrêter, même involontairement, et tous paraissent enchantés de s'y croire très éloignés des habitations ordinaires. Un moulin cache l'issue de celle-ci, on le traverse et on est surpris de se trouver à cent pas seulement du château d'Ermenonville. On y aborde par un pont, et on jouit, quand on est dans le salon principal, du spectacle ravissant de tous les arts rassemblés et des plus belles vues possibles. A droite, des eaux plates, des prairies, des troupeaux, un horizon bas et des fabriques, forment l'ensemble d'un tableau hollandais. A gauche, des cascades tombant librement parmi des rochers, des masses d'arbres de différentes formes artistement contrastées et dessinées sur un fond de bois, parmi lesquelles on aperçoit de l'architecture, donnent l'idée d'une campagne d'Italie.
C'est à Ermenonville que Jean-Jacques Rousseau est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. On peut voir son tombeau dans l'île des peupliers ; endroit délicieux et paisible, sur le petit lac près de la partie appelée l'Arcadie.
Voici l'épitaphe que lui a faite M. Ducis :
Entre ces peupliers paisibles
Repose Jean-Jacques Rousseau.
Approchez, cœurs droits et sensibles,
Votre ami dort sous ce tombeau.
M. Moreau le jeune ; dessinateur et graveur de la chambre et du cabinet du roi, a dessiné d'après nature et gravé ce tombeau, avec la vue de l'île. Ermenonville, qui n'était autrefois qu'un marais, a été arrangé par les soins et sur les dessins de M. le marquis de Girardin, maître de camp de cavalerie, qui en est propriétaire.
Antoine Nicolas Dézallier d'Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, 1779
On ne voit à Ermenonville que des prés, des eaux, des bois, des rochers et des fabriques ; mais ces objets, loin d'être confusément entassés, comme ils le sont d'ordinaire dans ce qu'on appelle en France jardins anglais, sont ici distincts et se font toujours valoir en se succédant ou se soutenant par l'intelligence qui y a présidé. Chaque genre n'a que desaccessoires nécessaires et analogues. On voit uniquement dans la partie nommée l'Arcadie, des cabanes simples, propres et d'un style qui rappelle l'amour antique. Ces cabanes sont soutenues et couvertes par de vieux chênes isolés, aux troncs desquels on a suspendu d'unemanière pittoresque, les prix des jeux et les dons de l'amitié des bergers.
On passe de là dans les forêts où tout est solitaire et d'une grandeur qui inspire l'effroi. Elles renferment dans un endroit retiré un temple de forme irrégulière, construit avec des arbres que l'art n'a point façonnés, couvert de chaume et dédié à la nature. Loin de là, sur une éminence que rien ne dérobe aux yeux, et qui semble vouloir commander à la plaine, est un autre temple bâti, orné de colonnes et dédié à la philosopbie moderne.
En passant de la partie des forêts dans celle du désert, la scène change totalement. On ne voit plus que de vieux genêts, des cèdres, des genévriers, de hauts sapins plantés ici et là dans les sables, des rochers énormes et quelques houx. On erre avec crainte parmi ces objets ; mais à la triste mélancolie qu'ils inspirent succède bientôt le plaisir que l'on éprouve enretrouvant sur les rochers qui bordent le grand lac le chiffre de Julie et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où était Saint Preux à Meillerie lorsqu'il les traça. Bien des personnes en les lisant ici ont versé des larmes.
Au sortir d'un désert, la plaine doit naturellement paraître belle, aussi l'est-elle beaucoup à Ermenonville. Des prés toujours verts, coupés et arrosés par une rivière large et profonde, sur laquelle sont au bout de chaque sentier des tréteaux ou des ponts d'une forme particulière, composent cette plaine. Les fabriques qu'on y trouve sont le tombeau de Laure, dont l'intérieur renferme une fontaine excellente ; un gros moulin très utile au pays, la maison d'un vigneron accompagnée d'un pressoir et entourée de vignes, enfin une très forte tour de construction ancienne, nommée la tour de Gabrielle. La distribution, les ornements, les formes extérieures et intérieures, les meubles, tout y appelle les temps d'amour et de chevalerie, et de souvenir tant à la situation du lieu, ne manque presque jamais d'inspirer des idées romanesques.
Une route couverte, étroite et solitaire, mène au verger de Clarens. Il n'est peuplé que d'arbres fruitiers, si vieux qu'ils semblent n'exister qu'afin d'attester l'époque de la création de leur espèce. Le lierre qui les couronne et les unit par des guirlandes ajoute aux sentiments religieux qu'inspire leur antiquité. Tout est tranquille dans ce séjour, l'eau y coule sans bruit ; les oiseaux, les animaux et les poissons qui l'habitent viennent à chaque instant pâturer avec confiance dans les mains qui leur présentent à manger. La fraîcheur et la solitude du verger de Clarens portent à cet état délicieux de rêverie qui fait le bonheur des âmes pures et le tourment des méchants. Peu de personnes traversent ce lieu sans s'yarrêter, même involontairement, et tous paraissent enchantés de s'y croire très éloignés des habitations ordinaires. Un moulin cache l'issue de celle-ci, on le traverse et on est surpris de se trouver à cent pas seulement du château d'Ermenonville. On y aborde par un pont, et on jouit, quand on est dans le salon principal, du spectacle ravissant de tous les arts rassemblés et des plus belles vues possibles. A droite, des eaux plates, des prairies, des troupeaux, un horizon bas et des fabriques, forment l'ensemble d'un tableau hollandais. A gauche, des cascades tombant librement parmi des rochers, des masses d'arbres de différentes formes artistement contrastées et dessinées sur un fond de bois, parmi lesquelles on aperçoit de l'architecture, donnent l'idée d'une campagne d'Italie.
C'est à Ermenonville que Jean-Jacques Rousseau est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. On peut voir son tombeau dans l'île des peupliers ; endroit délicieux et paisible, sur le petit lac près de la partie appelée l'Arcadie.
Voici l'épitaphe que lui a faite M. Ducis :
Entre ces peupliers paisibles
Repose Jean-Jacques Rousseau.
Approchez, cœurs droits et sensibles,
Votre ami dort sous ce tombeau.
M. Moreau le jeune ; dessinateur et graveur de la chambre et du cabinet du roi, a dessiné d'après nature et gravé ce tombeau, avec la vue de l'île. Ermenonville, qui n'était autrefois qu'un marais, a été arrangé par les soins et sur les dessins de M. le marquis de Girardin, maître de camp de cavalerie, qui en est propriétaire.
Antoine Nicolas Dézallier d'Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, 1779
mercredi 20 mai 2009
Alexander Cozens
By way of introduction to the following treatise, I venture to avail myself of the just observation in the commentary on the first book of that beautiful poem, "the English Garden; " but at the same time, I take the liberty of altering the words in favour of composition of landscape by invention, that being, in great measure, the subject of the present work.
The powers of art and invention, impart picturesque beauty, and strength of character to the works of an artist in landscape painting; as a noble and graceful deportment confers a winning aspect on the human frame. Composing landscapes by invention, is not the art of imitating individual nature; it is more; it is forming artificial representations of landscape on the general principles of nature, founded in unity of character, which is true simplicity;concentring in each individual composition the beauties, which judicious imitation would select from those which are dispersed in nature.
I am persuaded, that some instantaneous method of bringing forth the conception of an ideal subject fully to the view (though in the crudest manner) would promote original composition in painting; and that the want of some such method bas retarded the progress of it more than impotence of execution.
Hence proceeds the similarity, as weIl as weakness, of character, which may be seen in aIl compositions that are bad, or indifferently good: they may be also owing more particularly to the following causes;
1. To the deficiency of a stock of ideas originally laid up in the mind, from which might be selected such as suit any particular occasion;
2. To an incapacity of distinguishing and connecting ideas so treasured up ;
3. To a want of facility, or quickness, in execution; so that the composition, how perfect soever in conception, grows faint and dies away before the band of the artist can fix it upon the parer, or canvas.
To one or more of these causes may be imputed that want of nature and originality, which is visible in many productions.
How far the incapacity of combining our ideas with readiness and propriety in the works of art, may arise from neglecting to exercise the invention, or from not duely cultivating the taste and judgment, cannot perhaps be easily determined : but it cannot be doubted, that too much rime is spent in copying the works of others, which tends to weaken the powers of invention; and I scruple not to affirm, that too much time may be employed in copying the landscapes of nature herself.
I here find myself tempted to communicate an accident that gave rise to themethod now proposed of assisting the imagination in landscape composition, which I have constandy pursued, as well in my private studies as in the course of my teaching, ever since ; and which I now lay before the public, after a full proof of its utility, from many years experience.
Reflecting one day in company with a pupil of great natural capacity, on original composition of landscape, in contradistinction to copying, I lamented the want of a mechanical method sufficiendy expeditious and extensive todraw forth the ideas of an ingenious mind disposed to the art of designing. At this instant happening to have a piece of soiled paper under my band, and casting my eyes on it slighdy, I sketched something like a landscape on it, with a pencil, in order to catch some hint which might be improved into a rule. The stains, though extremely faint, appeared upon revisal to have influenced me, insensibly, in expressing the general appearance of a landscape.
This circumstance was sufficiendy striking: I mixed a tint with ink and water, just strong enough to mark the paper; and having hastily made some rude forms with it, (which, when dry, seemed as if they would answer the Saille purpose to which I had applied the accidental stains of the 'forementioned piece of paper) I laid it, together with a few short hints of my intention, before the pupil, who instandy improved the blot, as it may be called, into an intelligible sketch, and from that time made such progress in composition, as fully answered my most sanguine expectations from the experiment. After a long rime making these hints for composition with light ink, the method was improved by making them with black ink ; and the sketches from these are produced by tracing them on transparent paper.
Alexander Cozens, A New Method of Assisting the Invention in Drawing Original Composition of Landscape, 1785
The powers of art and invention, impart picturesque beauty, and strength of character to the works of an artist in landscape painting; as a noble and graceful deportment confers a winning aspect on the human frame. Composing landscapes by invention, is not the art of imitating individual nature; it is more; it is forming artificial representations of landscape on the general principles of nature, founded in unity of character, which is true simplicity;concentring in each individual composition the beauties, which judicious imitation would select from those which are dispersed in nature.
I am persuaded, that some instantaneous method of bringing forth the conception of an ideal subject fully to the view (though in the crudest manner) would promote original composition in painting; and that the want of some such method bas retarded the progress of it more than impotence of execution.
Hence proceeds the similarity, as weIl as weakness, of character, which may be seen in aIl compositions that are bad, or indifferently good: they may be also owing more particularly to the following causes;
1. To the deficiency of a stock of ideas originally laid up in the mind, from which might be selected such as suit any particular occasion;
2. To an incapacity of distinguishing and connecting ideas so treasured up ;
3. To a want of facility, or quickness, in execution; so that the composition, how perfect soever in conception, grows faint and dies away before the band of the artist can fix it upon the parer, or canvas.
To one or more of these causes may be imputed that want of nature and originality, which is visible in many productions.
How far the incapacity of combining our ideas with readiness and propriety in the works of art, may arise from neglecting to exercise the invention, or from not duely cultivating the taste and judgment, cannot perhaps be easily determined : but it cannot be doubted, that too much rime is spent in copying the works of others, which tends to weaken the powers of invention; and I scruple not to affirm, that too much time may be employed in copying the landscapes of nature herself.
I here find myself tempted to communicate an accident that gave rise to themethod now proposed of assisting the imagination in landscape composition, which I have constandy pursued, as well in my private studies as in the course of my teaching, ever since ; and which I now lay before the public, after a full proof of its utility, from many years experience.
Reflecting one day in company with a pupil of great natural capacity, on original composition of landscape, in contradistinction to copying, I lamented the want of a mechanical method sufficiendy expeditious and extensive todraw forth the ideas of an ingenious mind disposed to the art of designing. At this instant happening to have a piece of soiled paper under my band, and casting my eyes on it slighdy, I sketched something like a landscape on it, with a pencil, in order to catch some hint which might be improved into a rule. The stains, though extremely faint, appeared upon revisal to have influenced me, insensibly, in expressing the general appearance of a landscape.
This circumstance was sufficiendy striking: I mixed a tint with ink and water, just strong enough to mark the paper; and having hastily made some rude forms with it, (which, when dry, seemed as if they would answer the Saille purpose to which I had applied the accidental stains of the 'forementioned piece of paper) I laid it, together with a few short hints of my intention, before the pupil, who instandy improved the blot, as it may be called, into an intelligible sketch, and from that time made such progress in composition, as fully answered my most sanguine expectations from the experiment. After a long rime making these hints for composition with light ink, the method was improved by making them with black ink ; and the sketches from these are produced by tracing them on transparent paper.
Alexander Cozens, A New Method of Assisting the Invention in Drawing Original Composition of Landscape, 1785
Chung Kuo - Cina
Soochow est une petite ville qui rappelle Venise. Ruelles étroites, petites places, ponts, canaux, maisons basses, tranquillité. Contrairement à Venise, ses habitants sourient volontiers, ils sont gentils et curieux, avec discrétion. Je me souviens de la curiosité avide, mais calme et ordonnée, d'une foule de cinq, six mille personnes assemblées devant un restaurant où nous étions en train de tourner. Lorsque je tournai la caméra vers l'extérieur en demandant de libérer la rue pendant quelques minutes, la foule, obéissante, se dissipa. Ensuite, ce fut un problème que de convaincre quelqu'un à passer pour ne pas avoir la rue déserte.
A Soochow je voulais enregistrer une bande-son avec des voix de femmes : saluts, appels, bavardages. J'ai fait part de mon intention à l'un de mes accompagnateurs. C'était quelqu'un de très poli et efficace, et il parlait parfaitement anglais. Il s'appelait Sing. Un soir, nous sommes allés chercher un endroit silencieux où effectuer l'enregistrement. Nous avons choisi une cour entourée d'immeubles à trois ou quatre étages, sur laquelle s'ouvraient un grand nombre de fenêtres éclairées et où retentissaient les échos de la radio. Mais, en réalité, ce ne fut pas un problème. Tout le monde fut invité à éteindre la radio et en quelques minutes le silence regna.
Les quatre femmes, évidemment, n'étaient pas des actrices ; elles étaient, comme on dirait chez nous, des ménagères. Elles avaient l'air éveillé, et une grande envie de se rendre utiles. Elles savaient déjà ce que je voulais. Après avoir établi quelques mouvements pour créer des plans sonores, nous commençâmes. Je ne fus pas convaincu par le premier essai. Je fis quelques commentaires et nous reprîmes. Trois ou quatre fois. A la cinquième, je n'étais toujours pas satisfait, mais je n'eus pas le courage de le dire. Pendant quelques minutes, je parlai d'autre chose. Puis je levai les yeux et je vis aux fenêtres des silhouettes de gens qui nous regardaient, se détacher sur la lumière de l'intérieur. Et tout à coup la situation me parut tellement absurde que j'éprouvai un sentiment de honte très fort. Dans ma carrière j'ai réalisé des films en français et en anglais, j'ai même dirigé un marin turc et je ne me suis jamais senti mal à l'aise. Mais diriger dans une langue qui n'a jamais, dans aucun mot, un son ou une tonalité qui ressemble à la nôtre est non seulement absurde, mais décourageant. Je regardai mon technicien du son qui s'affairait avec son Nagra. Je regardai mon interprète, qui souriait, comme toujours. Je regardai les femmes et je leur dis que ça allait. Elles me semblèrent très contentes.
Maintenant, cependant, je peux l'avouer : je n'étais pas content. Il me semblait que les quatre femmes, en rajoutaient pour me seconder, perdant ainsi tout naturel, et que, comme les acteurs consommés elles parlaient avec une certaine affectation. En chinois, mais avec affectation.
Le Honan est une province située presque au centre de la Chine. Elle est connue par son système d'irrigation artificielle construit au prix d'un travail manuel énorme, qui a permis à l'ensemble de la région de devenir une des plus fertiles du pays. Lorsqu'on y arrive par le train, on peut admirer une campagne très belle et très douce, interrompue de temps en temps par le miroitement des rizières. Il n'y a pas un mètre carré qui ne soit cultivé.
La ville où nous avons logé s'appelle Linshien : c'est une petite ville, vivante et laborieuse, où, contrairement aux villes du Nord dont les maisons sont renfermées dans des cours, la vie se déroule à l'extérieur. C'est un peu comme chez nous, dans le Sud. Personnellement, je trouve très agréable de manger assis sur une pierre en parlant avec les voisins, avec les passants, entouré d'enfants qui jouent, plutôt qu'enfermé dans une pièce, comme cela se produit dans ces villes éloignées des grands centres, mais également à la périphérie des grands centres : à Shangai, par exemple, où les deux tiers de la ville sont constitués par la banlieue.
Linshien a cet air de ville de province vieillotte qui met à l'aise. Les occidentauxvenus dans ce coin sont rares, et dans les villages éparpillés dans la campagne avoisinante, ils n'en ont jamais vus.
Nous sommes entrés dans un de ces villages avec notre caméra sur l'épaule (celle de l'opérateur, naturellement) et nous avons parcouru quelques rues. Les rues principales. Dans les autres - de petites rues étroites et suggestives, si attrayantes d'un point de vue professionel - il nous a été impossible d'entrer. Je ne sais pas si les images que nous avons tournées sauront rendre le bouleversement que provoquait notre passage: des gens, l'air ahuri, qui se cachaient dans les entrées des maisons ou fuyaient, pour revenir nous obser-ver en groupe; des visages à demi cachés, des yeux dans l'obscurité. Habituellement, en Chine les gens applaudissent les occidentaux qui passent. Là, ils étaient paralysés, ils n'osaient même pas s'approcher.
Un détail curieux : dès que le président du Comité révolutionnaire du village, qui nous avait autorisés à tourner et qui nous accompagnait en nous précédant, voyait un vieillard, il s'en approchait, lui disant de s'en aller, de se cacher.
Michelangelo Antonioni, Soochow (Chine du Sud), juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
A Soochow je voulais enregistrer une bande-son avec des voix de femmes : saluts, appels, bavardages. J'ai fait part de mon intention à l'un de mes accompagnateurs. C'était quelqu'un de très poli et efficace, et il parlait parfaitement anglais. Il s'appelait Sing. Un soir, nous sommes allés chercher un endroit silencieux où effectuer l'enregistrement. Nous avons choisi une cour entourée d'immeubles à trois ou quatre étages, sur laquelle s'ouvraient un grand nombre de fenêtres éclairées et où retentissaient les échos de la radio. Mais, en réalité, ce ne fut pas un problème. Tout le monde fut invité à éteindre la radio et en quelques minutes le silence regna.
Les quatre femmes, évidemment, n'étaient pas des actrices ; elles étaient, comme on dirait chez nous, des ménagères. Elles avaient l'air éveillé, et une grande envie de se rendre utiles. Elles savaient déjà ce que je voulais. Après avoir établi quelques mouvements pour créer des plans sonores, nous commençâmes. Je ne fus pas convaincu par le premier essai. Je fis quelques commentaires et nous reprîmes. Trois ou quatre fois. A la cinquième, je n'étais toujours pas satisfait, mais je n'eus pas le courage de le dire. Pendant quelques minutes, je parlai d'autre chose. Puis je levai les yeux et je vis aux fenêtres des silhouettes de gens qui nous regardaient, se détacher sur la lumière de l'intérieur. Et tout à coup la situation me parut tellement absurde que j'éprouvai un sentiment de honte très fort. Dans ma carrière j'ai réalisé des films en français et en anglais, j'ai même dirigé un marin turc et je ne me suis jamais senti mal à l'aise. Mais diriger dans une langue qui n'a jamais, dans aucun mot, un son ou une tonalité qui ressemble à la nôtre est non seulement absurde, mais décourageant. Je regardai mon technicien du son qui s'affairait avec son Nagra. Je regardai mon interprète, qui souriait, comme toujours. Je regardai les femmes et je leur dis que ça allait. Elles me semblèrent très contentes.
Maintenant, cependant, je peux l'avouer : je n'étais pas content. Il me semblait que les quatre femmes, en rajoutaient pour me seconder, perdant ainsi tout naturel, et que, comme les acteurs consommés elles parlaient avec une certaine affectation. En chinois, mais avec affectation.
Le Honan est une province située presque au centre de la Chine. Elle est connue par son système d'irrigation artificielle construit au prix d'un travail manuel énorme, qui a permis à l'ensemble de la région de devenir une des plus fertiles du pays. Lorsqu'on y arrive par le train, on peut admirer une campagne très belle et très douce, interrompue de temps en temps par le miroitement des rizières. Il n'y a pas un mètre carré qui ne soit cultivé.
La ville où nous avons logé s'appelle Linshien : c'est une petite ville, vivante et laborieuse, où, contrairement aux villes du Nord dont les maisons sont renfermées dans des cours, la vie se déroule à l'extérieur. C'est un peu comme chez nous, dans le Sud. Personnellement, je trouve très agréable de manger assis sur une pierre en parlant avec les voisins, avec les passants, entouré d'enfants qui jouent, plutôt qu'enfermé dans une pièce, comme cela se produit dans ces villes éloignées des grands centres, mais également à la périphérie des grands centres : à Shangai, par exemple, où les deux tiers de la ville sont constitués par la banlieue.
Linshien a cet air de ville de province vieillotte qui met à l'aise. Les occidentauxvenus dans ce coin sont rares, et dans les villages éparpillés dans la campagne avoisinante, ils n'en ont jamais vus.
Nous sommes entrés dans un de ces villages avec notre caméra sur l'épaule (celle de l'opérateur, naturellement) et nous avons parcouru quelques rues. Les rues principales. Dans les autres - de petites rues étroites et suggestives, si attrayantes d'un point de vue professionel - il nous a été impossible d'entrer. Je ne sais pas si les images que nous avons tournées sauront rendre le bouleversement que provoquait notre passage: des gens, l'air ahuri, qui se cachaient dans les entrées des maisons ou fuyaient, pour revenir nous obser-ver en groupe; des visages à demi cachés, des yeux dans l'obscurité. Habituellement, en Chine les gens applaudissent les occidentaux qui passent. Là, ils étaient paralysés, ils n'osaient même pas s'approcher.
Un détail curieux : dès que le président du Comité révolutionnaire du village, qui nous avait autorisés à tourner et qui nous accompagnait en nous précédant, voyait un vieillard, il s'en approchait, lui disant de s'en aller, de se cacher.
Michelangelo Antonioni, Soochow (Chine du Sud), juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
Chung Kuo - Cina
Le titre du film est Chung Kuo, qui signifie Chine. En réalité, je n'ai pas tourné un film sur la Chine, mais sur les chinois. Je me souviens de leur avoirdemandé, le premier jour de nos discussions, ce qui, à leur avis, symbolisait le mieux le changement qui était intervenu dans le Pays après la libération."L'homme", m'avaient-ils répondu. Nos intérêts coïncidaient donc, du moins en cela. Et c'est l'homme, plus que ses réalisations ou que le paysage, que j'ai essayé de regarder. Que ce soit clair : je considère que la structure politico-sociale de la Chine d'aujourd'hui est un modèle, peut-être inimitable, digne de l'étude la plus attentive. Mais c'est le peuple qui m'a le plus frappé. Qu'est-ce qui m'a frappé exactement chez les chinois? Leur candeur, leur vie laborieu-se, le respect mutuel?
Un jour, à Shangai, j'ai voulu voir le Huang Pu - le fleuve qui traverse la ville etqui abrite le port - du côté opposé à celui d'où je le vois habituellement. Je convainquis avec peine l'un de mes accompagnateurs de m'amener sur l'autre rive. Arrivé là-bas, je compris pourquoi il avait hésité. L'autre rive étaitoccupée par une série ininterrompue d'usines: pour arriver au fleuve, il faut traverser une de ces usines et donc demander l'autorisation du Comité révolutionnaire. Ce jour là, le seul membre du Comité présent était le vice-président : un jeune homme trapu de moins de trente ans, aux traits énergiques et auxyeux froids et pénétrants. "Cinéma ... Photos ?" observa-t-il en souriant. Il tourna le regard vers le bâtiment sombre qui nous surplombait, puis il nous regarda. "Non, non ...", dit-il. Mon accompagnateur lui expliqua que nous tra-vaillions pour la télévision italienne et que nous venions de Pékin ; j'estimais que l'autorisation de Pékin, c'est-à-dire du gouvernement, devait suffire, et je ne comprenais pas pourquoi mon accompagnateur ne se servait pas de cet argument pour forcer l'autre à céder. Mais pour eux, ce n'était pas un argument. Dans une société où la burocratie est aussi décentralisée qu'en Chine, la seule personne habilitée à prendre une décision en ce moment était ce jeune homme, et mon accompagnateur, n'insistant pas, ne faisait qu'en respecter l'autorité, la responsabilité.
Un jour, à Nankin, je vais à la poste pour envoyer un télégramme. On me donne le formulaire habituel, qui là-bas est une feuille beaucoup plus grande queles nôtres, parce que l'écriture avec les idéogrammes occupe beaucoup plus d'espace, et je commence à écrire le texte, en italien. Tout à coup je sens un poids sur mon bras droit qui m'empêche d'écrire. Je lève les yeux et je m'aperçois qu'une petite foule s'est réunie autour de moi. Beaucoup sont des enfants. Les enfants chinois sont extraordinaires et ils mériteraient un discours à part. Ceux-là montent les uns sur les autres, sur la table, entourent le formulaire de leurs têtes, leurs nez sont à deux doigts de mon stylo et ils le suivent, pendant que j'aligne horizontalement les lettres occidentales. Je ne sais décrire la stupeur qui se lit dans ces yeux. Les yeux des enfants en Chine, et souvent aussi ceux des adultes, sont toujours pleins d'émerveillement, comme ceux des nourissons qui commencent à voir.
L'employée me demande, dans un anglais hésitant, la destination du télégramme. Je lui réponds,"ltaly". Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c'est. Je le lui écris. Elle lit et court dans une autre pièce en riant. A travers la porte je la vois s'adresser aux autres employés, ma feuille à la main. Et ils se dirigent tous vers un mur où il y a une carte géographique, ils commencent à chercher et trouvent enfin l'Italie. L'un d'eux l'indique du doigt et ils éclatent tous de rire : ce pays, si petit qu'on ne le voit presque pas...
Que le plaisir soit une composante du travail est un concept qui normalement ne fait pas partie de notre idéologie. Mais s'il existe un endroit au monde où l'on peut vérifier la vérité de cette affirmation, c'est la Chine. Voir des ouvriers, hommes et femmes, qui sortent de l'usine et ne courent pas chez eux, mais s'attardent dans la cour de l'usine, assis en rond, à discuter de problèmes de travail, est un spectacle habituel. Du reste, ce sont eux les patrons de l'usine, et il m'est apparu à l'évidence que chacun en est conscient.
Il m'est arrivé de voir pareille scène, et je l'ai filmée. Ce n'était pas une scène organisée. Rien de ce que j'ai tourné en Chine n'a été organisé. Quiconque, en voyant le film, pourra remarquer sur les visages de ces filles qui discutent et lisent ensemble un journal (il n'y a qu'un homme parmi elles) non pas l'expression de quelqu'un qui est en train de faire son devoir, mais un intérêt réel et sincère, mélangé, justement de plaisir.
En observant les gens travailler, j'ai eu l'impression, que chacun accepte paisiblement la tâche qui est la sienne, même la plus pénible, avec le sentiment, profondément enraciné chez les Chinois d'aujourd'hui, de faire quelque chose d'utile pour la communauté. Au cours de mon bref séjour dans ce Pays (un peu plus d'un mois) je n'ai jamais remarqué que ce sentiment entre en conflit avec l'individualité.
Michelangelo Antonioni, De la région du Hunan (Chine centrale), juillet. Il giorno, 23 juillet 1972
Un jour, à Shangai, j'ai voulu voir le Huang Pu - le fleuve qui traverse la ville etqui abrite le port - du côté opposé à celui d'où je le vois habituellement. Je convainquis avec peine l'un de mes accompagnateurs de m'amener sur l'autre rive. Arrivé là-bas, je compris pourquoi il avait hésité. L'autre rive étaitoccupée par une série ininterrompue d'usines: pour arriver au fleuve, il faut traverser une de ces usines et donc demander l'autorisation du Comité révolutionnaire. Ce jour là, le seul membre du Comité présent était le vice-président : un jeune homme trapu de moins de trente ans, aux traits énergiques et auxyeux froids et pénétrants. "Cinéma ... Photos ?" observa-t-il en souriant. Il tourna le regard vers le bâtiment sombre qui nous surplombait, puis il nous regarda. "Non, non ...", dit-il. Mon accompagnateur lui expliqua que nous tra-vaillions pour la télévision italienne et que nous venions de Pékin ; j'estimais que l'autorisation de Pékin, c'est-à-dire du gouvernement, devait suffire, et je ne comprenais pas pourquoi mon accompagnateur ne se servait pas de cet argument pour forcer l'autre à céder. Mais pour eux, ce n'était pas un argument. Dans une société où la burocratie est aussi décentralisée qu'en Chine, la seule personne habilitée à prendre une décision en ce moment était ce jeune homme, et mon accompagnateur, n'insistant pas, ne faisait qu'en respecter l'autorité, la responsabilité.
Un jour, à Nankin, je vais à la poste pour envoyer un télégramme. On me donne le formulaire habituel, qui là-bas est une feuille beaucoup plus grande queles nôtres, parce que l'écriture avec les idéogrammes occupe beaucoup plus d'espace, et je commence à écrire le texte, en italien. Tout à coup je sens un poids sur mon bras droit qui m'empêche d'écrire. Je lève les yeux et je m'aperçois qu'une petite foule s'est réunie autour de moi. Beaucoup sont des enfants. Les enfants chinois sont extraordinaires et ils mériteraient un discours à part. Ceux-là montent les uns sur les autres, sur la table, entourent le formulaire de leurs têtes, leurs nez sont à deux doigts de mon stylo et ils le suivent, pendant que j'aligne horizontalement les lettres occidentales. Je ne sais décrire la stupeur qui se lit dans ces yeux. Les yeux des enfants en Chine, et souvent aussi ceux des adultes, sont toujours pleins d'émerveillement, comme ceux des nourissons qui commencent à voir.
L'employée me demande, dans un anglais hésitant, la destination du télégramme. Je lui réponds,"ltaly". Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que c'est. Je le lui écris. Elle lit et court dans une autre pièce en riant. A travers la porte je la vois s'adresser aux autres employés, ma feuille à la main. Et ils se dirigent tous vers un mur où il y a une carte géographique, ils commencent à chercher et trouvent enfin l'Italie. L'un d'eux l'indique du doigt et ils éclatent tous de rire : ce pays, si petit qu'on ne le voit presque pas...
Que le plaisir soit une composante du travail est un concept qui normalement ne fait pas partie de notre idéologie. Mais s'il existe un endroit au monde où l'on peut vérifier la vérité de cette affirmation, c'est la Chine. Voir des ouvriers, hommes et femmes, qui sortent de l'usine et ne courent pas chez eux, mais s'attardent dans la cour de l'usine, assis en rond, à discuter de problèmes de travail, est un spectacle habituel. Du reste, ce sont eux les patrons de l'usine, et il m'est apparu à l'évidence que chacun en est conscient.
Il m'est arrivé de voir pareille scène, et je l'ai filmée. Ce n'était pas une scène organisée. Rien de ce que j'ai tourné en Chine n'a été organisé. Quiconque, en voyant le film, pourra remarquer sur les visages de ces filles qui discutent et lisent ensemble un journal (il n'y a qu'un homme parmi elles) non pas l'expression de quelqu'un qui est en train de faire son devoir, mais un intérêt réel et sincère, mélangé, justement de plaisir.
En observant les gens travailler, j'ai eu l'impression, que chacun accepte paisiblement la tâche qui est la sienne, même la plus pénible, avec le sentiment, profondément enraciné chez les Chinois d'aujourd'hui, de faire quelque chose d'utile pour la communauté. Au cours de mon bref séjour dans ce Pays (un peu plus d'un mois) je n'ai jamais remarqué que ce sentiment entre en conflit avec l'individualité.
Michelangelo Antonioni, De la région du Hunan (Chine centrale), juillet. Il giorno, 23 juillet 1972
Chung Kuo - Cina
Je n'aime pas voyager pour faire du tourisme. On arrive dans un endroit et on commence à vagabonder en suivant les indications d'un guide généralement obsolète, à téléphoner à des gens dont on a eu le numéro par des amis qui ont été dans le même endroit quelques années auparavant, parfois ces personnes sont introuvables, parfois non, et alors on se rencontre, et ils nous disent, souvent avec l'air de vouloir se débarasser de nous : vous devez voir ceci ou cela, nous y allons et nous voyons tout à travers leurs yeux,ou mieux, nous nous laissons conduire par la main pour regarder, nous nous trouvons bombardés par des impressions provenant de l'extérieur, du moins jusqu'au moment où nous commençons à choisir et à juger tout seuls ce que nous voyons. Car il arrive que chemin faisant, nous découvrons autre chose tout seuls, et c'est un premier pas en avant, et puis que nous rencontrons des gens nouveaux qui nous donnent d'autres indications, et c'est là un autre pas en avant. Peu à peu nous apprenons à ne regarder qu'avec nos yeux.
C'est aussi une façon de voyager. Moi je n'aime pas. Par dessus le marché, ça me donne du vague à l'âme. Ces mondes qu'il nous est impossible de pénétrer parce que notre seule présence suffit à en modifier le comportement, ces coquilles qui se referment devant nous pour ne laisser filtrer qu'une hospitalité courtoise et le récit, toujours subjectif, de la façon dont on vit dans la coquille.
La première image que j'ai de la Chine, c'est une dizaine de bérets rouges sur la tête d'hommes habillés de bleu qui déchargent les marchandises d'un, wagon, à la frontière de Lo Wu.
Le bleu n'est pas la couleur de l'uniforme des porteurs (en Chine, les porteurs n'existent pas ; en voyage, chacun transporte ses propres bagages), c'est la couleur dominante des vêtements des chinois : bleu, vert, gris, et plus rarement, beige. Certains bleus, certains verts délavés feraient mourir d'envie ceux qui, chez nous, aiment une élégance un peu négligée.
Les vestes ont une coupe militaire, mais sont généralement portées avec le col ouvert. Un tailleur occidental dirait qu'elles sont coupées trop large, qu'elles n'"habillent pas bien", il s'agit en effet de vêtements faits en série ; il n'y a que dans les campagnes que les vêtements sont faits à la maison, pour économiser les deux-cent lires que coûte leur confection.
Dans les campagnes, les couleurs ne sont pas non plus les mêmes. Ils utilisent beaucoup le coton brut, ou bien teint en noir pour les vieillards. Le modèle aussi est différent : il est plus démodé, les vestes ont des brandebourgs à la place des boutons, le pantalon est plus resserré vers le bas et découvre la cheville. Les femmes portent des chemises avec un col officier, boutonnées sur le côté. Selon le goût occidental, les vêtements des paysans me semblent plus beaux.
Tous les matins, entre cinq heures et demie et sept heures et demie, les routes se teintent de bleu. Des milliers, des dizaines de milliers de vestes bleues en bicyclette se rendent à leur travail, des files ininterrompues occupent toute la rue, toute la ville : on a l'impression de voir défiler sous les yeux huit cent millions de chinois bleus.
A l'Ambassade de Rome il nous avait été dit que nous devions proposer un itinéraire. C'est ainsi que dès notre première rencontre avec les fonctionnaires de la télévision chinoise à Pékin, nous avons sorti une carte sur laquelle nous avions indiqué les étapes de notre voyage imaginaire, qui devait, d'ailleurs, rester au niveau de l'imagination. C'était en effet un itinéraire idéal et, partant, absurde, dont le parcours aurait demandé au moins six mois. C'est d'ailleurs la raison qu'alléguèrent les chinois pour le rejeter. Mais ce n'était pas la vraie raison. Notre itinéraire avait déjà été fixé, et il était complètement différent. Nous en avons discuté pendant trois jours. Trois jours entiers, enfermés dans une salle de l'hôtel, assis dans des fauteuils disposés contre les murs, devant des tables basses et des tasses de thé qu'une fille passait constamment remplir. Le centre de la salle, vide, était un espace énorme qui mettait mal à l'aise, comme si les dix mille kilomètres qui séparent la Chine de l'Italie s'y trouvaient tous concentrés. Dehors, il y avait Pékin, la Chine, et moi j'éprouvais une curiosité frénétique, j'avais envie de commencer à la voir, d'aller me promener, alors que je devais rester là, à refuser leurs propositions, à en faire d'autres, à en accepter, etc., à m'épuiser à échanger arguments contre arguments.
Et puis je me suis rendu compte que même cette discussion et les visages de mes interlocuteurs, leurs soudains éclats de rire et leur façon curieuse de réagir et de s'échauffer, étaient "la Chine", et que le labyrinthe verbal et parfois jésuitique dans lequel je me sentais m'égarer était beaucoup plus "chinois"que les rues qui m'attendaient dehors, qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes des nôtres.
Ce n'est qu'après avoir atteint un certain degré de familiarité avec les Chinois que l'on peut réussir à en interpréter et à en deviner, pour autant que cela soit possible, le comportement. Parfois, leur gentillesse habituelle disparaît d'un coup, laissant la place à une dureté qui semble parfaitement implacable. Lorsqu'on est au bord de la rupture, ce sont eux mêmes qui provoquent une pause, et se représentent quelques heures après, ou le lendemain, comme si rien ne s'était passé. On pourrait croire qu'il s'agit d'une forme de jésuitisme, mais ce n'est pas cela. Il n'est pas vrai non plus que ne jamais dire non mais changer de sujet, ou rire pour dissimuler un refus, ne sont qu'une tactique. Ignorer le "non" est une loi de la pensée qualitative, c'est à dire analogique, qui est à la base du raisonnement chinois. La confrontation avec un mode de pensée quantitatif tel que le nôtre est inévitable et c'est de là que naissent toutes les incompréhensions au niveau de la logique. Je ne prétends pas que les chinois soient moins rationnels que nous. Ils le sont de façon différente. Ce fut une bataille rude et courtoise, où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Le film que j'ai tourné en Chine est le fruit de ce compromis.
Je dois ajouter que je ne suis pas convaincu qu'un compromis soit toujours réducteur par rapport au résultat imaginé. Premièrement parce que ce résultat pouvait aussi bien être une erreur, et puis, du moins dans mon cas, parcequ'aux limites imposées par le compromis je crois avoir réagi avec un acharnement encore plus grand, pour arriver, de toutes façons, à un bon résultat. Maintenant je peux affirmer que c'est là la raison de l'ardeur avec laquelle, parfois, je travaillais, qui laissait perplexes les chinois et que mes propres camarades de travail me reprochaient.
Michelangelo Antonioni, Pékin, juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
C'est aussi une façon de voyager. Moi je n'aime pas. Par dessus le marché, ça me donne du vague à l'âme. Ces mondes qu'il nous est impossible de pénétrer parce que notre seule présence suffit à en modifier le comportement, ces coquilles qui se referment devant nous pour ne laisser filtrer qu'une hospitalité courtoise et le récit, toujours subjectif, de la façon dont on vit dans la coquille.
La première image que j'ai de la Chine, c'est une dizaine de bérets rouges sur la tête d'hommes habillés de bleu qui déchargent les marchandises d'un, wagon, à la frontière de Lo Wu.
Le bleu n'est pas la couleur de l'uniforme des porteurs (en Chine, les porteurs n'existent pas ; en voyage, chacun transporte ses propres bagages), c'est la couleur dominante des vêtements des chinois : bleu, vert, gris, et plus rarement, beige. Certains bleus, certains verts délavés feraient mourir d'envie ceux qui, chez nous, aiment une élégance un peu négligée.
Les vestes ont une coupe militaire, mais sont généralement portées avec le col ouvert. Un tailleur occidental dirait qu'elles sont coupées trop large, qu'elles n'"habillent pas bien", il s'agit en effet de vêtements faits en série ; il n'y a que dans les campagnes que les vêtements sont faits à la maison, pour économiser les deux-cent lires que coûte leur confection.
Dans les campagnes, les couleurs ne sont pas non plus les mêmes. Ils utilisent beaucoup le coton brut, ou bien teint en noir pour les vieillards. Le modèle aussi est différent : il est plus démodé, les vestes ont des brandebourgs à la place des boutons, le pantalon est plus resserré vers le bas et découvre la cheville. Les femmes portent des chemises avec un col officier, boutonnées sur le côté. Selon le goût occidental, les vêtements des paysans me semblent plus beaux.
Tous les matins, entre cinq heures et demie et sept heures et demie, les routes se teintent de bleu. Des milliers, des dizaines de milliers de vestes bleues en bicyclette se rendent à leur travail, des files ininterrompues occupent toute la rue, toute la ville : on a l'impression de voir défiler sous les yeux huit cent millions de chinois bleus.
A l'Ambassade de Rome il nous avait été dit que nous devions proposer un itinéraire. C'est ainsi que dès notre première rencontre avec les fonctionnaires de la télévision chinoise à Pékin, nous avons sorti une carte sur laquelle nous avions indiqué les étapes de notre voyage imaginaire, qui devait, d'ailleurs, rester au niveau de l'imagination. C'était en effet un itinéraire idéal et, partant, absurde, dont le parcours aurait demandé au moins six mois. C'est d'ailleurs la raison qu'alléguèrent les chinois pour le rejeter. Mais ce n'était pas la vraie raison. Notre itinéraire avait déjà été fixé, et il était complètement différent. Nous en avons discuté pendant trois jours. Trois jours entiers, enfermés dans une salle de l'hôtel, assis dans des fauteuils disposés contre les murs, devant des tables basses et des tasses de thé qu'une fille passait constamment remplir. Le centre de la salle, vide, était un espace énorme qui mettait mal à l'aise, comme si les dix mille kilomètres qui séparent la Chine de l'Italie s'y trouvaient tous concentrés. Dehors, il y avait Pékin, la Chine, et moi j'éprouvais une curiosité frénétique, j'avais envie de commencer à la voir, d'aller me promener, alors que je devais rester là, à refuser leurs propositions, à en faire d'autres, à en accepter, etc., à m'épuiser à échanger arguments contre arguments.
Et puis je me suis rendu compte que même cette discussion et les visages de mes interlocuteurs, leurs soudains éclats de rire et leur façon curieuse de réagir et de s'échauffer, étaient "la Chine", et que le labyrinthe verbal et parfois jésuitique dans lequel je me sentais m'égarer était beaucoup plus "chinois"que les rues qui m'attendaient dehors, qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes des nôtres.
Ce n'est qu'après avoir atteint un certain degré de familiarité avec les Chinois que l'on peut réussir à en interpréter et à en deviner, pour autant que cela soit possible, le comportement. Parfois, leur gentillesse habituelle disparaît d'un coup, laissant la place à une dureté qui semble parfaitement implacable. Lorsqu'on est au bord de la rupture, ce sont eux mêmes qui provoquent une pause, et se représentent quelques heures après, ou le lendemain, comme si rien ne s'était passé. On pourrait croire qu'il s'agit d'une forme de jésuitisme, mais ce n'est pas cela. Il n'est pas vrai non plus que ne jamais dire non mais changer de sujet, ou rire pour dissimuler un refus, ne sont qu'une tactique. Ignorer le "non" est une loi de la pensée qualitative, c'est à dire analogique, qui est à la base du raisonnement chinois. La confrontation avec un mode de pensée quantitatif tel que le nôtre est inévitable et c'est de là que naissent toutes les incompréhensions au niveau de la logique. Je ne prétends pas que les chinois soient moins rationnels que nous. Ils le sont de façon différente. Ce fut une bataille rude et courtoise, où il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Le film que j'ai tourné en Chine est le fruit de ce compromis.
Je dois ajouter que je ne suis pas convaincu qu'un compromis soit toujours réducteur par rapport au résultat imaginé. Premièrement parce que ce résultat pouvait aussi bien être une erreur, et puis, du moins dans mon cas, parcequ'aux limites imposées par le compromis je crois avoir réagi avec un acharnement encore plus grand, pour arriver, de toutes façons, à un bon résultat. Maintenant je peux affirmer que c'est là la raison de l'ardeur avec laquelle, parfois, je travaillais, qui laissait perplexes les chinois et que mes propres camarades de travail me reprochaient.
Michelangelo Antonioni, Pékin, juillet. Il giorno, 22 juillet 1972
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